Des affaires oubliées, puis des bouchons sur la route entre Metz et Nancy, les deux capitales lorraines… Une mère et son fils arrivent essoufflés, en retard, au troisième étage de la Cité judiciaire de Nancy, dans l’« aile jaune » des divorces et autres « affaires familiales ». Elève en classe de seconde, âgé de 15 ans, le fils doit être auditionné par Jérôme Prévot à la demande du juge aux affaires familiales (JAF) qui suit le dossier de ses parents, séparés depuis quelques mois. Le médiateur – ou « auditionneur », comme il se fait appeler – conduit Léo(1) du hall des ascenseurs vers l’une des salles de l’étage, le long d’un petit couloir sombre. Accompagné par Nataly Maltezeanu, son avocate, qu’il rencontre pour la première fois, l’adolescent blond et fin paraît intimidé, mais détendu. Il garde ses mains dans les poches de sa veste, tandis qu’ils s’assoient tous les trois autour d’une grande table de réunion, Jérôme Prévot face à lui et l’avocate à ses côtés.
Un sol moquetté, du tissu foncé aux murs, des portraits de magistrats en robe bien en vue… Dans cet environnement strict, la conversation met un temps à s’enclencher. Jérôme Prévot démarre, comme il en a l’habitude, en précisant d’abord à Léo que le but de l’audition n’est pas de le situer dans un conflit de loyauté. Il n’est pas question pour lui de « choisir entre papa et maman », mais d’exprimer son ressenti sur la situation qu’il vit actuellement. L’éducateur insiste ensuite sur le fait que ce n’est pas Léo qui devra prendre la décision finale d’aller résider chez l’un ou chez l’autre, mais bien le juge aux affaires familiales, dont le rôle est essentiellement de statuer, lors d’une séparation ou d’un divorce, sur les droits de visite et d’hébergement, les pensions alimentaires et l’autorité parentale. Enfin, comme à chaque enfant qu’il auditionne, Jérôme Prévot assure Léo de la possibilité qui lui est offerte de garder certains éléments confidentiels.
Toujours silencieux, mais pas réfractaire, le jeune homme hoche la tête. « J’avais oublié de te préciser que je suis très curieux, plaisante Jérôme Prévot pour détendre l’atmosphère. Je pose beaucoup de questions. » En effet, elles fusent : « Où habites-tu ? », « depuis quand tes parents sont-ils séparés ? », « as-tu été surpris par cette séparation ? », « as-tu des frères et sœurs ? », « en quelle classe es-tu ? », etc. Questions courtes, réponses courtes. Au bout d’une dizaine de minutes, l’auditionneur commence à connaître un peu mieux l’adolescent. Et, contrairement à ce qui se passe généralement, Léo ne semble pas souhaiter un changement dans sa situation, une garde alternée qui, assure-t-il, lui convient. « Je suis un peu surpris, lui confie Jérôme Prévot, presque ennuyé. C’est rare qu’un enfant soit aussi satisfait que toi quand ses parents se séparent. J’essaie de savoir ce qui cloche… Tu sais qui a demandé cette audition ? Tes parents ? Toi ? » Alors que nous nous éclipsons, l’entretien se termine comme il a commencé, sans révélation fracassante. « C’est peu fréquent que l’entretien se passe aussi facilement et bien, note à la sortie Nataly Maltezeanu. C’est sans doute l’un des parents qui a demandé l’audition pour confirmer la volonté de son fils de continuer la garde alternée. » « Peut-être pour une question de pension alimentaire… », se risque Jérôme Prévot.
