Il s’inscrit dans une série de travaux que nous réalisons depuis une dizaine d’années avec de jeunes collègues, sur des sujets d’actualité dans le champ du droit pénal. Il s’agissait en l’occurrence d’apporter un regard européen et international sur la justice des mineurs. Ce livre se présente aussi comme un hommage à la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE). Il est paru deux mois avant le 25e anniversaire de ce texte dont la réception demeure bien difficile dans nombre de pays, même lorsqu’il a été signé et ratifié.
Ils reposent sur des conceptions différentes de l’enfant et de la famille et, évidemment, sur des niveaux de droits hétérogènes. Le premier est le modèle « patriarcal ». Il suppose que la famille soit conçue comme ayant la pleine maîtrise de l’éducation de l’enfant, l’Etat et les collectivités territoriales devant intervenir le moins possible dans son éducation. L’enfant est considéré comme une petite personne placée sous la tutelle de ses seuls parents. Le modèle existe encore en Allemagne. Après la Seconde Guerre mondiale, il fallait rompre avec la politique familiale nazie qui s’imposait aux familles, et ce modèle a alors été considéré comme une avancée. On le rencontre aussi dans les pays dont le développement social, économique et culturel est différent de celui de la Vieille Europe - je pense à la Turquie ou à la Russie. On trouve ensuite le modèle « protectionniste », qui a surgi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans de nombreuses démocraties européennes et outre-Atlantique. Il est fondé sur l’intérêt supérieur de l’enfant, que celui-ci soit en danger ou délinquant. Au nom de cet intérêt supérieur, les pouvoirs publics peuvent intervenir dans le fonctionnement des familles. Ce modèle a été construit dès 1945 en France et il a depuis largement essaimé, notamment avec la CIDE. Il faut aussi citer le modèle de « servitude », qui continue malheureusement à coexister aux côtés des autres et dans lequel l’enfant n’a aucun droit. Il concerne des millions d’enfants victimes à travers le monde d’enrôlement obligatoire, de travail forcé, d’esclavage ou de prostitution.
Depuis l’alternance politique de 2012, il n’y a pas eu de loi nouvelle concernant les mineurs, si ce n’est l’abrogation des peines plancher par la réforme pénale du 15 août dernier, pour les majeurs comme pour les mineurs. Mais auparavant, de 2002 à 2012, on avait assisté à une succession de lois analysées comme des régressions du modèle protectionniste, alors dominant en France. Il s’est produit une mutation, pas tant pour les enfants en danger que pour ceux en conflit avec la loi, avec heureusement comme rempart le quatrième modèle, celui de la « justice-garantiste », qui s’appuie sur le respect de la Convention européenne des droits de l’Homme et sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Quand des coups de boutoir viennent entamer la protection due au mineur au niveau national, la CIDE et les textes européens jouent heureusement un rôle de garde-fou.
Dans de nombreux pays, la protection de l’enfant en danger demeure quasi inexistante. Pas nécessairement dans les lois, comme en Turquie où elles sont assez progressistes. Le problème, c’est la réception des lois, qui reste très problématique, notamment parce qu’elles ne sont pas en cohérence avec la représentation de la famille. Il se produit donc un décalage entre un droit proche des autres droits européens et ce qui se passe dans la réalité. Cette tension s’explique aussi par une situation économique dégradée. De ce fait, il est très difficile de mettre en place une protection des enfants en danger solide. D’ailleurs, même en France, il arrive que des signalements à l’ASE [aide sociale à l’enfance] ne soient pas suivis d’effets. Autrement, au sein de la Vieille Europe, la conception de la justice des mineurs est à peu près la même partout. L’Allemagne, qui reste marquée par le modèle patriarcal, se situe peut-être plus encore que la France dans le modèle protectionniste concernant l’enfance délinquante, en étendant la spécificité de la justice jusqu’aux 18-21 ans. Cela n’existe pas chez nous, où l’on bascule dans la majorité dès 18 ans. La France reste exemplaire en matière de spécialisation de la justice des mineurs mais elle est, à l’inverse, extrêmement répressive sur la durée des peines. Nous pouvons condamner un mineur à la réclusion criminelle à perpétuité, ce qui n’existe nulle part ailleurs en Europe. C’est d’ailleurs ce qui vient d’arriver au jeune psychotique qui avait assassiné une collégienne au Chambon-sur-Lignon, dans la Haute-Loire. Non seulement il a été déclaré responsable, ce qui sans doute n’arriverait pas dans d’autres pays d’Europe, mais il a été condamné à la prison à vie.
