Après la Seconde Guerre mondiale, de plus en plus d’enfants ont été scolarisés dans le secondaire. Au début du XXe siècle, on apprenait son métier essentiellement dans les entreprises ou chez un patron. Mais à partir des années 1950, la formation professionnelle a été transférée vers l’école et l’insertion professionnelle est devenue l’une des finalités de l’institution scolaire. En parallèle, s’est imposée l’idée selon laquelle la France avait besoin de plus en plus de main-d’œuvre qualifiée. Or l’échec scolaire de certains élèves, marqués par des redoublements et des sorties sans diplôme, était une entrave à cette évolution jugée inéluctable par les experts. Par ailleurs, à l’époque, les enseignants du secondaire ont vu d’un assez mauvais œil l’arrivée en sixième d’un grand nombre d’enfants des classes populaires. Ils ont eu le sentiment que le niveau baissait et se sont davantage intéressés à cette question de l’échec scolaire.
J’ai souhaité comprendre pourquoi les enseignants, mais aussi les familles, font de plus en plus appel à des professionnels du soin pour traiter des problèmes scolaires. La sociologie et les disciplines psychologiques et médicales se sont depuis toujours opposées en ce qui concerne l’interprétation de l’échec scolaire. Pour les soignants, cet échec relève du domaine psychologique, organique ou génétique. A l’inverse, pour les sociologues, il s’agit d’un phénomène essentiellement social. Mon propos n’est pas de m’inscrire dans ce débat, même s’il n’est pas inutile de rappeler que l’échec scolaire touche davantage les catégories populaires. J’ai essayé plutôt de comprendre pourquoi telle ou telle interprétation de l’échec scolaire a le vent en poupe.
Durant les années 1960 et 1970, la sociologie dominait largement le débat. Une grande partie de la communauté éducative était alors convaincue que les difficultés scolaires se construisaient dans un environnement social, scolaire et familial déterminé. Mais en dépit de ce qui a pu être fait, le problème de l’échec scolaire a perduré, et on a renoncé à essayer de le résoudre par une approche qui prenne en compte les déterminismes sociaux. Dans le même temps, au tournant des années 1980, certains troubles ont été revisités par les neurosciences, tandis que les approches cognitives se développaient, concurrençant la psychanalyse. Dans ce contexte, deux phénomènes ont favorisé la médicalisation. Tout d’abord, le recentrage de l’école sur les apprentissages fondamentaux. Etre analphabète à la fin du XIXe siècle n’était pas dramatique. Ne pas savoir lire et écrire aujourd’hui est considéré comme anormal. Et comme on sait que les destins scolaires se jouent dès l’école primaire, on s’est focalisé sur les acquisitions fondamentales en primaire, en interprétant ces difficultés en termes médico-psychologiques. D’où le recours aux professionnels du soin considérés comme des spécialistes. L’autre tournant a été l’individualisation du traitement de l’échec scolaire. Dans un contexte global d’individualisation des politiques éducatives, les enseignants ont été conduits à se focaliser sur les besoins de l’élève en tant qu’individu particulier. Ils y ont été d’autant plus incités que les familles se sont saisies des nouvelles approches sur les troubles spécifiques des apprentissages, à commencer par la dyslexie. Un dyslexique, au fond, c’est un enfant qui n’arrive pas à lire quand on a éliminé toutes les autres causes possibles, notamment la déficience intellectuelle et la psychopathologie. C’est une réponse rassurante pour des parents, du moins dans un premier temps, car ces approches produisent aussi du désenchantement.
