Deux études inédites, dont les grandes conclusions ont été présentées lors des journées nationales de l’UNAF des 24 et 25 novembre dernier à Lyon, permettent de mieux cerner le cadre d’intervention de la mesure judiciaire d’aide à la gestion du budget familial (MJAGBF) – encore mal connue, voire mal comprise, depuis que la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance l’a substituée à l’ancienne tutelle aux prestations sociales enfants(1). L’une, qualitative, réalisée par le Cédias-Musée social à la demande de l’UNAF, analyse l’expérience de dix familles bénéficiant d’une MJAGBF. L’autre, réalisée par l’UNAF auprès des travailleurs sociaux de 52 UDAF (unions départementales des associations familiales), dresse le portrait de près de 3 000 familles bénéficiaires. « Cette étude statistique nous a permis d’objectiver et de compléter ce qui remontait du terrain, dans la perspective de mieux connaître les familles accompagnées, d’améliorer nos pratiques et construire des arguments politiques pour lever les freins à la mise en œuvre de la mesure, explique David Pioli, coordonnateur du “pôle droit, psychologie, sociologie de la famille” à l’UNAF. Par ailleurs, les réalités étant très différentes selon les territoires, et en l’absence de données officielles, nous voulions, en tant que premier opérateur associatifde la MJAGBF, disposer d’une photographie nationale. » Autre enjeu pour l’UNAF : « sortir les services de l’isolement et leur faire comprendre qu’ils appartiennent à un réseau, partageant une expertise en protection de l’enfance ».
Qui sont les familles concernées par une MJAGBF ? Le législateur a prévu que lorsque les prestations familiales ou le RSA servi aux personnes isolées ne sont pas employés pour les besoins liés au logement, à l’entretien, à la santé et à l’éducation des enfants et que l’accompagnement en économie sociale et familiale (AESF) n’apparaît pas suffisant, le juge des enfants peut, dans le cadre de l’assistance éducative, ordonner cette mesure judiciaire, qui consiste à confier la gestion des prestations familiales à une personne morale ou physique. L’aide éducative visant le retour à l’autonomie dans la gestion du budget est alors un outil pour accompagner les familles dans leurs fonctions parentales.
Sans surprise, celles-ci sont largement touchées par les difficultés économiques. Mais l’intérêt des deux études réalisées sous la houlette de l’UNAF est de mettre en lumière le degré de précarité de la plupart d’entre elles et la façon dont la pauvreté monétaire est une dimension sous-jacente, et malgré tout sous-estimée, de la protection de l’enfance. « Plus les personnes sont empêchées d’agir, de prendre des décisions pour elles-mêmes et de faire des choix, plus elles sont dépendantes des décisions et actions d’autrui, plus elles sont vulnérables. L’une des conséquences de la pauvreté monétaire est la réduction des perspectives d’actions (se déplacer, travailler…) et de choix », relève dans la synthèse de son étude Patricia Fiacre, chargée d’études au Cédias. « Historiquement, le travail sur la relation parents-enfants, sur la pathologie du lien, a négligé la dimension des conditions de vie matérielle des familles, qu’il serait utile de remettre dans l’équation de la protection de l’enfance », ajoute David Pioli.
De fait, l’enquête quantitative de l’UNAF révèle que plus de la moitié des familles enquêtées n’ont que les transferts sociaux pour vivre (68 % pour les familles monoparentales, sachant que plus de la moitié des allocataires vivent seuls avec leurs enfants). Les ressources moyennes des foyers enquêtés passent de 940 € pour les familles avec un enfant à un peu moins de 2 000 € pour celles qui ont plus de quatre enfants (le nombre moyen d’enfants des familles bénéficiaires est de 3,2). Les dettes liées au logement ou aux dépenses d’énergie concernent respectivement 47 % et 43 % des familles, 38 % étant endettées pour d’autres motifs (crédit à la consommation par exemple). Les allocataires sont, le plus souvent, très éloignés du marché de l’emploi. Un quart des familles ont déjà été expulsées et 10 % sont en cours ou menacées d’expulsion locative.