Depuis la loi du 5 mars 2007 qui précise que les enfants peuvent être entendus par le juge dans toute procédure les concernant, cette audition est de droit quand c’est l’enfant qui la demande par courrier auprès du JAF, et à l’appréciation de ce dernier quand elle émane de l’un des deux parents. Le mineur doit néanmoins être « capable de discernement », généralement à partir de 10 ans, et être informé de ce droit par ses parents, son tuteur ou le service à qui il a été confié. Il a également le droit d’être assisté par un avocat, ou « accompagné d’un copain de classe », précise Jérôme Prévot. « N’importe qui, sauf un membre de sa famille. » Ainsi, à la suite de la décision d’un juge de faire auditionner l’enfant, le bâtonnier désigne un avocat pour le représenter.
Ce dernier prend contact avec lui et le rencontre parfois avant l’audition. De son côté, Jérôme Prévot reçoit une ordonnance de non-conciliation entre les parents, récemment séparés ou après un changement de situation. « En général, j’ai un mois pour procéder à l’audition », ajoute-t-il. Il envoie alors un courrier aux parents et fixe un rendez-vous au tribunal de grande instance (TGI) de Nancy. « Quand l’enfant n’a pas d’avocat, je peux le recevoir dans mon bureau, à Vandœuvre, mais le plus souvent ça se passe au TGI. »
Cette procédure est nouvelle. Avant 2007, les juges entendaient eux-mêmes – c’est-à-dire rarement ! – les enfants, mais désormais, deux auditionneurs se partagent ce travail pour le compte de la justice nancéienne. Tout d’abord, Sandrine Stock, ancienne directrice d’école et médiatrice familiale au sein du centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF). Et Jérôme Prévot ensuite, médiateur familial pour Regain 54(2), qui réunit depuis 1975 plusieurs structures d’insertion de Nancy. Ce groupement de coopération sociale devenu association en janvier 2014 gère trois centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), un espace d’accueil et d’accompagnement pour femmes victimes de violences ainsi qu’un service d’accompagnement social lié au logement (ASLL).
Jérôme Prévot y travaille depuis 1999. Dès son arrivée, cet éducateur spécialisé de formation est affecté au centre pour femmes et familles en difficulté, avant d’intégrer le service d’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales. En 2006, il obtient son diplôme d’Etat en médiation familiale, puis se forme pendant deux ans à l’audition des mineurs et au recueil de leur parole auprès de Marie Théault, médiatrice et thérapeute à Caen. Son service de médiation familiale au sein de Regain 54 est bientôt rebaptisé « médiation familiale et audition de mineurs ». Deux missions complètement dissociées, assure le professionnel : « Quand Mme Stock fait la médiation avec les parents, je m’occupe des enfants, et inversement. »
Pour Sandrine Stock, assermentée comme Jérôme Prévot auprès de la cour d’appel de Nancy, la plus-value de ces auditions d’un nouveau genre effectuées par un tiers qui n’est pas le juge se révèle « super intéressante, surtout pour les ados de 11 à 15 ans », capables de « donner un avis argumenté et d’exprimer des sentiments propres » sans être manipulés par l’un ou l’autre de leurs parents. L’objectif est de les mettre à l’aise, de les aider à s’ouvrir et à libérer leur parole. Pour cela, « il vaut mieux des professionnels formés que des magistrats qui ne savent pas toujours trouver les mots », assure Guylène Adriant, avocate membre du collectif des mineurs au barreau de Nancy, avant de préciser : « J’ai fait beaucoup d’auditions avec M. Prévot, qui est très doux et gentil, contrairement aux juges qui sont parfois trop brusques. J’ai déjà vu des enfants verser des larmes quand des sujets sensibles sont abordés sans prendre de gants. Avec M. Prévot, ça peut aussi arriver, mais plus sous le coup de l’émotion… »
