« Bien des enfants et des adolescents sont accueillis en lieu de vie, en maison d’enfants à caractère social, en centre éducatif fermé, en centre de placement immédiat ou encore en foyer de l’enfance. Au sein de ces structures, la violence peut “prendre des formes très variées – physique, verbale ou psychologique, active ou passive, ponctuelle ou répétitive – et peut émaner des professionnels et des usagers”, comme l’explique l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM)(1). Que faire lorsque c’est l’éducateur qui, exaspéré par les attaques répétées sur son psychisme, passe à l’acte ? Nous entendons de plus en plus de témoignages d’intervenants dépassés par la violence. Le constat est amer. Nous avons le sentiment qu’aujourd’hui nos idéaux sont archaïques et qu’ils ne nous conviennent plus. Alors comment redonner du sens à l’acte éducatif, notamment lorsqu’on travaille auprès d’adolescents présentant des troubles du comportement ?
Les personnes abandonniques sont particulièrement fragiles car leurs comportements sont dominés par une faille narcissique. L’abandonnisme est un état avant d’être une pathologie. Distinct de l’abandon – un enfant abandonné peut tout à fait parvenir à se construire auprès d’une famille adoptive –, il est le fait de se sentir abandonné alors même que l’entourage est présent. L’écrivain André Green(2) évoque l’expérience particulière que peut vivre l’enfant lorsque sa mère, après avoir été un objet de satisfaction et de stimulation, devient subitement, à la suite d’une dépression sévère, froide, éteinte, comme morte. Cette “présence absente” de la mère l’expose au sentiment de vide, d’impuissance et à la solitude, comme ce qui peut-être vécu dans l’expérience de deuil. Or, si le manque est susceptible d’être structurant pour le psychisme, il devient traumatogène lorqu’il est vécu à plusieurs reprises de manière brutale, inexplicable et excessive.
Dans certains cas, le jeune enfant est pris entre la mère “morte” et un père inaccessible à tel point que plus rien ne tient sur le plan relationnel : c’est un vide tenace susceptible de laisser des blessures profondes dans la construction du narcissisme.
L’idéalisation et la dévalorisation des éducateurs rendent en outre l’accompagnement difficile. Par le déplacement des transferts, l’adolescent va avoir tendance à rendre l’éducateur responsable de ses malheurs et fera souvent tout son possible pour le taquiner, le provoquer, le faire enrager. A chaque déception, il préférera changer d’institution, d’éducateurs, plutôt que d’affronter ses blessures intolérables(3). La temporalité psychique pour les adolescents présentant des troubles du comportement est dominée par l’importance du zapping. De cette manière, ils n’ont le temps ni de penser ni même de se souvenir.
Il n’y a alors pas d’autre alternative pour les éducateurs que de travailler dans l’immédiateté de l’acte éducatif. Mais encore faut-il qu’ils soient soutenus dans leur accompagnement. Or, trop souvent, quand les choses vont mal et qu’ils ne savent plus quoi répondre aux membres des équipes, les cadres éducatifs ont tendance à les renvoyer à eux-mêmes. Et à ne pas interroger l’organisation même de l’institution.
Pour illustrer mon propos, j’évoquerai une situation type(4) qui rend compte de ce qui se produit dans beaucoup d’établissements. Cela fait de nombreuses années que madame N. travaille en institut médico-éducatif (IME) et elle a accompagné un grand nombre de jeunes en difficulté. Son professionnalisme est reconnu par ses collègues. Un dimanche comme tant d’autres, elle se rend à son travail. Il est 15 heures et elle est censée terminer à 23 heures. Elle a la responsabilité de quatre adolescents et l’un d’eux pose particulièrement problème. Il est abandonnique et teste en permanence la solidité des professionnels par ses insultes. D’ailleurs, elle a, à plusieurs reprises, interpellé l’équipe de direction lors des réunions d’équipe pour rendre compte de la complexité de l’intervention et des difficultés qu’elle-même et ses collègues rencontraient au quotidien.
Ce jour-là, l’angoisse de l’adolescent est à son apogée. toute la journée, l’éducatrice se montre patiente et contenante psychiquement. En milieu de soirée, c’est le ’ta gueule“ de trop ; elle le gifle, et il lui répond par des coups de pied. Et ce scénario se reproduit trois fois. Enfin, l’éducatrice reprend la situation en parvenant à échanger, à mettre du symbolique sur le réel. Le jeune vient même s’excuser. Elle reste une heure de plus avec le veilleur de nuit. Enfin, exténuée, elle rentre chez elle. Plus tard, elle préviendra le service de l’aide sociale à l’enfance et les éducateurs de l’IME.
Elle est convoquée puis sanctionnée : elle est suspendue pendant quinze jours de même que l’adolescent. Elle sera ensuite mutée dans un autre établissement.
Pourtant, si l’éducatrice a mal appréhendé la situation, la punir, n’est-ce pas accentuer la honte que peut éprouver la personne qui ne s’estime pas suffisamment digne de la mission dont elle se sent investie ? Un sentiment distinct de la culpabilité que l’on éprouve lorsqu’on ne se sent pas suffisamment fort pour “sauver l’individu”.
Face aux enfants qui présentent une structure abandonnique, la réponse doit être immédiate pour qu’elle fasse sens. Mais cela suppose que l’éducateur ne soit pas seul et puisse contacter l’astreinte très rapidement. Si l’adulte fait autorité parce qu’il a un savoir, une antériorité sur la naissance de l’enfant, son histoire, son autorité doit être reconnue et soutenue par l’institution. Lors que la violence émerge dans l’établissement, c’est en effet l’autorité toute entière de celui-ci qui doit être interrogée et le système d’organisation faire l’objet d’une remise en question collective. L’ANESM recommande d’ailleurs que, lorsque “la violence s’est produite, elle fasse systématiquement l’objet d’une réflexion collective pour en comprendre les causes, qu’elles concernent le parcours de l’usager ou la vie en institution”.
Travailler auprès d’enfants qui présentent des troubles du comportement est un métier à risque. Ne pas se laisser enfermer dans leur psychisme, anticiper leur détresse et contenir leur angoisse tiennent, pour les intervenants, d’une posture périlleuse. Pour leur psychisme mais aussi pour la sécurité de leur poste de travail. Le passage à l’acte est certes toujours condamnable, mais il est plus facile de condamner son auteur que de remettre en question l’organisation.
Si cette question de la violence en institution nous rend mal à l’aise, nous ne pouvons l’éluder d’un revers de main. L’enjeu est trop important pour les travailleurs sociaux qui œuvrent chaque jour auprès des usagers. Il est donc nécessaire de réfléchir à la protection des éducateurs tout autant qu’à celle des enfants car, au regard de la différence générationnelle, l’une ne peut aller sans l’autre. Au moment de conclure cet article, je pense encore à un éducateur qui exerce dans un établissement pour adolescents difficiles et qui n’est plus capable d’aller travailler sans antidépresseur… »
(1) Dans ses recommandations de bonnes pratiques professionnelles : « La bientraitance : définition et repères pour la mise en œuvre » – Juillet 2008 –
(2) Narcissisme de vie, narcissisme de mort, le complexe de la mère morte– Ed. de minuit – 2010.
(3) Maryse Maligne, Vincent Estellon – « Le deuil pathologique, accompagnement psychoéducatif des personnalités limites » – Le journal des psychologues n° 305 – Mars 2013.
(4) Une situation fictive, mais qui s’appuie sur des faits existant dans de nombreux établissements pour adolescents ayant des troubles du comportement.