Plus inquiétant encore : toutes ces dimensions de vulnérabilité sociale sont aggravées quand les allocataires ont été placés durant leur enfance, situation qui a concerné une part importante (30 %) d’entre eux. « Les problèmes budgétaires sont symptomatiques de situations complexes », commente David Pioli. La gestion de l’urgence, la difficulté à hiérarchiser les priorités, ou encore l’impossibilité de se projeter peuvent aboutir à la construction « d’un système normatif en décalage avec ce qui est admis comme nécessaire pour l’enfant ». Les bénéficiaires non endettés et sans difficultés face au logement, en général ceux qui bénéficient depuis le plus longtemps de la mesure, représentent 8 % de l’effectif étudié. Néanmoins, après huit ans de suivi, plus d’un tiers des familles restent endettées. « Il s’agit d’une minorité de familles qui se « maintiennent debout »grâce à cette aide, qui ne sont pas en capacité d’accéder à une gestion autonome, ou qui ne s’en croit pas capables, et pour lesquelles la situation se dégrade dès qu’on envisage de mettre fin à la mesure », analyse David Pioli.
La quasi-totalité des foyers bénéficiaires connaissent d’autres difficultés, dont principalement des problèmes de santé physique, psychique ou psychologique (43 %), l’isolement (39 %), les difficultés de compréhension de l’écrit (26 %), les conflits de couples ou les violences conjugales, les conduites addictives et le handicap. Ils connaissent souvent d’autres mesures de protection de l’enfance, le plus fréquemment une mesure d’action éducative en milieu ouvert (34 %), le placement judiciaire (28 %) et l’intervention d’un (e) technicien (ne) en intervention sociale et familiale (13 %). Les autres formes d’accompagnement (placement administratif, aide éducative à domicile, mesure judiciaire d’investigation éducative, mesure pénale pour un mineur…) sont plus marginales. La situation matrimoniale et la situation devant l’emploi sont par ailleurs des facteurs discriminants pour le placement des enfants : la part des enfants placés est de 30 % dans les familles monoparentales dont l’allocataire est sans emploi et de 11 % quand ce dernier et son conjoint sont en activité. Au total, 14 % des familles ont tous leurs enfants placés, un taux qui augmente, là aussi, quand l’allocataire a lui-même été placé durant son enfance.
Comment, en pratique, la MJAGBF s’exerce-t-elle ? Plus de deux tiers des familles sont suivies depuis deux ans (durée maximum renouvelable) et plus, depuis plus de huit ans pour 600 d’entre elles. Les travailleurs sociaux proposent en moyenne un peu plus de neuf rencontres par an aux familles, la plupart du temps à leur domicile, et environ 80 % des enfants ont été rencontrés. Parfois, une inquiétude à l’égard des enfants conduit le délégué aux prestations familiales à engager une action spécifique, dans la majorité des cas une information au juge des enfants (6 % des familles). Parmi les signes de l’ampleur du non-recours aux droits chez les bénéficiaires : très souvent, le professionnel est amené à engager une procédure d’ouverture des droits à la CMU (pour 42 % des familles).
L’étude menée par le Cédias auprès de dix familles éclaire davantage sur la façon dont les bénéficiaires de cette mesure la perçoivent. « Le recueil des données frappe par le consensus positif exprimé par les familles concernant la MJAGBF, indique la synthèse. Toutes témoignent positivement de la mesure. » Pour autant, les parents font également part de leurs craintes, notamment de voir leurs enfants placés, ou du temps qu’il leur faut pour saisir l’objectif de l’intervention. Pour certains, le « document individualisé de prise en charge » permet de travailler sur des objectifs, et leur sentiment de participer à un travail commun est « notable ». « Etre au centre du dispositif, cela ne signifie pas être au milieu des regards et des discours des autres, mais bien participer, travailler, être acteur de la mesure », pointe l’auteure. Autre particularité : « Avec la MJAGBF, les outils comptables deviennent des éléments à part entière de ce qui fonde la relation entre les parents et les travailleurs sociaux », eux-mêmes peu habitués à cet outil. Ainsi, cette discipline imposée « est partagée par le parent et le délégué, c’est ensemble qu’ils s’efforcent de mener à bien la gestion du budget. Ce partage du travail et de la rigueur participe à rendre les parents acteurs de la mesure. »
Se pose aussi la question de la fin de l’intervention. Tandis que pour les professionnels, l’inutilité de l’accompagnement « est acquise lorsque les familles se sont approprié un cadre qui leur permet d’être autonomes », cette perspective est plus délicate du côté des bénéficiaires, qui ont traversé de grosses difficultés (risques d’expulsion, violences conjugales…) pendant le déroulement de la mesure. « Lorsque l’accompagnement a duré plusieurs années et qu’il a été particulièrement soutenant, y mettre un terme est complexe pour les parents. Ils parlent d’un attachement sécurisant à leur délégué, voire à l’UDAF », souligne l’étude.