Autre professionnelle avec laquelle le médiateur de Regain 54 est en contact étroit, Estelle Ledure est enquêtrice sociale. D’abord dubitative sur l’intérêt d’interroger les mineurs dans le cadre judiciaire, quand ses enquêtes à elle permettaient cette écoute mais dans un cadre familial, l’enquêtrice a changé d’avis et communique aujourd’hui volontiers sur son binôme avec Jérôme : « Quand on travaille lui et moi sur un même dossier, on s’entend pour savoir qui va procéder en premier à l’audition. On essaie de laisser passer un peu de temps entre deux rencontres avec les enfants, pour que ça décante. Moi, je n’axe pas la discussion avec l’enfant sur la séparation, alors que c’est ce qui est demandé à Jérôme. Notre travail est complémentaire. »
Ce mercredi après-midi de la fin décembre – un jour choisi pour ne pas faire manquer l’école aux enfants auditionnés –, Estelle Ledure et Jérôme Prévot viennent de se croiser dans les couloirs du TGI, et l’éducateur doit enchaîner sur sa troisième et dernière audition de la journée. Cette fois, au troisième étage de la Cité judiciaire, c’est un papa qui emmène sa fille de 13 ans, Laura. Une fois assise aux côtés de son avocat, Wilfrid Fournier, la jeune fille écoute stoïquement les précisions rituelles de Jérôme. Puis, à la première occasion, elle dit dans un souffle : « J’ai peur de voir ma mère. » Logée depuis trois ans chez son père, l’adolescente assure être sur le qui-vive chez une mère schizophrène, qui la suit à la trace dans l’appartement et l’accuse de prendre ou de déplacer des objets, « alors que c’est elle qui le fait mais qu’elle oublie ».
D’une toute petite voix, Laura raconte sa vie chez son père et sa nouvelle compagne, le collège, les sollicitations de sa mère que l’adolescente n’honore pas. Elle raconte que son beau-père a écrit une lettre au juge pour accuser son père d’avoir fait avec elle « des choses graves ». Inceste ? On n’en saura pas plus. « Je ne suis pas psy », confiera Jérôme Prévot un peu plus tard. Pendant l’entretien, il tâte le terrain : « Je dis n’importe quoi, mais… si le juge te demande d’aller chez ta mère le week-end, tu le vivrais mal ? » « Oui. » Il tente de cerner les craintes réelles de la jeune fille, d’identifier ce qui relève de son ressenti à elle ou de celui de son père. Il reformule, note le plus rapidement possible ce que dit Laura, pour ne pas couper le flot de ses réponses. Comme l’avocat de l’adolescente, le médiateur ne connaît pas le dossier – « et c’est mieux comme ça, ça permet d’être plus neutre ». A la fin de l’audition, il fait savoir à Laura qu’elle a vingt-quatre heures pour ajouter des éléments à sa déclaration, par courriel ou par l’intermédiaire de son avocat. « Mais les ados ne rappellent jamais », glisse-t-il plus tard.
Conventionné par la caisse d’allocations familiales, la Mutualité sociale agricole (MSA), la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) et le ministère de la Justice, le service de Regain 54 traite chaque année une trentaine de dossiers de médiation et effectue une centaine d’auditions de mineurs (de 7 à 17 ans). « La partie “auditions” augmente chaque année de façon considérable, remarque l’éducateur. D’abord parce que les magistrats n’ont pas le temps d’auditionner les enfants, alors que nous, nous prenons le temps, entre trois quarts d’heure et une heure par audition. » Ce que confirme Denise Martino, première vice-présidente de la chambre de la famille du TGI, à la tête d’un service de cinq JAF : « Déléguer cette partie de la procédure, avec ces demandes d’auditions d’enfants de plus en plus nombreuses, c’est d’abord un gain de temps pour les juges, qui ont des masses de dossiers à traiter dans l’urgence. » La magistrate le reconnaît : « M. Prévot est mieux formé que nous, qui sommes parfois un peu mal à l’aise dans la relation avec l’enfant. » L’un des points-clés d’un entretien réussi, c’est notamment de « faire comprendre