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Aiguilleur pour chemineaux

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Hervé Mouden est référent social pour les gares du nord de Paris. Il va à la rencontre des personnes errantes, sensibilise les cheminots et facilite la création de chantiers d’insertion. Son rôle : aider un public en grande difficulté à aller vers les solutions existantes, sans le fixer dans la gare.

Il est 7 h 30. « Bonjour, je travaille à la SNCF, avez-vous besoin de quelque chose ? » Hervé Mouden, l’air sérieux mais souriant, s’est incliné à hauteur d’un vieil homme barbu qui mendie à l’entrée de la gare du Nord. Après quelques minutes de discussion, il lui indique sur un plan où trouver une douche, un café chaud et une distribution gratuite de nourriture. Depuis novembre 2011, cet employé de la SNCF est référent social pour les cinq gares du nord de Paris (Nord, Est, Saint-Lazare, Haussmann et Magenta). Il pilote et harmonise les actions de soutien aux personnes errant en gare.

DANS LE CADRE D’UN PROJET SOCIAL EUROPÉEN

La création de son poste est l’aboutissement de « Hope in Stations »(1), un projet d’expérimentation sociale associant sept pays et financé par la Commission européenne. Les gares sont un lieu privilégié d’abri pour les personnes en difficulté. « Elles attirent parce qu’elles offrent un toit, elles sont un lieu de vie, de rencontres et de passage pour des gens isolés », constate le référent social. Plusieurs dizaines de SDF, personnes qui mendient, toxicomanes ou jeunes en errance se croisent chaque jour dans la gare du Nord. Depuis longtemps, la SNCF dispose de managers « engagement sociétal » et de délégués locaux de sûreté dans les gares, mais « Hope in Stations », mené en 2010 et 2011, a voulu aller plus loin. Le projet fédère pouvoirs publics, compagnies ferroviaires et associations pour améliorer l’aide apportée aux sans-abri. La gare du Nord, principal terrain d’intervention d’Hervé Mouden, est aussi le terminus de Thalys et d’Eurostar : pour beaucoup de voyageurs européens, c’est ici qu’ils font connaissance avec la France. « Pour concilier exigence commerciale et solidarité, l’entreprise a mis en œuvre des dispositifs de prise en charge des personnes sans domicile en s’appuyant sur des associations spécialisées, explique-t-on à la SNCF. Le référent social fait le lien entre la SNCF, les associations, les commerces et la police en gare pour donner la priorité à la prise en charge sociale sur l’intervention sécuritaire. »

Pour repérer les personnes en difficulté, Hervé Mouden effectue chaque semaine une tournée de une à deux heures dans les gares et les rues avoisinantes. Il est généralement accompagné par la surveillance générale de la SNCF et la police nationale, qui se tient à l’écart lorsqu’il s’adresse aux sans-abri. Certains, méfiants, le rejettent. « D’autres ont besoin de contact et racontent leur vie », explique-t-il. Ce matin, il propose à une femme de commander un véhicule pour aller prendre une douche dans un espace de solidarité et d’insertion (ESI). « Les gens qui sont en gare y habitent, décrit Véronique Otchoumou, coordinatrice des maraudes pour Emmaüs Solidarité, association conventionnée par la SNCF. Ils sont très cassés et ne vont pas spontanément vers les accueils de jour où ils peuvent manger, se laver et bénéficier d’un accompagnement social. Hervé Mouden les oriente. »

Le référent se dirige vers un jeune qui fait la manche à l’entrée d’une maison de la presse et lui rappelle que la mendicité est interdite en gare. Le mendiant lui apprend qu’il est mineur. Il est suivi par un service social, mais a perdu sa carte d’identité : cela complique tout. La nuit, il squatte illégalement des wagons désaffectés. Avec l’accord du jeune, Hervé Mouden, qui a aussi une mission de signalement, appelle Véronique Otchoumou. « Il a une bonne connaissance des gares et nous sollicite sur les situations complexes. Moi, je suis en contact avec les acteurs sociaux et je connais les réseaux et les mécanismes à mettre en place », détaille celle-ci. A la suite du lancement de « Hope in Stations », un dispositif Alerte exclusion a été institué en gare. « C’est un numéro de téléphone que les cheminots et commerçants appellent pour signaler des personnes en difficulté, explique Hervé Mouden, qui en est le gestionnaire. Il était très utilisé au départ, moins maintenant que je passe 55 % de mon temps sur le terrain. »

