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L’expression par le son

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Chaque année, en Haute-Saône, l’ITEP de Luxeuil-les-Bains propose à certains de ses jeunes « Passage à l’acte », un atelier d’écriture et d’enregistrement de chansons. Pour la cinquième session, l’artiste Imbert Imbert était aux commandes.

Hésitant devant le micro, Lucas, 11 ans, se met à fredonner : « J’fais d’la boxe thaïe dans l’ventre à ma mère / Mais qui c’est l’ennemi ? / Un coupeur de cordon médical / Ou simplement la vie ? » Alors qu’il chantait à tue-tête des tubes dans les couloirs quelques minutes plus tôt, il ne lui est pas facile, le moment venu, de se lancer, de vaincre sa timidité, son appréhension, de maîtriser sa diction et de réciter le texte en rythme avec la musique diffusée dans le casque trop grand pour sa petite tête. Amélie Thomas, éducatrice spécialisée, et Imbert Imbert(1), l’artiste qui s’occupe de la prise de son, trouvent les mots pour l’encourager. Après lui, chacun des enfants de l’atelier « Passage à l’acte » viendra enregistrer sa version de la chanson Boxe thaïe, qu’ils ont eux-mêmes écrite. Chacun avec sa problématique : âgés de 9 à 13 ans, ces huit garçons sont tous accueillis à l’institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP) Leconte-de-Lisle de Luxeuil-les-Bains (Haute-Saône), régi par l’Association laïque pour l’éducation, la formation, la prévention et l’autonomie (Alefpa)(2).

S’ÉPANOUIR PAR LA CRÉATION ARTISTIQUE

Depuis 5 heures du matin, Amélie Thomas a préparé la salle dans laquelle les jeunes passeront la semaine, contacté les prestataires, accueilli l’artiste, fait le lien avec les éducateurs qui conduisent les enfants depuis leur lieu de vie jusqu’au studio d’enregistrement… Chargée des projets culturels et de la formation professionnelle à l’ITEP, cette amoureuse de la chanson française indépendante est persuadée que la création artistique et l’ouverture à la culture sont de formidables moyens d’aider des jeunes présentant des troubles du comportement à grandir et à s’épanouir. C’est elle qui a écrit il y a cinq ans le projet de « Passage à l’acte », et qui coordonne le groupe pendant quinze jours. L’idée est simple : lors d’une première semaine de rencontre, courant septembre, un auteur-compositeur-interprète anime un atelier d’écriture avec les jeunes. A lui de mettre ensuite en musique les textes des enfants, puis de revenir pour une deuxième semaine consacrée à l’enregistrement des chansons – généralement en décembre. A l’issue de la résidence, un CD est pressé et un spectacle est préparé. Un photographe professionnel suit l’ensemble du projet et le documente, afin d’alimenter la page Facebook de « Passage à l’acte »(3) et d’illustrer la pochette du disque.

Dès ses prémices, l’atelier chanson a recueilli le soutien de la direction de l’ITEP. « “Passage à l’acte” s’inscrit parfaitement dans le projet culturel global de l’Alefpa, pointe Laurent Quilès, le directeur de la structure. D’autres établissements de l’association ont choisi la danse contemporaine ou la sculpture ; nous, c’est la musique et les textes, et ce, dans une logique de soin. Ces enfants présentent des difficultés psychologiques dont l’expression perturbe gravement leur socialisation et leur accès aux apprentissages. Ils s’expriment plus souvent par l’agir que par le parler. A “Passage à l’acte”, ils parviennent à se laisser aller, à écrire, à créer sans être jugés et ainsi à exprimer ce qui leur tient à cœur, par le vecteur d’un interlocuteur extérieur qui n’est pas éducateur. Et de plus, ce qui est dit reste à travers un objet, le CD. C’est pour cela que, de mon point de vue, il s’agit d’une activité thérapeutique : à travers les textes des chansons, les jeunes racontent un peu de leur histoire. Parvenir à mettre en mots ses difficultés, c’est déjà le début de la guérison. »