C’est pour cette raison que nous sommes en difficulté, en France et dans d’autres pays, pour établir un droit cohérent. On peut parler à cet égard d’une mosaïque du droit et des droits. Certaines règles s’appliquent à l’enfant en tant que sujet, d’autres à l’enfant en tant qu’objet. C’est ce qui nous a conduites à titrer notre livre La minorité à contresens, car il n’y a pas d’homogénéité en matière de droit des mineurs. Par exemple, la minorité pénale n’est pas la même que la minorité civile, ce qui n’est pas très logique. On peut être condamné à une peine de prison à partir de 13 ans, mais on ne peut contracter qu’à partir de 18 ans. L’intérêt supérieur de l’enfant, dont on ne sait pas très bien ce qu’il recouvre, explique sans doute cet empilement des règles de droit. Le cheminement vers l’âge adulte est long et compliqué et n’est pas le même pour tous les enfants. Le droit doit poser des règles mais, en pratique, les seuils d’âge ne sont pas nécessairement adaptés à toutes les situations. La justice des mineurs ne peut donc être conçue que comme une justice souple, dans le respect des droits fondamentaux. Cependant, ceux-ci ne doivent pas écraser toute spécificité de l’enfance. La Convention européenne des droits de l’Homme ne dit pas grand-chose des droits des mineurs. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de militer pour une juste combinaison des modèles protectionniste et de justice-garantiste.
Le droit pénal européen se fabrique peu à peu. Il a avancé en matière de procédure pénale, par exemple sur la garde à vue ou les droits des victimes. Sur le fond, il est encore un peu pauvre, même s’il existe une directive sur la traite qui contraint à harmoniser les infractions. On laisse pour l’instant une marge d’appréciation considérable aux Etats en ce qui concerne l’organisation de la justice pénale des mineurs. Mais on se dirige vers une harmonisation européenne. D’autant que les pays de l’Union ont quand même beaucoup de points communs dans ce domaine. Les différences se trouvent plutôt dans la réception des textes, comme dans le cas de la Roumanie, qui a fait des efforts considérables pour que son droit des mineurs lui permette d’entrer dans l’Union européenne. Mais que fait-on concrètement de ce droit et a-t-on les moyens de le mettre en œuvre ? La question se pose aussi en France. La protection judiciaire de la jeunesse a-t-elle les moyens d’accompagner les jeunes qui lui sont confiés ?
Le risque existe. Dans les textes, on a pu observer une régression de sa spécificité. Mais ces régressions textuelles n’ont pas été autant suivies d’effets que le pouvoir politique l’aurait souhaité dans les années 2002-2012. Sur le terrain, les juges pour enfants demeurent protectionnistes. La plupart d’entre eux continuent à travailler dans l’esprit de l’ordonnance de 1945. On en arrive donc à un véritable décalage entre ce que dit le droit et ce que les juges, qui disposent d’une marge d’appréciation importante, font dans la réalité.
Christine Lazerges, juriste, est professeure émérite à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et présidente de la commission nationale consultative des droits de l’Homme. Avec la juriste Geneviève Giudicelli-Delage, elle a codirigé La minorité à contresens. Enfants en danger, enfants délinquants (Ed. Dalloz, 2014). Elles ont également codirigé La dangerosité saisie par le droit pénal (Ed. PUF, 2011).