à l’enfant que ce n’est pas lui qui va prendre la décision sur son futur lieu d’habitation ». La première vice-présidente va plus loin : « Quand la demande d’audition est téléguidée par l’un des parents, l’enfant prend souvent un discours neutre, il n’a pas envie de prendre parti pour l’un ou pour l’autre. » Bien que la juge reconnaisse qu’avec des dossiers à traiter « à la chaîne », la délégation des auditions apparaît positive, elle note néanmoins : « Au début, je faisais aussi un peu d’audition, et ce qui me gêne maintenant, c’est que je n’ai plus ce ressenti du non-dit, que l’on retrouve moins dans les rapports… »
Rédigé dans les vingt-quatre heures qui suivent l’audition, ce rapport est envoyé au juge et aux avocats, ainsi qu’aux parents, quoique pas toujours en intégralité. Il peut en effet être expurgé des éléments confidentiels que l’enfant a confiés pendant la rencontre. Il peut aussi être envoyé au parquet si le professionnel juge nécessaire de faire un signalement pour mise en danger de l’enfant. Après la rédaction scrupuleuse de ce document, le médiateur le relit attentivement en se mettant « d’abord à la place du père, ensuite de la mère. » Pendant l’audition, les questions, le plus souvent ouvertes, donnent lieu à des conversations riches et longues. « Dans ce temps de rédaction, je me replonge dans l’ambiance de l’entretien, où je tente au maximum de me mettre dans la peau de chaque enfant que je reçois et de faire au mieux pour que les éléments confiés dans l’intensité soient le plus fidèlement retranscrits. J’utilise ses propres termes, ses propres expressions, sans censure, sans tabou, pour bien faire paraître l’unicité et la particularité de chaque mineur reçu », écrivait Jérôme Prévot en décembre 2011 dans un article consacré à l’audition de l’enfant, paru dans Odyssée, le journal de la Fédération nationale de la médiation et des espaces familiaux. En outre, l’éducateur assure avoir accès au bureau de certains juges, s’il veut éclairer telle ou telle subtilité de son rapport.
L’auditionneur doit, bien sûr, faire la part des choses. « Certains parents poussent leurs enfants à mentir. Par exemple, trois filles se disaient victimes d’attouchements, mais voulaient tout de même vivre chez leur père. Après enquête, les faits n’ont pas été avérés. D’autres fois, les enfants viennent avec des lettres toutes prêtes qu’ils nous lisent. Ecrites avec des mots d’adultes, elles ont été dictées. » De même, pour que les enfants soient véritablement libres de leur parole, les avocats proposent aux fratries d’être auditionnées ensemble ou séparément. Comme ces jumeaux qui se détestaient : « Leurs demandes étaient complètement différentes, leur seul souhait commun, c’était de ne plus vivre avec l’autre ! » Un autre témoignage : celui d’un frère et d’une sœur de 8 et 12 ans, victimes quotidiennes de violences paternelles depuis leur naissance. Dans ce dernier cas, Jérôme Prévot a signalé les mauvais traitements dans son rapport, lequel a été envoyé au JAF, mais aussi au parquet – à charge pour ce dernier d’ouvrir une enquête sociale.
Les auditions de Jérôme Prévot ou de Sandrine Stock sont facturées 70 €, que le professionnel entende une fratrie ou un enfant seul. Cette somme est payée par l’aide juridictionnelle pour les familles qui en bénéficient ou par « la partie condamnée aux dépens ». Le ministère de la Justice verse ensuite les sommes dues à Regain 54. Ces auditions effectuées par des tiers existent aussi dans les juridictions de Paris et de Caen, et ont vocation à s’étendre, compte tenu du gain de temps qu’elles représentent pour les juges aux affaires familiales.
(1) Les prénoms des enfants ont été changés.
(2) Regain 54 (service de médiation familiale et d’audition de mineurs) : 7, rue du Luxembourg – Bâtiment Les Roitelets – 54500 Vandœuvrelès – Nancy – Tél . 03 83 28 75 38 – jerome.prevot@regain-54.com.