COORDONNER LES ACTIONS DES ASSOCIATIONS

Avec « Hope in Stations », la nécessité d’une coordination locale des actions sociales en gare est rapidement apparue. En effet, plusieurs associations et fédérations conventionnées par la SNCF interviennent dans les gares du nord de Paris : Aux captifs, la libération, Arc 75, Aurore, Coordination toxicomanie et la FNARS. Même si chacune effectue ses maraudes, Hervé Mouden les contacte pour des situations précises et les rencontre régulièrement. « On travaille en confiance avec un interlocuteur qui fait du lien et permet aux diverses associations de se connaître, se félicite Véronique Otchoumou. L’idée est d’assurer une veille efficace et de réagir vite selon nos expertises différentes. » Cette fluidité recherchée n’a cependant pas toujours existé. « Il est difficile de travailler dans un espace privé à usage public, reconnaît Natacha Lachouri, responsable du pôle éducatif d’Arc 75, association partenaire de la SNCF depuis 1991, qui s’occupe de prévention spécialisée auprès des 15-25 ans. Avant l’arrivée du référent social, notre marge de manœuvre dépendait de notre proximité avec le directeur de gare. Il y avait parfois 25 associations qui intervenaient de façon anarchique, sans qu’on sache qui faisait quoi. L’arrivée d’Hervé Mouden a clarifié les interventions sociales, ce qui nous permet de mieux travailler sur le long terme et sans doublon. »

10  h 30. Tous les vendredis, Hervé Mouden organise un « point toxicomanie » avec les services de nettoyage, les employés de mairie chargés du ramassage des seringues et l’association Coordination toxicomanies. Il est vrai, la proximité de l’hôpital Lariboisière, connu pour son service d’addictologie, attire beaucoup de toxicomanes aux abords de la gare du Nord. « En plus de nous signaler des seringues retrouvées ou des toxicomanes en situation d’errance, le référent social est notre porte d’entrée pour travailler la question avec les agents de la SNCF », détaille Johanne Rosier, chef de service à Coordination toxicomanie, qui intervient sur toutes les questions liées à l’usage de drogues sur un territoire. Il y a un an, un groupe d’électriciens travaillant en 3x8 avait invoqué un droit de retrait pour des raisons de sécurité : des consommateurs de drogues les empêchaient de travailler sereinement sur le site. « A la SNCF, il y a des centaines de sous-groupes, d’établissements et d’entités différentes, poursuit Johanne Rosier. Hervé Mouden a été notre interface pour organiser une réunion d’information directement dans le service. Seule, j’aurais été moins rapide et moins efficace. Lors de réunions, nous avons pu expliquer aux agents pourquoi les toxicomanes étaient là et comment il convenait de se comporter. Nous les avons informés sur les accidents d’exposition au sang et nous avons trouvé ensemble des solutions pour qu’ils reprennent le travail. »

Hervé Mouden oriente les usagers vers les associations, mais facilite aussi le lien de ces dernières avec les différents services de son entreprise. Deux fois par an, lors d’un « tour de gare sociétal », il rassemble le directeur des gares, le délégué local sûreté, les associations et la mairie d’arrondissement pour définir ensemble des axes de progrès. Les associations apprécient d’y assister et de ne plus être au contact direct de l’ensemble des services de l’entreprise publique. « Le référent social connaît notre travail et a compris notre posture, considèrent Benoît-Pierre Leleu et Michel Brulon, responsable d’antenne et coordinateur des maraudes de l’association Aux captifs, la libération. L’approche était très différente quand on avait affaire à des professionnels de la SNCF dont le cœur de métier était plus la sécurité que la solidarité. » En effet, il est arrivé que l’association perde de vue une personne déplacée, sans qu’elle le sache, par la police, et que tout le travail engagé auprès d’elle s’arrête là. « Hervé Mouden est désormais le tampon entre la sécurité en gare et notre travail social, poursuivent-ils. A lui de gérer la complexité de la gare dans toutes ses composantes. Nous, on nous laisse être seulement du côté des personnes à aider. »

UN TRAVAIL PÉDAGOGIQUE AVEC LES CHEMINOTS

Au début, l’acceptation par les associations du référent social en gare n’a pas été simple. « Pour nous, il était un peu le porte-parole d’une entreprise commerciale, reconnaît Natacha Lachouri. On ne parlait pas la même langue. Nous avons les mêmes objectifs : que les personnes soient moins errantes et moins dans la gare, mais pas les mêmes méthodes. Nous ne voulons pas non plus d’un coordinateur : hors de question que la SNCF nous supervise. » Constatant que la mission du référent n’était ni d’imposer ni de faire lui-même de l’accompagnement social, les associations se sont progressivement détendues. « La coordination et le conventionnement sont toujours vécus comme une forme de contrôle, admet Véronique Otchoumou. Mais cela pose un cadre que tout le monde respecte. Et nous n’avons pas de pouvoir hiérarchique les uns par rapport aux autres : nous faisons ensemble. » Hervé Mouden n’a d’ailleurs pas de formation de travailleur social. Ancien responsable des ressources humaines à la SNCF, il a migré vers ce poste parce qu’il « aime beaucoup l’humain ». « Je n’ai pas d’ascendant sur les associations. Je ne peux pas me permettre de leur donner des conseils. Je suis un interlocuteur unique qui leur facilite la tâche. » Il sait aussi que son lien avec la sûreté et la police fait un peu peur aux associations. « Je comprends très bien qu’elles gardent certaines informations pour elles. Inversement, elles savent que mes tournées n’ont pas pour but de casser leur travail social. »

