« Après l’accueil de jour, c’est la rue, autant dire que c’est un lieu vital qui permet d’abord aux personnes d’éviter le pire, ne serait-ce qu’en les aidant à reprendre des forces », observe Rachid Benferhat, directeur de territoire au sein d’Emmaüs Solidarité, qui gère une dizaine d’accueils de jour en Ile-de-France. Havres de repos, ces espaces accueillent pendant la journée, sans condition et dans le respect de leur anonymat, les personnes fragilisées et souvent isolées à la rue ou en habitat précaire. Conçus pour être chaleureux et conviviaux, ils proposent un temps de répit dans un endroit sécurisé : les personnes peuvent y passer quelques minutes, boire une boisson chaude comme y rester plusieurs heures à jouer aux cartes, lire le journal ou discuter. « Elles sont accueillies quels que soient leur passif et leur statut : il y a une culture de l’accueil inconditionnel qu’on retrouve dans très peu d’autres structures », insiste David Laumet, chef de service au Relais Ozanam à Grenoble et membre de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore).
Les usagers y trouvent avant tout une sociabilité : « Le besoin-clé pour ces personnes, souvent marquées par la peur de l’échec et parfois des troubles psychiatriques, est d’entrer en relation et d’être entourées, car elles sont souvent très seules. Nombre d’entre elles connaissent d’ailleurs des difficultés à créer du lien avec les autres, avec un groupe, avec la société et, parfois, avec elles-mêmes », explique Morgane Rivière, animatrice dédiée aux accueils de jour au sein du pôle « grande exclusion » de la délégation parisienne du Secours catholique. Audelà de l’accueil et de l’écoute, les accueillis peuvent également y trouver une palette de services sans obligation ni engagement : repas, colis alimentaire, douche, coiffeur, pédicure, blanchisserie, vestiaire, téléphone…
Les accueils de jour sont aussi un premier maillon vers un accompagnement plus global et une démarche d’insertion. Les services sont autant de prétextes à la relation, qui, elle-même, peut déboucher sur un suivi plus poussé. « D’où l’importance de travailler à la création d’une atmosphère dans laquelle les personnes se sentent exister : la façon dont on les accompagne et dont on les aide à retrouver une dignité permet d’enclencher une démarche vers le logement, la santé, notamment vers le secteur psychiatrique mais aussi vers des soins médicaux ordinaires, les services sociaux de droit commun… », avance Patrick Chassignet, chargé de l’animation du réseau des trente accueils de jour de la Fondation Abbé-Pierre, labellisés sous l’appellation « Boutiques solidarité »(1). « Les personnes fréquentent les accueils de jour d’abord pour les services et la sociabilité, mais elles y trouvent aussi un espace qui va les aider à renouer avec une dynamique : douches, jeux, cafés partagés… sont autant de chemins détournés pour y parvenir », complète Laura Charrier, chargée de mission « veille sociale et hébergement » à la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS).
Le fait que, contrairement à ce que proposent les centres d’hébergement, la contractualisation entre la personne et la structure ne soit pas obligatoire rend la démarche moins engageante. Il est en effet important, face à un public souvent méfiant par rapport à l’intervention sociale, que l’entrée en relation ne soit pas « trop coûteuse symboliquement », comme l’explique David Laumet(2). C’est à cette condition, selon lui, que peut se mettre en place une « période d’“apprivoisement”, plus ou moins longue – certaines durent le temps d’un bonjour et d’une poignée de mains, d’autres beaucoup plus longtemps – »qui peut aboutir à une proposition d’accompagnement.
« Pour amorcer ce type de redynamisation, il faut toutefois éviter deux écueils : le blocage par excès de précipitation et l’enlisement par manque de sollicitations », observe Laura Charrier. Un équilibre subtil qui suppose « de prendre les personnes là où elles en sont et de respecter leur rythme, ajoute Christine Régis, responsable d’une Boutique solidarité gérée par l’association Arpade à Toulouse. Certaines arrivent dans une dynamique que nous tentons d’appuyer. Pour d’autres, il ne se passe rien pendant des années. Il n’est cependant pas question de monter un projet à leur place : nous ne nous situons pas dans une logique interventionniste. »
Pour favoriser le passage du premier accueil au suivi personnalisé, les accueils de jour s’appuient sur des actions collectives : « L’intervention autour du sport et de la culture permet de créer du lien de façon décalée et de remobiliser des personnes en général usées par les formes traditionnelles d’accompagnement social pour les aider à développer leur estime de soi », explique Patrick Chassignet. « Comme tout un chacun, les personnes accueillies ont besoin de faire des activités valorisantes pour conserver leur dignité, pointe également Anne-Marie Weibel, directrice du Service d’urgence sociale (Surso), un accueil de jour labellisé “Boutique solidarité” à Mulhouse. Nous favorisons en particulier celles qui ouvrent sur la vie locale et facilitent l’insertion au sens large – par exemple grâce au partenariat noué avec la scène nationale La Filature. » « Nous valorisons également la participation des personnes en essayant de mettre en place des ateliers dont elles sont le moteur, à l’instar d’une activité autour de la pâtisserie, qui a permis à des femmes de réaliser, puis de vendre des gâteaux afin d’organiser une sortie à Strasbourg », raconte Laurence Richter, psychologue de l’équipe, qui propose notamment un suivi psychologique individuel aux usagers qui le souhaitent – une exception dans le secteur. « Les personnes à la rue connaissent de longues périodes de vide durant la journée. Ces activités ont aussi une dimension occupationnelle qui leur permet de sortir de leur routine quotidienne, mais elles ne sont jamais obligatoires », précise toutefois Christine Régis.
