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Différents et compétents

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Le Centre lillois de réadaptation professionnelle accueille sa deuxième promotion de stagiaires souffrant du syndrome d’Asperger. Afin de les aider à s’insérer professionnellement, une formation en alternance, le Pass P’as, a été créée en collaboration avec le centre ressources autisme.

C’est une salle de cours, comme il y en a tant. Un paper board face à un groupe de stagiaires, des adultes, qui planchent sur la structure hiérarchique dans la grande distribution. Leur particularité ? Tous sont reconnus comme autistes atteints du syndrome d’Asperger. Pour eux, depuis janvier 2013, le Centre lillois de réadaptation professionnelle (CLRP)(1) a mis en place Pass P’as, un parcours innovant d’insertion dans le monde du travail, en collaboration avec le centre ressources autisme (CRA)(2) du Nord-Pas-de-Calais. Chargé de leur formation, Julien Chassagne, éducateur technique spécialisé, leur signale un oubli dans l’énoncé de leur exercice : le poste de chef de caisse a été oublié. Mais pas un n’a eu le réflexe de poser la question : ils sont restés avec cette difficulté. « Ils n’iront pas voir leur tuteur s’ils n’ont pas compris car c’est pour eux un aveu d’échec, constate l’éducateur technique. Pour la plupart, ils sont dans l’hyperexigence et l’autocontrôle permanent, ce qui ralentit leur rythme de travail. » Voilà, entre autres, les points sur lesquels travaillent Julien Chassagne et Germain Pinet, psychologue du travail, les deux salariés du CLRP investis dans le dispositif. Leurs postes sont financés par l’agence régionale de santé (ARS), qui a donné son agrément à l’expérimentation. Même si leur métier initial n’est pas le même, ils ont tous deux la sensation d’accomplir un accompagnement social. « Nous raccourcissons la distance entre les attentes de l’entreprise et celles des stagiaires », sourit Julien Chassagne. A chacun sa spécialisation : Julien Chassagne a créé le contenu pédagogique des cours ; Germain Pinet se charge de la relation avec les entreprises. Et ils bénéficient du soutien d’une psychologue clinicienne, Anne Pelegrin, qui assure une veille médico-psycho-sociale.

D’IMPORTANTS PROBLÈMES DE COMMUNICATION

Le 22 septembre dernier, le centre de formation a intégré sa deuxième promotion Pass P’as. La première a été un succès, avec huit personnes embauchées sur les douze accueillies. « Sans ce dispositif, mon fils ne serait pas dans l’emploi, constate Patricia Dedourge. C’était une vraie aubaine. » Flavien a décroché un CDI de développeur informatique. Une victoire, après un parcours scolaire chaotique dont il est sorti sans diplôme : ce n’est qu’à partir de son diagnostic, intervenu en 2011, qu’il s’est rescolarisé dans un centre adapté, à Mulhouse, avant d’intégrer Pass P’as. Olivier Masson, directeur du CRA et éducateur spécialisé de formation, pointe une autre évolution : « Nous avons constaté une remobilisation des personnes. Beaucoup d’entre elles étaient enfermées chez elles. Désormais, elles s’insèrent dans la vie quotidienne et n’ont plus d’appréhension à aborder les autres. »

Les Asperger, comme se nomment eux-mêmes les stagiaires, connaissent des problèmes de communication avec autrui, ont parfois aussi des difficultés motrices ou d’élocution, mais n’ont pas de problèmes cognitifs, même si, au sein du groupe, les niveaux sont hétérogènes (du CAP au doctorat). Surtout, il ne faut pas les prendre pour des « génies », le cliché les fait grimacer. Ils pensent juste différemment, ce qui les handicape dans leur recherche d’emploi. Bien qu’ils possèdent, grâce à leur mémoire exceptionnelle, des compétences recherchées dans le classement ou le contrôle des données : ils repèrent les erreurs. Mais leur bête noire, c’est l’entretien d’embauche. Avec eux, le premier contact peut être abrupt. Ils disent ce qu’ils pensent sans prendre de gants, et ne savent pas décoder les émotions. « Quelqu’un a la bouche ouverte, dents apparentes, ils estiment qu’il est joyeux », décode Julien Chassagne, alors que la personne pourrait exprimer une forte colère. En général, ils ont aussi des difficultés avec les questions ouvertes : leur demander, dans un tour de table, la raison de leur présence dans le dispositif Pass P’as peut amener un gros blanc… ou une analyse tranchante. Sabine R.(3), la seule fille du groupe, estime ainsi qu’elle a été discriminée : « J’avais un stage qui devait se prolonger en intérim d’été. Ils n’ont pas voulu faire l’effort supplémentaire de former un technicien autiste. » Quant à Marc C. (3), ingénieur en informatique, qui a décroché son diplôme en 2001 et n’a jamais travaillé, il souhaite plus sobrement « être mis sur les rails de la normalité sociale ».