Avant la loi de 1975, qui marque le début des politiques d’intégration des enfants handicapés en milieu ordinaire, médicaliser signifiait le plus souvent orienter. L’enseignant pouvait vouloir se débarrasser d’un élève difficile à gérer, mais il pouvait aussi être animé par le souci d’offrir à un enfant en difficulté une pédagogie adaptée au sein d’une structure spécialisée. Aujourd’hui, lorsqu’on médicalise une situation d’échec scolaire, l’enfant demeure le plus souvent au sein de l’école. Les logiques sont donc différentes. L’enseignant peut manifester une volonté de prévention, animé par la conviction que cela ne fait pas de mal de consulter un orthophoniste ou un psychologue. Par ailleurs, dans la mesure où la loi autorise les parents à scolariser leur enfant dans l’école de leur quartier, les enseignants sont davantage confrontés à des enfants ingérables. Ils recourent donc au médical pour trouver en urgence une solution à des situations de crise face à certains enfants très perturbés – par exemple, pour obtenir l’aide d’un AVS [auxiliaire de vie scolaire] ou une orientation dans l’enseignement spécial.
Historiquement, l’éducation spécialisée a été portée par des familles et par des membres des professions médico-psychologiques. Après 1945, des médecins comme Georges Heuyer ou Robert Lafon ont participé au déploiement de la politique de l’enfance inadaptée. Encore aujourd’hui, l’éducation spécialisée demeure souvent sous tutelle médicale. Dans de nombreux instituts médico-éducatifs, on trouve des soignants. Il est donc naturel que le développement des approches médicalisées de lutte contre l’échec scolaire s’enracine pour une part dans des institutions recevant les jeunes jugés inéducables par les enseignants. Des médecins et des psychologues ont développé des pédagogies spécifiques qui, en retour, ont profondément modifié la pédagogie générale. Je pense à des gens comme le médecin et pédagogue Maria Montessori, au médecin et psychologue Jean-Ovide Decroly ou encore au neurologue et psychologue Edouard Claparède… L’éducation nouvelle a ainsi été portée en partie par des médecins qui expérimentaient des méthodes pédagogiques pour des élèves en grande difficulté.
S’il existait un traitement médico-psychologique permettant d’éradiquer l’échec scolaire, je crois qu’on le saurait. Par exemple, dans un CMPP [centre médico-psycho-pédagogique], on ne va pas s’intéresser en priorité aux résultats de l’enfant en mathématiques ou en orthographe. Le psychiatre va reformuler la demande des parents et de l’institution scolaire, parfois dans une optique psychanalytique. Du côté des neuro sciences cognitives, les professionnels se perçoivent un peu comme une avant-garde scientifique grâce à l’utilisation de technologies de pointe, notamment en imagerie médicale. Mais il n’existe pas, là non plus, de traitement médical spécifique, à part dans le cas des enfants hyperactifs. Ce que l’on fait, une fois le diagnostic posé, prend la forme du soutien scolaire.
Les professeurs des écoles mobilisent des savoirs qu’ils ne produisent pas, dans le champ de la psychologie mais aussi de la pédagogie. C’est une problématique assez générale aux professions intermédiaires de l’éducation et du soin. L’innovation pédagogique a souvent été construite par des experts médico-psychologiques travaillant avec des enfants difficiles. Mais cette dépossession s’accentue. Dans un domaine clé comme l’apprentissage de la lecture, les enseignants ont perdu la main sur la définition des bonnes pratiques. Ce sont les cognitivistes qui donnent le ton. Or une profession qui ne maîtrise plus les savoirs fondant sa pratique me semble mal en point. Reste que cette médicalisation de l’échec scolaire ne relève pas uniquement de ce que certains appellent de l’« impérialisme médical ». Les problèmes scolaires sont devenus tellement cruciaux qu’ils débordent du cadre scolaire. Ils concernent un nombre de plus en plus important de professionnels, des soignants mais aussi des travailleurs sociaux et des animateurs, qui se retrouvent confrontés aux demandes des enseignants, des familles, des élus… Les CMPP et les orthophonistes sont submergés de demandes, mais ils préféreraient sans doute faire autre chose que du soutien scolaire. Cette médicalisation de l’échec scolaire se fait assez souvent à contre-cœur.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Stanislas Morel est sociologue, maître de conférences à l’université de Saint-Etienne et membre du laboratoire Education, cultures, politiques (ECP). Il publie La médicalisation de l’échec scolaire (Ed. La Dispute, 2014).