Au-delà de ces fondamentaux (accueil, ateliers, accompagnement), chaque accueil de jour a ses particularités. Certains proposent comme prestations un petit déjeuner et/ou un déjeuner, d’autres répondent aux besoins d’hygiène et de santé. Les uns offrent un service de domiciliation, les autres des cours d’alphabétisation. Certains permettent de rencontrer un travailleur social quand d’autres se contentent d’orienter les personnes vers des partenaires extérieurs. Des structures sont chapeautées par une petite association qui s’est constituée exclusivement autour de l’accueil de jour alors que d’autres sont adossées à une association plus importante qui gère d’autres établissements (notamment des centres d’hébergement), voire à un réseau national (Fondation Abbé-Pierre, Emmaüs, Secours catholique, Armée du Salut, Croix-Rouge…) – auxquels cas les équipes bénéficient plus facilement de formations et d’échanges de pratique.
La principale différence tient toutefois à la présence ou non de professionnels. Certains lieux fonctionnent exclusivement avec des bénévoles et proposent peu de prestations au-delà de l’accueil et de l’orientation vers des services spécialisés. En outre, les horaires d’ouverture sont souvent limités à quelques heures par jour, souvent en matinée, comme c’est le cas des accueils du Secours catholique. A Paris, où ils reposent sur l’engagement de plus de 100 bénévoles, on a choisi de mettre l’accent sur la relation plutôt que sur l’offre de services : « Nous sommes une association généraliste et Paris est déjà bien équipé en termes de propositions matérielles à destination des sans-abri. Nous avons préféré nous recentrer sur l’accueil et la rencontre », explique Morgane Rivière.
A l’inverse, d’autres structures sont des lieux très professionnalisés – qui bénéficient ou non d’un soutien bénévole. « Un accueil de jour moyen est souvent géré par une équipe de quatre ou cinq professionnels, avance Patrick Chassignet. Si la plupart sont des travailleurs sociaux, on trouve aussi des animateurs et des personnes d’horizons divers – par exemple, une coiffeuse. »
Qu’ils reposent sur des bénévoles ou des salariés, la plupart des accueils de jour sont confrontés à une fréquentation en forte hausse. « Elle a doublé en dix ans, ce qui signifie des besoins supplémentaires en termes de douches, de denrées alimentaires, de lames de rasoir…, témoigne Patrick Chassignet. Autant dire que la situation se tend : des associations in – quiètes nous contactent pour nous informer qu’elles saturent. » « Ces deux dernières années, nous avons connu une augmentation de 30 % de notre public à Paris », relève Morgane Rivière, qui note en particulier une « explosion du budget consacré au café, notre principal outil pour entrer en contact avec les personnes ». A Toulouse, la Boutique solidarité, seul accueil de jour généraliste de la ville, a connu durant l’hiver 2012-2013 un pic de fréquentation avec 160 passages en une matinée. Même constat à Mulhouse où, en deux ans, le nombre de personnes accueillies a augmenté d’un tiers et la fréquentation moyenne journalière a doublé. « Non seulement nous avons davantage de personnes qui entrent dans la structure, mais elles viennent aussi plus souvent et elles restent plus longtemps », observe Anne-Marie Weibel.
Parmi les causes de cet afflux record, la crise économique et sociale. « De plus en plus de personnes et de familles perdent leur logement, connaissent un effritement des solidarités familiales et sociales et se retrouvent dans des dispositifs d’urgence comme le nôtre », relève Anne-Marie Weibel. Or, en l’absence de solution durable en matière d’hébergement et de logement, c’est tout le système qui est bloqué : « Quel autre choix ont-elles que de se rendre à l’accueil de jour quand, chaque jour, il y a une centaine de personnes qui sollicitent le 115 et ne trouvent aucune réponse ? En comptant celles qui renoncent à appeler le 115, on peut estimer que, dans la région de Mulhouse, il y a au moins 200 personnes qui sont en difficulté d’hébergement », poursuit la responsable du Surso. Les phénomènes migratoires ne font que renforcer l’embolie : alors que le dispositif d’hébergement à destination des demandeurs d’asile est saturé lui aussi, de plus en plus de migrants poussent la porte des accueils de jour.