DES QUALIFICATIONS ÉLEVÉES MAIS PAS DE CONTRATS

Le projet est né d’une difficulté : « Nous avions des jeunes avec le syndrome d’Asperger, qui ne correspondaient pas à nos profils habituels. C’était un défaut d’orientation de la MDPH [maison départementale des personnes handicapées], qui a confondu handicap psychique et autisme », raconte Guy Robert, le directeur du CLRP. Pour comprendre, il suffit de jeter un œil sur les curriculum vitae : des niveaux de qualification élevés, mais pas de contrats de travail à la clé. « Ils avaient réussi à tenir en milieu scolaire ordinaire, souvent grâce à un investissement important des familles, mais l’insertion professionnelle posait une autre problématique », souligne-t-il. Comme aucune solution spécifique n’existait pour ces personnalités atypiques, elles étaient orientées par défaut. Guy Robert poursuit : « Nous avons donc pris contact avec le CRA, pour avoir des informations sur ce syndrome. » Le centre ressources autisme a alors organisé une demi-journée de sensibilisation du personnel du CLRP sur la question. Ce qui a enclenché le début de la réflexion : qu’imaginer ensemble pour ne pas laisser ces profils inclassables sans prise en charge ? Pass P’as était créé. Le CLRP s’est chargé de l’insertion professionnelle, son domaine d’expertise, tandis que le CRA a apporté ses compétences en diagnostic et détaché une éducatrice spécialisée à mi-temps, Audrey Rabaey, pour l’accompagnement dans les habiletés sociales. « J’ai fait un travail de lien entre le CLRP et les familles. Celles-ci détiennent beaucoup d’informations, et les insérer dans le dispositif, c’est prévenir des ruptures de la formation ou du stage, explique-t-elle. Il fallait amener cette dimension au CLRP, dont ce n’était pas forcément la politique. » Désormais, l’habitude en est prise, les familles sont reçues une fois par trimestre pour faire le point.

SIX MOIS DE STAGE EN ENTREPRISE

Le principe du dispositif est l’alternance inclusive : les stagiaires partagent leur temps entre cours au CLRP et stage en entreprise, avec un accompagnement important. Arrivée en 2012 au CLRP, Catherine Maes, la coordinatrice du dispositif, licenciée en droit, a apporté des outils conceptuels de son expérience dans une structure d’insertion économique, puis à la coordination régionale de préparation à l’emploi des personnes handicapées (PEHP). Tout d’abord, le principe d’autodétermination, c’est-à-dire admettre que la personne a besoin d’être à l’origine de son projet professionnel ; ensuite, l’approche situationnelle du handicap et la nécessité de travailler avec l’environnement proche. « Vous vous immergez dans la réalité de l’entreprise, et vous ramenez les matériaux pédagogiques nécessaires, détaille Catherine Maes. Nous ne travaillons pas un métier, mais une employabilité. » L’équipe s’est ainsi rendu compte que les personnes atteintes du syndrome d’Asperger avaient des difficultés à organiser leur travail : il faut leur donner des instructions précises. « Ils ont une vision parcellaire de l’activité, souligne Julien Chassagne. Certains, si je ne montre pas le résultat final, ne peuvent imaginer les étapes intermédiaires. » Un terrain à défricher, constate sa chef de service : « Il n’y avait rien dans la littérature sur ce sujet et, de manière générale, peu d’éléments sur les adultes Asperger par rapport au travail. » Au point qu’une étudiante en master de psychologie cognitive va venir observer les travaux du CLRP.

