Je distingue trois grandes acceptions. Tout d’abord, le travail précaire, qui renvoie à la flexibilisation et aux formes dégradées de l’emploi. Le mot « précarité » est lié également, depuis les années 1980, aux nouvelles formes de pauvreté devenues massives. Ce que Robert Castel a cristallisé autour de l’idée de « précariat ». Mais il a existé aussi, autour des années 1970, des gens qui se revendiquaient précaires dans une dimension à la fois critique et alternative.
Je me réfère notamment aux travaux d’Henri Lefebvre, en particulier sa critique de la vie quotidienne et de la spécialisation spatiale. Je me réfère aussi à ceux d’André Gorz, qui posait alors la question de l’autogestion et, plus tard, va réfléchir sur l’autonomie et la multiactivité. Il ne s’agit pas de reprendre ces idées telles quelles, mais elles permettent de comprendre comment l’intégration, qui est devenue un thème hégémonique, a fait l’objet de critiques dans des sociologies qui prenaient en compte la dimension d’altérité. Dans les années 1960, la société salariale permettait paradoxalement à certaines personnes d’échapper à la contrainte du salariat. Quand on dispose d’une bonne indemnisation chômage et d’un marché du travail actif, il est plus facile de prendre ses distances par rapport à la contrainte monétaire. Mais, même aujourd’hui, certaines personnes parviennent toujours à trouver des espaces alternatifs. Il ne s’agit évidemment pas de nier l’existence de la précarité au sens des nouvelles pauvretés, mais j’ai voulu m’intéresser aux figures en tension que sont les jeunes – et parfois moins jeunes – qui travaillent dans les industries culturelles et médiatiques, afin de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans une dimension alternative du rapport au travail.
Ils sont assez jeunes, les plus âgés ont environ 40 ans. Ils s’inscrivent dans une certaine multiactivité et font preuve de mobilité pour pouvoir se réaliser dans la sphère culturelle et médiatique. Je pense à une artiste plasticienne qui avait décidé d’être vendeuse plutôt que d’enseigner. Elle considérait que ce travail lui laissait davantage de latitude pour mener son activité créatrice. Avec le temps, la forme de vie qu’elle avait trouvée devient une source d’insécurité. J’ai rencontré également de nombreux pigistes travaillant pour les médias. Un jeune homme, qui avait passé une dizaine d’années hors de France sur des projets de développement, a ainsi renoué à son retour avec sa vocation de journaliste. Il est en permanence en tension dans son activité professionnelle, confronté lui aussi à une incertitude socioéconomique. Le secteur culturel et médiatique me semble emblématique de l’évolution actuelle du monde du travail par son hybridation des parcours et des styles de vie ainsi que par l’émergence de pratiques néomanagériales. Dans le secteur des médias, par exemple, on observe des situations dans lesquelles des personnes compétentes travaillent pour très peu d’argent, parfois gratuitement, mais l’acceptent parce qu’elles jugent ce travail épanouissant. Partir de ce groupe nous aide à apporter un éclairage sur l’ensemble de la société et, éventuellement, à dégager des tensions sociétales et des alternatives générales.
Si on laisse se poursuivre et s’étendre cette précarisation sans rien faire, les choses ne feront qu’empirer. Les inégalités sociales s’exacerbent, y compris pour les classes moyennes, et les nouvelles générations font l’épreuve de nouveaux régimes d’exploitation. Les précaires dont je parle aspirent à une certaine distance à l’égard de la division du travail, des modèles disciplinaires, de l’encadrement… Mais s’ils échappent en partie à cette subordination des relations de travail, ils demeurent soumis à la domination économique, et de façon peut-être encore plus intense. Ils doivent composer avec des employeurs ou des donneurs d’ordre qui posent des exigences en termes de coûts et de délais. Ils sont apparemment libres, mais paradoxalement inscrits dans des rapports de domination. Il faut donc prendre cette évolution au sérieux pour essayer d’en tirer des énoncés, des luttes, des droits.