Cette affluence n’est pas sans effet sur les publics : « Dans ces conditions, il est très difficile de continuer à proposer un accueil de qualité – retenir tous les prénoms, expliquer aux nouveaux le fonctionnement du lieu… On le perçoit dans les tensions entre personnes qui sont plus nombreuses qu’avant », observe Morgane Rivière. « Il y a certes une forme d’autorégulation qui se met en place entre l’espace dédié aux services, l’espace “détente” et les allers-retours à la rue, mais nous vivons alors un entassement préjudiciable à tous. L’équipe ne peut plus faire son travail habituel et se contente de faire de la prévention pour éviter les débordements », regrette Christine Régis. « Dans ces caslà, cela peut vite déraper : il suffit qu’une des personnes accueillies explose pour que toute la structure soit débordée », estime Rachid Benferhat. « Alors que les besoins primaires – alimentation, toit… – sont de plus en plus difficilement assurés, le risque est que les personnes s’enfoncent dans l’épuisement et le désespoir, et développent un sentiment de grande insécurité », ajoute Laurence Richter.
Les équipes ne sont pas épargnées : « Au lieu d’accompagner dans la durée, elles gèrent la non-réponse. Cette remise en cause des aspects fondamentaux de leur métier est un facteur important de risques psychosociaux – on voit d’ailleurs se développer des phénomènes deburnout – et ce, malgré les soutiens que nous proposons à travers les groupes d’analyse de pratique ou la supervision », souligne Anne-Marie Weibel. « Le fait qu’elles n’aient pas de réponses à apporter, en particulier en termes d’hébergement, renforce l’usure des équipes qui se fatiguent très vite : rares sont les professionnels qui restent au-delà de trois à cinq ans », renchérit Rachid Benferhat. Face à l’explosion de la fréquentation, les structures sont d’autant plus fragilisées que leurs financements sont précaires. Les accueils de jour reposant sur l’engagement bénévole (de 750 à 800 d’entre eux en France) ont certes peu de frais de fonctionnement et jouissent souvent de la sécurité liée au soutien d’une association caritative d’envergure nationale ; ils ne bénéficient toutefois pas de financement d’Etat. A l’inverse, les structures qui emploient des professionnels (environ 350) sont aidées par l’Etat mais, contrairement au 115 qui est pris en charge à près de 90 %, elles ne le sont qu’« à hauteur de 50 % en moyenne, sachant que, depuis plusieurs années, les crédits connaissent plutôt une baisse », précise Laura Charrier. Aussi complètent-elles leur budget par des subventions des conseils généraux, des intercommunalités et des villes – « ces subsides peuvent toutefois être remis en cause d’une année sur l’autre. Autant dire que les accueils de jour sont dans une perpétuelle recherche de financement qui les maintient dans la précarité », précise Delphine Dorlencourt, chargée de mission à l’Uriopss (Union régionale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux) Centre. A Toulouse, par exemple, l’accueil de jour bénéficie depuis 2013 d’un poste supplémentaire financé par Toulouse Métropole et par la direction départementale de la cohésion sociale pour faire face à l’afflux record. « A ce jour, le poste est maintenu, mais il n’est pas pour autant pérenne. S’il nous est retiré, on devra fermer le mercredi matin », explique Christine Régis. « On assiste à un match où chacun se renvoie la balle : l’Etat voudrait se décharger sur les conseils généraux qui, exsangues, se désengagent, les villes se défaussent sur les collectivités voisines… Sans compter les municipalités qui stoppent leur financement de peur que ce type de service n’attire une population indésirable », pointe Patrick Chassignet.
Les Boutiques solidarité ont la chance de pouvoir compter sur l’aide financière de la Fondation Abbé-Pierre : « Elle est intervenue pour renforcer l’équipe d’accueil, ce qui nous a permis de recruter deux travailleurs sociaux supplémentaires et de développer des activités collectives », indique Anne-Marie Weibel. « C’est un coup de pouce pour le fonctionnement et pour monter des projets : atelier théâtre, sorties, tournois de foot… Il n’empêche, c’est la bataille chaque année pour boucler notre budget – nous avons aujourd’hui 13 financeurs ! », avance Christine Régis. Quant aux besoins d’investissement, en particulier pour adapter et moderniser les locaux, ils restent largement non couverts : « En général, il n’y a pas ou peu de financement public ; personne ne veut payer les douches, l’équipement mobilier… », souligne Patrick Chassignet.