Dès 9 heures, les huit apprentis chanteurs s’installent dans une école maternelle désaffectée prêtée pour la semaine par la mairie de Luxeuil-les-Bains, entourés de Julien Baudement, éducateur spécialisé, d’Emile Aubry, moniteur-éducateur faisant fonction, de Thibaut Derien, photographe, et d’Imbert Imbert, venu avec sa contrebasse et son ukulélé. Avant de débuter, Amélie Thomas tient à mettre un peu d’ordre car, déjà, Bastien, Dylan et Romain courent dans les couloirs de l’ancienne école, font retentir la sonnerie stridente qui fonctionne encore, réclament à cor et à cri des gâteaux, diffusent du rap à fond sur leur téléphone… « Les enfants sortent ici du rapport habituel à l’institution et entrent dans une relation différente avec les adultes. C’est très intéressant de les faire évoluer dans un lieu inconnu, et qu’ils apprennent à s’y adapter et à le respecter. Mais ce n’est pas évident ! » L’éducatrice spécialisée leur explique le déroulement de la journée : « A tour de rôle, vous allez vous installer dans la salle du fond avec Imbert Imbert pour enregistrer, les autres resteront dans la salle d’activités avec les éducateurs. J’ai apporté des jeux de société et un grand pan de papier blanc pour que vous puissiez faire des graffs. Si vous avez des envies, faites-m’en part. Si vous avez besoin de souffler loin du groupe, venez nous voir. L’important, c’est d’être le plus calme possible pour que l’enregistrement ne soit pas compromis. Quand le CD sortira, vous serez soit contents, soit déçus, et cela tient uniquement à vous et à votre comportement pendant cette semaine. »

RESTER CONCENTRÉ PLUSIEURS HEURES D’AFFILÉE

Amélie Thomas parle d’expérience. Même si chaque « Passage à l’acte » a été une réussite, pour ces préadolescents, rester concentré plusieurs heures d’affilée, de l’écriture à la performance live, est une gageure. « Plus la journée avance et plus c’est difficile. Plus la semaine avance et plus il y a de tensions. » Après La Goutte, Thomas Pitiot, Yoanna et Batlik, Amélie Thomas a choisi Imbert Imbert parce qu’elle suit sa carrière depuis longtemps. « Même si cela me semblait risqué, car certains de ses textes sont crus, provocateurs. » Avec déjà trois albums solo à son actif, l’artiste a vécu ici une expérience totalement nouvelle. « Je n’avais jamais animé d’ateliers d’écriture, parce que ça ne m’intéressait pas particulièrement. J’ai été surpris d’être contacté par l’ITEP, mais quand l’éducatrice m’a expliqué qu’il s’agissait de jeunes avec un parcours particulier, cela a aiguisé ma curiosité car je suis attiré par les gens un peu spéciaux et j’aime bien me faire peur ! » En septembre, il a abordé la première semaine d’écriture sans grande préparation. Mais le courant est très vite passé avec les jeunes, dont il ne connaissait pas spécifiquement les problématiques. « Je me suis parfois posé des questions sur leur orientation en ITEP car leurs difficultés ne sautent pas aux yeux, bien qu’ils piquent des crises et tiennent difficilement en place. D’autres, au contraire, sont particulièrement renfermés mais ont une énergie qui bouillonne dans le ventre. » Avant de se lancer, il a demandé à des confrères des astuces pour animer des ateliers d’écriture – « mais elles n’étaient pas vraiment adaptées à ce public ». Quand Imbert Imbert leur propose de jeter des mots en vrac, Pierrot, Bastien, Romain et les autres n’ont que des insultes à la bouche. Pas facile, pour l’artiste, de les transformer en phrases et en rimes. Bien que Laurent Quilès, directeur de l’ITEP, refuse la censure, il est important que le rendu soit de qualité. « J’ai sorti mon ukulélé et les jeunes ont vite compris comment les mots peuvent devenir une chanson, se souvient Imbert Imbert. Puis ces gamins un peu inhibés se sont lâchés et ont donné naissance à des textes forts. Quand Dylan a écrit sur le grand tableau qu’il voulait “amener les veaux au ruisseau pour y boire l’eau transparente comme des cailloux”, j’ai trouvé ça beau, fascinant. »

UN RECADRAGE ÉDUCATIF PARFOIS NÉCESSAIRE

Entre les séances d’écriture, Imbert Imbert fait découvrir aux enfants son univers et leur interprète quelques morceaux à la contrebasse. Un instrument de musique de grande valeur, que ces jeunes habitués à « tout casser » ont respecté. « L’instrument est magique, il avait tendance à les calmer » assure l’artiste. Il leur parle aussi de son métier. « Joachim aurait aimé que ce soit un chanteur plus connu, comme Booba, qui vienne animer l’atelier ! Mais je leur montre que l’on peut vivre de mon métier, faire des tournées et surtout que l’on peut s’exprimer sans être une star. » Les éducateurs, présents autour de la table pendant la phase créative, faisaient en sorte que l’ambiance soit propice au travail, apaisant ou recadrant les enfants quand ils se donnaient des coups de pied sous la table. « Le petit Romain ne voulait pas écrire car il considérait qu’il faisait trop de fautes d’orthographe, et je tentais de mon mieux de le rassurer », se souvient Julien Baudement. Au bout d’une semaine d’atelier d’écriture, Imbert Imbert retient quatre chansons : Boxe thaïe, J’mange mon pirate, Mange mon cœur et Comme toi. « Nous n’imposons aucun thème et ne passons pas de commande quant au nombre de titres », précise Amélie Thomas. Mais Imbert Imbert, qui met « parfois plusieurs mois » pour écrire ses propres textes, avoue : « Quand j’ai vu que Yoanna en avait fait six avec son groupe il y a deux ans, je me suis mis une pression ! »

