J’ai voulu jouer sur l’ambiguïté du terme, qui désigne à la fois la tombée et le lever du jour. Le crépuscule est souvent associé à l’idée de déclin, mais en réalité c’est une lumière incertaine. Par cette analogie, je souhaitais indiquer qu’en 2002, lors de la première parution de l’ouvrage, il existait des possibilités de reconfiguration de l’Etat social. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé, mais le contexte a fortement évolué depuis, notamment avec la crise de 2008 dont nous subissons toujours les effets. Ce livre reste néanmoins pertinent dans la mesure où il permet une mise en perspective de l’évolution des politiques sociales. Je l’utilise toujours avec mes étudiants de l’Université de Liège.
Il s’agissait de l’une des premières publications en sciences sociales qui s’intéressaient à la question de l’activation des politiques sociales. Peut-être parce que, en Belgique, nous y avons été confrontés plus tôt qu’ailleurs. En 1999, la coalition Arc-en-ciel, composée de socialistes, de libéraux et d’écologistes, avait développé la notion d’Etat social actif. Ce basculement, que je décris dans Le crépuscule du social, n’était alors pas tout à fait problématisé en France. Contrairement à ce que montrent les analyses classiques sur la crise de l’Etat social, celui-ci a été critiqué et attaqué dès sa naissance car il est, dans son essence même, inachevé. L’Etat social est en effet le produit d’un mouvement incessant de la société et des politiques sociales qui se construisent en permanence. Il faut donc essayer de ne pas tomber dans le piège de la réification de cet Etat social. Il existe d’ailleurs beaucoup de spécificités selon les pays. Par exemple, le modèle rhénan d’Etat social était fortement patriarcal et masculin, reposant sur le fait que toute une partie du travail domestique et éducatif était effectué par les femmes.
J’ai peut-être péché alors par excès d’optimisme. Depuis vingt ans, la donne a complètement changé. Nous avons plutôt assisté à la montée des vulnérabilités et des inégalités, et nous sommes aujourd’hui à l’évidence dans un contexte davantage précarisé qu’en 2002. La plupart des couches de la population sont fragilisées et s’inquiètent pour leur avenir et celui de leurs enfants. L’émergence des partis populistes un peu partout en Europe en dit d’ailleurs long sur les inquiétudes de populations de plus en plus plongées dans une société incertaine. Les personnes vulnérables se trouvaient autrefois à la périphérie de la société. Aujourd’hui, nous sommes tous questionnés par la vulnérabilité, avec une remise en question de nos liens professionnels, conjugaux, familiaux…
On observe en effet une confusion entre les politiques d’assurance et d’assistance sociales. Lorsque je demande à mes étudiants où ils situent les chômeurs dans l’organigramme des politiques sociales, ils ont tendance à les mettre du côté des politiques d’assistance. Pourtant, les chômeurs relèvent normalement de la sécurité sociale, donc de l’assurance. Ce sont des travailleurs frappés par la malchance qui restent disponibles sur le marché du travail. Mais aujourd’hui, le chômeur est vu comme une personne en difficulté, voire un fraudeur, relevant des catégories de la précarité et de la pauvreté. C’est sans doute aussi en raison de cette confusion que l’on a beaucoup de difficultés à repérer ce qu’est l’action sociale, qui se joue à l’intersection de l’assurance et de l’assistance. Le problème est que tout cela prête à confusion pour le commun des mortels, qui ne voit plus dans le social que pauvreté et déficit. Certains publics qui n’ont même plus le privilège d’être exploitables sont de plus en plus pointés du doigt : les immigrés sans qualification, les jeunes non diplômés, les familles monoparentales, les personnes âgées dépendantes, etc. Pourtant, tel qu’il a été construit dans l’immédiate après-guerre, le système de protection sociale a une vocation universaliste à travers les retraites, les allocations familiales, les politiques de santé et, par extension, la culture ou encore l’éducation. Il produit du bien-être, mais on ne voit plus que son coût.
Dans cet ouvrage, il s’agissait avant tout d’une analyse classique des politiques sociales portant sur les structures internes de l’Etat social, sur la construction des assurances sociales, sur les politiques d’action sociale… Ce n’est que dans Social barbare, en 2010, que j’ai essayé de penser davantage l’évolution des politiques sociales à partir des travailleurs du social. Car dès lors qu’il existe un Etat social actif, il faut bien qu’il s’appuie sur des agents d’activation, des intermédiaires du social. On ne peut donc plus penser les politiques sociales sans prendre en considération le rôle pivot des travailleurs sociaux, qui se trouvent au cœur du système. Ce pourrait être une belle reconnaissance de leur légitimité, mais on est aujourd’hui plutôt dans une phase de dilution de leur identité professionnelle. C’est sans doute ce qui explique que l’on ne compte plus les groupes de réflexion qui tentent de repenser le métier, ou plutôt les métiers du travail social, qui sont marqués par le développement de ce que j’appelle les « métiers flous ». Car désormais, à côté des métiers reconnus, interviennent dans le champ du social des diplômés en sciences humaines, des sociologues, des psychologues. En Belgique, on trouve aussi des anthropologues, des gens qui ont des formations en gestion, etc.
On ne les a jamais autant sollicités qu’à l’heure actuelle. Ils sont de plus en plus en première ligne, coincés entre les attentes politiques et institutionnelles, et celle des usagers. Ce qu’on leur demande est de plus en plus incommensurable. Ils doivent faire en sorte que les gens se lèvent à l’heure, suivent une formation, sachent rédiger leur CV, jouent leur rôle de parents, soient aussi de bons conjoints. Produire de l’individu contemporain, c’est produire du lien à travers le travail, mais aussi la famille ou le lien conjugal. Les professionnels du social doivent produire du jeune, de l’employé, du parent… On leur demande finalement de tenir les vieilles promesses de l’Etat-providence, non plus à travers des institutions mais des dispositifs. Les usagers retrouvent-ils pour autant du travail, la santé ou un équilibre familial ? Pas nécessairement.
Je viens de lire La préférence pour l’inégalité, l’ouvrage de François Dubet(1), qui montre de quelle manière la dynamique des inégalités a changé. Nous ne sommes plus seulement dans la dualité riches-pauvres, nous cumulons les inégalités en fonction du sexe, de l’origine, du diplôme, du handicap… Comment réussir à penser un mouvement collectif dans ces conditions ? Pour ma part, j’essaie de montrer que, derrière le social, il existe un véritable projet de société. L’avènement du social au cours du XXe siècle a créé une civilisation. Pour la première fois dans l’histoire, on a essayé d’ancrer la question de la protection des populations au cœur même des politiques. Mais aujourd’hui, les politiques sociales deviennent étrangères, barbares, par rapport à ce qu’elles étaient. Chacun est tenté de s’en sortir au mieux pour lui-même. On n’hésite plus à parler de lassitude de la solidarité. Mais nous sommes obligés d’être solidaires les uns par rapport aux autres. Et si l’on se contente d’avoir une vision purement financière des enjeux des politiques sociales, on ira vers une dualisation croissante, avec des systèmes d’assurance privée pour les uns et l’assistance pour les autres. Il y a, bien sûr, des enjeux économiques, mais il faut aussi une lecture sociale du social.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Didier Vrancken est professeur de sociologie à l’Université de Liège et y codirige la Maison des sciences de l’Homme.
Il préside également l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF). Il publie une version revue et augmentée du Crépuscule du social (Ed. Presses universitaires de Liège, 2014). Il est également l’auteur de Social barbare (Ed. Couleur livres, 2010).