Pour développer leurs missions, les accueils de jour auraient besoin d’un statut juridique commun, qui leur fait défaut. La loi de juillet 1998 relative à la lutte contre l’exclusion a certes rattaché les accueils de jour à la veille sociale et les a reconnus comme des établissements sociaux et médico-sociaux. De nombreux accueils de jour n’ont cependant pas été autorisés comme tels et continuent à être soumis à un simple régime de convention renouvelable chaque année. Aujourd’hui, « il n’existe pas de référentiel propre et opposable les concernant », observe Laura Charrier. Certains réseaux ont bien développé des cahiers des charges précis, à l’instar des Boutiques solidarité de la Fondation Abbé-Pierre ou des Espaces solidarité insertion (ESI) à Paris(3), mais ils n’ont aucun caractère normatif. Le référentiel national des prestations du dispositif « Accueil Hébergement Insertion » (AHI) de 2010(4) est lui-même non contraignant. Pour Laura Charrier, cette lacune reflète l’absence de volonté des pouvoirs publics à l’égard des accueils de jour : « Les récentes politiques publiques ont surtout été centrées sur les dispositifs d’hébergement et d’accès au logement des personnes à la rue ou risquant de l’être et sur le développement de solutions de mise à l’abri la nuit, mais elles ont laissé de côté la prise en charge durant la journée. Les accueils de jour sont les grands oubliés ! On les réduit encore à leurs prestations alors que leur mission va bien au-delà. »
Afin de changer la donne, la FNARS est favorable à la création d’un « statut juridique sécurisant, seul à même de consolider leur mission d’un point de vue qualitatif pour les personnes et financier pour les structures, indique Laura Charrier. L’enjeu actuel consiste à les intégrer dans le futur statut unique prévu pour regrouper toutes les activités AHI tel qu’il a été envisagé dans le cadre de la loi ALUR[5], ce qui garantirait un cadre sûr et une dotation pérenne de l’Etat. »
Pour Laura Charrier, chargée de mission à la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS), « il est urgent de mieux faire connaître les missions des accueils de jour auprès des acteurs du secteur, des partenaires et des financeurs pour leur montrer que c’est à la fois le dernier filet de sécurité quand les réponses font défaut et la première marche dans une dynamique d’accès à des solutions plus durables ». Preuve que cette préoccupation est largement partagée, des initiatives locales en ce sens ont déjà vu le jour. Dans le Loiret, un groupe de travail piloté par l’Uriopss Centre auquel participe l’ensemble des gestionnaires d’accueils de jour du Loiret(1) se réunit régulièrement depuis 2013. Après avoir élaboré un guide récapitulatif des structures du département, il renseigne désormais tous les trimestres des indicateurs concernant leur fonctionnement.
« Les accueils de jour ont un rôle important qui n’est pas assez mis en valeur. Mettre en place des indicateurs permet de mesurer l’impact sur les accueils de jour de l’accroissement de la pauvreté, de l’embolisation des structures d’hébergement d’urgence ou encore du retrait des conseils généraux des contrats jeunes majeurs. Il s’agira ensuite de faire remonter les résultats aux pouvoirs publics pour qu’ils aient connaissance de leurs besoins en termes de moyens », explique Delphine Dorlencourt, chargée de mission à l’Uriopss Centre.
Dans le même registre, depuis près de deux ans, la FNARS Pays de la Loire prépare la création d’un livre blanc sur les accueils de jour. « Alors que ces structures ont tendance à être délaissées, les acteurs régionaux du secteur ont décidé de se réunir et d’échanger sur leurs pratiques en vu d’élaborer des recommandations qui devraient être rendues publiques au premier semestre 2015 », indique François Lebrun, chargé de mission à la FNARS Pays de la Loire.
(1) Une charte précise leurs principes et modalités d’intervention.
(2) Dans un mémoire de master 2 « Politiques publiques et changement social » à Sciences Po Grenoble intitulé « Le droit à l’épreuve du lien ? Pour une compréhension de la non-mobilisation du droit au logement opposable par les acteurs des dispositifs de l’urgence sociale grenoblois » – 2014 –
(3) Quinze ESI sont financés par le département de Paris, l’Etat et la RATP.
(5) Un rapport visant à définir le périmètre de ce statut unique doit être remis au gouvernement prochainement – Voir ASH n° 2860 du 16-05-14, p. 47.
(1) Dont le Relais orléanais – Voir la tribune libre de son directeur, Serge Verneyre, et du psychiatre, Michel Lecarpentier, dans les ASH n° 2876 du 26-09-014, p. 32.