De retour chez lui, l’artiste se lance dans la composition musicale. « Je savais que les enfants voulaient rapidement entendre le résultat. J’ai fait aussi vite que possible pour leur envoyer les chansons en MP3, afin qu’ils les écoutent et se familiarisent avec elles en amont de la phase d’enregistrement. » Pour l’équipe de l’ITEP, programmer la semaine d’enregistrement deux mois après l’atelier d’écriture est un choix réfléchi. « Nous savons que, sur une semaine, l’atelier peut avoir un effet ’lune de miel“ pour nos résidents. Au bout de deux semaines, ils se révèlent, décode Laurent Quilès, et ont tendance à casser ce qu’ils aiment. »

Pendant cette période d’entre-deux, les internes (ou semi-internes), déscolarisés le temps de « Passage à l’acte », retournent dans leur lieu de vie et à leur programme habituel auprès des autres usagers de l’ITEP. Marie-Pierre Filloux, éducatrice spécialisée, accompagne au quotidien trois des jeunes du projet. « Les éducateurs et les chefs de service choisissent en réunion pluridisciplinaire les enfants qui participent à telle ou telle activité en fonction de leur projet, de ce qu’ils nous donnent à voir, de leurs envies… J’ai tout de suite su que “Passage à l’acte” serait bénéfique à Dylan ou à Romain, et qu’ils s’engageraient jusqu’au bout, c’est-à-dire se produiraient sur scène. Pour Bryan, c’était une évidence aussi, tant il écrit depuis longtemps des textes de rap dans des cahiers et est à l’aise devant le micro. » Dans un premier temps, l’atelier se déroulait à l’extérieur de Luxeuil et les jeunes partaient en immersion pendant une semaine. « Cela leur permettait de quitter l’unité de vie et de vivre autre chose. Mais en tant qu’éducateurs de groupe, nous ne nous sentions pas partie prenante du projet, fait valoir Marie-Pierre Filloux. Maintenant que les jeunes rentrent tous les soirs dans leur groupe éducatif, un lien se crée, qu’ils racontent leur journée ou pas. Cette année, ils partagent peu, mais j’ai pris une heure pour aller rencontrer le musicien lors de la phase d’écriture et découvrir les coulisses de l’action. J’ai trouvé qu’Imbert Imbert avait su prendre les enfants comme il fallait. »

Selon l’éducatrice, l’initiative est particulièrement valorisante pour ces préados, « grâce aux rencontres qu’ils font, à ce qu’ils entendent, à ce qu’ils produisent, aux applaudissements qu’ils reçoivent sur scène, aux CD qu’ils vendent, au regard de leurs parents… Quand on demande au grand Romain ce qu’il pense de “Passage à l’acte”, il répond : “J’aime ça, c’est tout.” Pour des enfants en ITEP, c’est déjà énorme de dire ça ! En général, ce qu’ils aiment, ce qui peut leur faire du bien, ils se le refusent. “Passage à l’acte” est donc un très bon outil thérapeutique, mais ce n’est pas magique non plus. Les jeunes sont comme ils sont et peuvent aussi tout ’faire péter“ là-bas en fonction d’une décision de l’artiste, d’une frustration… D’ailleurs, en ce sens, le titre ’Passage à l’acte“ est largement provocateur ! »