La formation se déroule en quatre phases. D’abord, la sélection des stagiaires, dévolue au CRA. « Son expertise permet d’identifier les personnes avec un autisme de haut niveau. Elles sont souvent inscrites à Pôle emploi ou dans les missions locales, où elles sont présentées comme ayant des bizarreries », note Guy Robert. Cette étape comprend un entretien mené par Anne Pelegrin, la psychologue, avant l’admission. « Je balaie le parcours de vie personnel et professionnel depuis la petite enfance. Ce qui m’intéresse, c’est voir comment la personne investit le travail, et quels sont ses points de souffrance sur le sujet. »

Vient ensuite l’observation des compétences et de leurs limites, sur quatre semaines. Jeux de rôles, tests des aptitudes manuelles et cognitives, avec explications des règles du monde du travail – du décodage de la fiche de paie à la manière de dire bonjour à un collègue ou à un responsable hiérarchique. Puis, sur douze semaines, les stagiaires réfléchissent à leur préorientation professionnelle, avec un premier stage en entreprise qui sert à valider leur choix initial. « Il faut vérifier que le bagage affiché sur le CV est cohérent avec les compétences requises », précise Julien Chassagne. Par exemple, un employeur attend d’un diplôme d’ingénieur un niveau de connaissances, mais aussi une réactivité et une capacité de management d’équipe qui sont incompatibles avec le syndrome d’Asperger. Parfois, les stagiaires doivent apprendre à faire le deuil de certains rêves. « Flavien aurait voulu travailler dans l’animation des jeux vidéo, se souvient Patricia Dedourge. Mais il n’avait pas une palette suffisante, ses dessins étaient trop statiques et en noir et blanc. » L’équipe du CLRP s’interroge d’ailleurs sur des parcours scolaires « trop aidants ». « Les stagiaires ont souvent eu des tuteurs attentifs, des conditions d’examen aménagées et, parfois, l’étayage a pu être trop important, observe Julien Chassagne. Cela leur donne ensuite un deuil en plus à assumer. »

Enfin, à partir de janvier, c’est le stage de six mois en entreprise avec, chaque semaine, deux jours de présence au CLRP et trois jours sur leur poste de travail. En amont, Germain Pinet a vérifié les conditions de travail et les aptitudes requises, pour aplanir les éventuelles difficultés. « Je suis là pour sécuriser le stagiaire et l’employeur, précise-t-il. Il leur faut des consignes précises, des retours réguliers et un environnement bienveillant, avec une personne ressource sur qui s’appuyer », complète Anne Pelegrin. De même, Germain Pinet a veillé à l’information des futurs collègues : savoir, c’est éviter de mal juger le petit nouveau qui prend ses pauses seul, dans un coin. Les Asperger ne voient aucun charme à une discussion devant la machine à café, qu’ils assimilent à une perte de temps. Pendant les six mois de stage, régulièrement, les deux formateurs rendent visite sur site à leur « Pass P’asseur » – une fois par semaine au tout début, puis toutes les trois semaines quand tout va bien. Chaque semaine, également, le stagiaire doit remplir son journal de bord, et une réunion pédagogique se tient le lundi avec les deux formateurs spécialisés et la psychologue, lorsque tout le monde se retrouve au CLRP pour les deux jours de cours. Ces bilans hebdomadaires viennent nourrir les formations – entre autres, sur le thème de la gestion des conflits, quand la problématique apparaît. La même recette est ainsi préservée : un suivi rapproché et personnalisé.