Si parfois les professionnels s’interrogent sur les limites de la mesure dans les situations « où l’accompagnement s’éternise », un constat unanime semble se dégager : « au fil du temps, la MJAGBF a permis aux parents et aux enfants de retrouver la tranquillité. Les parents se sont sentis protégés et soutenus. » Les bénéficiaires et les travailleurs sociaux témoignent de « plusieurs exemples pour lesquels les gains d’autonomie ont permis de restaurer la fonction parentale, ou plus précisément l’exercice de la fonction parentale ». Avec le règlement progressif de la dette, « des perspectives nouvelles se sont présentées, des choix ont été possibles » progressivement – achat d’un véhicule, séparation du conjoint, retour à l’emploi… « Ainsi, si la mesure d’aide à la gestion du budget familial ne permet pas aux familles de sortir de la pauvreté monétaire, elle leur permet de sortir, un peu pour certaines, beaucoup pour d’autres, d’une configuration de vulnérabilité. Les parents retrouvent des capacités à agir. »
Plusieurs familles ayant connu le placement de leurs enfants alors que la MJAGBF était entamée, la question de son utilisation préventive ou en alternative à une autre intervention judiciaire est également soulevée. Or la mesure « n’est pas toujours intégrée dans une stratégie globale d’intervention, sauf lorsqu’il s’agit d’un retour en famille d’enfants placés. Pourtant, on peut faire l’hypothèse selon laquelle, lorsqu’ils travaillent sur les revenus des familles issus des prestations familiales, qui constituent parfois l’essentiel des revenus des familles, les délégués touchent à l’objet premier du travail social », estime le Cédias.
Pour l’UNAF, ce recueil de données et d’expériences des pratiques devrait permettre aux unions départementales de plaider pour une meilleure intégration de la mesure parmi les outils de protection de l’enfance. Une mauvaise transition avec l’ancienne tutelle aux prestations familiales, la confusion de cet accompagnement avec une mesure coercitive et le principe de subsidiarité introduit par la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance a « entraîné son déclin, même si la chute des mesures prononcées depuis deux ou trois ans s’amoindrit cette année », indique David Pioli. Selon lui, la MJAGBF, « qui n’est pas entrée dans le « logiciel » des conseils généraux » (elle est financée par les organismes débiteurs des prestations), devrait être intégrée dans les schémas départementaux en faveur de l’enfance et de la famille, à l’occasion de leur mise à jour. L’UNAF souhaite aussi assouplir la notion de subsidiarité dans le cadre de la proposition de loi relative à la protection de l’enfant, en cours d’examen au Parlement. La rédaction de la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance laisse entendre que la mesure doit intervenir après une mesure d’AESF quand celle-ci a été insuffisante. « Toutes les prestations d’aide sociale à l’enfance prévues à l’article L222-3 du CASF devraient être prises en compte, et pas seulement l’AESF, argumente David Pioli, comme c’est le cas, par exemple, en matière de protection des majeurs : la loi réformant la protection juridique des majeurs, votée le même jour, prévoit ainsi que la MAJ (mesure d’accompagnement judiciaire) peut être prononcée en cas de refus de la personne ou d’échec de n’importe laquelle des mesures administratives mises en œuvre en application des articles L. 271-1 à L. 271-5 du code de l’action sociale et des familles ».
(1) Voir ASH n° 2876 du 26-09-14, p. 26.