Pour Marie Le Hérou, psychologue à l’ITEP, c’est au contraire « un pied de nez à cette expression qui a souvent une connotation négative, celle de l’attaque du cadre de façon violente ». Elle insiste : « Cela peut poser question pour les néophytes, mais au final cela montre qu’il y a aussi des passages à l’acte positifs ! Dans le passage à l’acte, les enfants réagissent parce qu’ils n’ont pas les mots à mettre sur leur ressenti ; dans le cadre de ce dispositif, ils concrétisent autrement leurs pensées. » La psychologue n’intervient pas dans les ateliers, mais invite les jeunes à en parler lors des entretiens en tête à tête. « Ils ont beaucoup de mal à s’exprimer, et je suis favorable à tous les projets qui les y encouragent et les placent en situation de réussite. Ils investissent plus ou moins le programme, cela dépend de l’artiste. Certaines années, des jeunes venaient avec leurs textes et nous en parlions ensemble. Cette année, c’est plus confidentiel, bien que quelques-uns m’aient parlé du concert avec la notion de regard de l’autre. L’an dernier, ils n’étaient pas satisfaits de leur production et s’inquiétaient que cela ne plaise pas aux autres : il y a donc eu une appréciation de leur travail. Je trouve qu’à chaque fois, c’est une belle production pleine d’émotions, et les précédents CD font froid dans le dos tant les textes sont puissants. » Les enfants ne sont pas censés participer plus de deux fois au projet au cours de leur prise en charge à l’ITEP. « Nous essayons de ne pas installer des habitudes ou de susciter des comparaisons », décrypte Amélie Thomas. Néanmoins, Marie Le Hérou a insisté pour qu’un des garçons y retourne pour la troisième fois consécutive : « C’est indispensable pour lui, il ne faut pas lui retirer ça. »

Retour dans l’école désaffectée. Ce matin, Amélie Thomas et Imbert Imbert ont dégagé une pièce remplie de meubles et de vieilles photos de classe pour y installer le « studio mobile ». « Les deux premières années, nous avions loué un vrai studio d’enregistrement, mais cela mettait trop de pression sur les artistes en raison du coût horaire de la location, retrace l’éducatrice. Finalement, avec un ordinateur, un casque et un micro, on peut aussi faire de la musique. En revanche, les jeunes appréciaient les conditions d’antan et étaient impressionnés par tous les boutons… »

Patiemment, Imbert Imbert enregistre la voix de chaque jeune. « Au montage, ils chanteront tous ensemble trois chansons et réciteront chacun une strophe de la dernière », explique-t-il. Bastien, 10 ans, doit lâcher son pouce et son doudou pour chanter. Romain, 13 ans, est enthousiaste et a hâte de voir le CD en vente. Joachim s’interroge sur la technique et l’effet Larsen. Bryan, le premier à passer au cours de la matinée, mécontent de sa prestation, demandera à refaire une prise en fin de journée. Et les éducateurs, posent-ils leur voix sur l’album ? « Souvent, l’artiste propose aux enfants que nous participions, mais ils s’y opposent, c’est leur truc à eux », répond Emile Aubry.

UNE COLLECTE SUR KISSKISSBANKBANK

A la fin de la semaine, quand les quatre titres seront en boîte, si l’emploi du temps le permet, les jeunes commenceront à répéter pour les concerts du 10 mars à Lure et du 12 mars à l’Espace Molière de Luxeuil-les-Bains. De retour dans le Tarn, Imbert Imbert s’attellera au mixage : « Un boulot de fou m’attend », avoue-t-il. Une alternative artistique s’offre à lui : soit ne maintenir que les enfants qui chantent juste, soit garder toutes les voix, au risque que cela sonne cacophonique. « En studio, j’ai trouvé les enfants sages et respectueux, conclut-il. J’ai vraiment eu l’impression de m’enrichir auprès de ces jeunes “improbables”. » Même avis de la part du photographe Thibaut Derien, à ses côtés tout au long de l’enregistrement. Son reportage fera l’objet de deux expositions, à Luxeuil et à Lille, où se trouve le siège de l’association. Quelques clichés seront également donnés aux enfants.

Le budget nécessaire pour mener « Passage à l’acte » s’élève à 10 000 €, financés par l’agence régionale de santé de Franche-Comté, l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, la ville de Luxeuil-les-Bains, des partenaires privés, ainsi qu’une collecte via la plateforme Kisskissbankbank. « Au début, les contributeurs étaient surtout des familles et des amis, mais petit à petit nous avons des donateurs extérieurs qui soutiennent fidèlement l’initiative, au point que nous avons collecté 2 500 € cette année »(4), se réjouit Amélie Thomas. Dans les prochains jours, l’éducatrice se mettra en quête du nouvel artiste. Elle a déjà sa petite idée…

Notes

(1) https://myspace.com/imbertimbert.

(2) ITEP Leconte-de-Lisle : 14, place du 8-mai-1945 - 70300 Luxeuil-les-Bains - Tél . 03 84 40 20 23 - www.alefpa.asso.fr.

(3) www.facebook.com/passage.alacte.1.

(4) www.kisskissbankbank.com/passage-al-acte-5-2.

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