Dès le début de la réflexion sur le dispositif, un comité de pilotage a été instauré. En plus du CLRP et du CRA, il rassemble les acteurs de l’emploi et du handicap – Pôle emploi, la Direccte, Handi-pacte 59-62 (la mission pour l’emploi des personnes handicapées dans la fonction publique), les MDPH des deux départements, l’agence régionale de santé, Cap emploi, les relais handicap des universités lilloises, l’Agefiph –, qui n’ont pas forcément l’habitude de se côtoyer mais qui se sont réunis autour de cette action. Ce comité se tient tous les trois mois. Chargée de l’insertion professionnelle des étudiants en situation de handicap aux universités de Lille 1 et de Lille 3, Sylvie Vincent apprécie ce partenariat : « Je sais que l’université de Lille 1 a embauché un stagiaire de la première promotion et j’ai des étudiants qui ont intégré la deuxième session. Je n’hésite pas à faire connaître le dispositif, car il est encore très nouveau. » Son utilité ne fait, selon elle, aucun doute : « L’autisme Asperger est un handicap invisible, qui nécessite un accompagnement global et au cas par cas. Il est impossible de faire du copier-coller, tant, dans cette pathologie, les symptômes sont différents d’une personne à l’autre. »

UN RECENTRAGE SUR LE VOLET PROFESSIONNEL

Pass P’as 2 n’a pas tout à fait la même physionomie que Pass P’as 1 : désormais, le centre ressources autisme reste sur sa mission d’orientation et de diagnostic et ne se charge plus de l’accompagnement sur les habiletés sociales, comme il le faisait lors de la première promotion du dispositif. « Notre mission est de soutenir une expérimentation forte, ensuite nous nous retirons », justifie Olivier Masson, son directeur. Pour la deuxième promotion, le choix a été fait de se concentrer sur le seul volet professionnel, en choisissant des candidats bénéficiant d’une bonne stabilité sociale. « Il nous a semblé compliqué de travailler en même temps l’autonomie et l’insertion professionnelle, reconnaît Catherine Maes. Pour ceux qui avaient ce double enjeu, c’était difficile, comme pour les deux qui n’ont pas trouvé de travail à la sortie du dispositif. » Dans la nouvelle promotion, beaucoup vivent encore chez leurs parents. Certains ont cependant été accueillis à l’internat du CLRP, avec retour en famille le week-end. Cette internalisation a été possible grâce au renfort d’une animatrice qui leur a fait visiter les locaux et le quartier et qui leur propose des activités. Et l’accompagnement périphérique dont se chargeait l’éducatrice spécialisée – comme prendre les transports en commun avec l’usager jusqu’à son lieu de travail – est désormais assuré par Germain Pinet et Julien Chassagne.

Autre nouveauté, le CLRP a gagné un appel d’offres sur les projets innovants lancé par l’Agefiph. Il peut ainsi financer un accompagnement complémentaire pour le suivi des anciens « Pass P’asseurs » à présent dans l’emploi. A ce titre, Germain Pinet reste le référent de Xavier Chaudesaigues, qui travaille au service des inscriptions de l’université Lille-1. Celui-ci a une nouvelle chef de service, Emmanuelle Lhermite, qui n’a pas su au début comment l’aborder. « J’avais peur de lui faire des remontrances car je croyais que j’allais le blesser », explique-t-elle. De son côté, Xavier Chaudesaigues a tendance à imaginer le pire, alors il dissimule parfois ses erreurs. Le pot aux roses a été découvert, et Emmanuelle Lhermite a demandé conseil à Germain Pinet, qui l’a rassurée et lui a conseillé de dire les choses, comme avec tout subalterne. Aujourd’hui, Xavier se sent comme un coq en pâte dans son service : il apporte régulièrement des chocolats et râle contre ceux qui ne sont pas capables de ranger un dossier correctement. « Pass P’as a été un sérieux coup de pouce. Maintenant, mon objectif, c’est de tenir le coup », assène-t-il. Il vient de signer un nouveau contrat de six mois.

Notes

(1) CLRP : 3, rue du Docteur-Charcot - 59000 Lille - Tél. 03 20 10 43 60.

(2) CRA Nord-Pas-de-Calais : Parc Eurasanté Ouest - 150, rue du Docteur-Alexandre-Yersin - 59120 Loos - Tél. 03 20 60 62 59.

(3) Ces deux personnes souhaitent conserver l’anonymat.

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