Ce terme m’est venu de la relecture d’un recueil de textes, Le philosophe plébéien, qui rassemble des écrits de Louis Gabriel Gauny, un ouvrier parquetier du XIXe siècle. J’avais besoin de prendre de la distance par rapport au XXIe siècle et à ce que me racontaient les personnes que j’interviewais afin de voir si, en amont, ce discours sur l’autonomie avait déjà été tenu. Or, pour Gauny, la figure du plébéien était déjà une façon d’échapper à la subordination, à la discipline et au regard patronal. J’ai voulu relier cette expérience avec celle des précaires d’aujourd’hui. Par ailleurs, le mot « plèbe » est aussi utilisé dans les mouvements sociaux qui émergent en Amérique latine, qui souvent n’ont pas eu l’histoire ouvrière qu’a connue l’Europe, et pour lesquels le concept de plèbe est plus pertinent.
Il a beaucoup été question, au cours des années 1990, du revenu de citoyenneté ou encore du revenu universel d’existence. Mais cette proposition ne me paraît pas satisfaisante. Je préfère réfléchir, comme le propose le juriste Alain Supiot, à un droit à l’activité. Celui-ci pourrait être reconnu et protégé dans le cadre d’un parcours professionnel, mais aussi en termes de protection sociale. Cela renvoie à l’idée de droits de tirage, c’est-à-dire des droits individuels acquis par chacun lors de sa vie professionnelle. Ceux-ci existent d’ailleurs déjà dans le droit à la formation professionnelle. En fonction du temps passé dans le salariat, on pourrait avoir la possibilité d’exercer une activité plus autonome tout en continuant à bénéficier des protections attachées au salariat.
A la Grande Révolution ou au Grand Soir, il me semble préférable de partir de petits foyers de changement et de luttes. J’évoque dans le livre les mobilisations de chômeurs et de précaires qui existent depuis déjà plusieurs années, y compris avec l’appui de certaines centrales syndicales. Ces révolutions précaires, ce sont des foyers d’alternative que l’on voit émerger ici et là et qui nous permettent d’envisager des luttes à venir et des espoirs, plutôt que d’être dans la nostalgie d’une époque en partie révolue. Il faut penser des alternatives et éviter de se crisper sur un modèle dans une large mesure reconstruit. On a tendance, en France, à lire le changement uniquement comme le résultat d’initiatives patronales. Mais la société salariale a été travaillée aussi par les gens, par leur mode de vie, comme les évolutions de la conjugalité, la scolarisation de masse ou la recherche de soi.
Il ne s’agit évidemment pas pour moi de dénoncer le salariat mais d’élargir la réflexion afin de prendre en compte l’activité et pas seulement le travail. Mon propos n’est pas de mépriser la défense des conditions de vie, mais de penser des alternatives face à un capitalisme de plus en plus barbare. Jamais les inégalités n’ont été autant développées. S’agit-il pour autant de se battre pour perpétuer un consumérisme haletant et un modèle de développement qui nous a été aussi imposé par le capitalisme ? Ou va-t-on chercher une dimension d’existence ailleurs, dans la réalisation de soi, et plus seulement dans des enjeux de possession ? Dans ce livre, j’essaie d’ouvrir des alternatives sans prétendre à une totalisation. Parmi les personnes que j’ai interviewées, et sans doute chez d’autres touchées par la précarité, il existe un foyer de réflexion. Les luttes actuelles ne sont peut-être plus au même endroit, et il faut d’abord y regarder de plus près. Propos recueillis par Jérôme Vachon
Patrick Cingolani enseigne la sociologie à l’université Paris-Diderot (Paris-7).
Il publie Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (Ed. La Découverte, 2014). Il est également l’auteur d’un « Que sais-je ? » sur la précarité (Ed. PUF) et de La République, les sociologues et la question politique (Ed. La Dispute, 2003).