14 h 30. Avec un manager « engagement sociétal », Hervé Mouden a organisé un forum solidarité pour sensibiliser et informer les agents SNCF sur le travail social réalisé en gare. Ce qui pourrait ressembler à une opération de communication est en réalité un travail pédagogique mené par le référent en direction des cheminots. « Lors de réunions dans la gare, de communications écrites ou de formations individuelles ou par services, j’essaie d’amener les agents à avoir des réponses adaptées au public en difficulté. » Que faire devant un toxicomane en pleine injection ? Pourquoi laisser les éducateurs spécialisés discuter en gare avec des filles tsiganes au lieu de les mettre tout de suite dehors ? « L’intérêt social est de plus en plus compris par les services de sûreté », se réjouit Hervé Mouden. Ainsi, avant de faire exploser un bagage abandonné, les agents de sécurité recherchent la personne sans domicile fixe à qui il pourrait éventuellement appartenir. « Cela évite de paralyser la gare, mais aussi que la personne perde toutes ses affaires et ses papiers. »

Il s’agit par ailleurs de proposer aux associations un travail de fond, au-delà d’une simple réaction à la présence de SDF dans la gare. « Nous avons réfléchi à des aménagements alternatifs aux grilles mises en place habituellement pour éloigner les toxicomanes, souligne Johanne Rosier. Des récupérateurs de seringues ont été installés et des rondes de ménage réinstaurées dans des endroits à l’écart. Nous accompagnons en outre le débat sur la création d’une salle de consommation à moindre risque, en projet près de la gare. »

Hervé Mouden est aussi chargé d’informer son institution – sa hiérarchie ainsi que ses collègues – sur les prises en charge sociales en cours. « Je leur explique ce que j’ai moi-même mis un peu de temps à comprendre, à savoir que l’accompagnement social ne se décrète pas, que les gens sont libres de ne pas se soigner ou de refuser un hébergement d’urgence. Et il ne faut pas attendre des résultats à court terme. » Il réalise ainsi dans l’entreprise ferroviaire une sorte d’éducation aux enjeux du travail social.

16 h 30. Au téléphone, dans son bureau, le référent social discute d’échafaudages. Il a fallu quelques échanges avec ses collègues des services du patrimoine, qui passent leur temps à effacer des tags sur les murs de la gare, pour que ceux-ci comprennent et acceptent l’idée que des chantiers d’insertion de jeunes fonctionnent dans la gare du Nord. L’insertion par le travail est en effet son deuxième axe de travail. Après « Hope in Stations », la Commission européenne finance un projet pilote baptisé « Work in Stations ». L’idée est de profiter du tissu économique très vivant dans et autour des gares pour permettre à des personnes de s’insérer. En collaborant avec la FNARS, la SNCF fait appel à des entreprises d’insertion pour réaliser des petits travaux d’entretien, le référent social organisant le chantier et le suivi des travaux. Or, l’an dernier, un chantier éducatif a été encore plus loin. Des jeunes éloignés de l’emploi, suivis par quatre éducateurs spécialisés de l’association Arc 75, ont repeint des poteaux et créé une fresque dans la gare. « Ce chantier était un outil fabuleux pour travailler avec des jeunes qui ont un rapport très négatif avec l’institution, se rappelle Natacha Lachouri. On a pu valoriser leur comportement dans un lieu visible de tous et qu’ils fréquentaient au quotidien pour des activités pas très licites. »

UNE GARE, PAS UN CENTRE SOCIAL

En fin de journée, Hervé Mouden lit les conclusions d’une étude menée par plusieurs associations sur les problèmes psychiatriques dans les gares parisiennes. « On s’est rendu compte que beaucoup de personnes sont atteintes de troubles du comportement », soupire-t-il. Les associations, soutenues par le référent, réfléchissent d’ailleurs à l’intervention en gare d’une équipe mobile d’infirmiers psychiatriques et de travailleurs sociaux. D’une façon générale, ces derniers ne manquent pas d’idées : un coffre-fort pour que les sans-abri puissent y laisser leurs papiers en sécurité ; une consigne où poser leurs sacs, ce qui permettrait de les accompagner vers un lieu où se doucher et manger chaud… « Mais il est impossible de tout faire. Je dois équilibrer les intérêts des uns et des autres, prévient Hervé Mouden, car le but n’est pas que les personnes restent dans la gare. »

La gare, lieu pertinent pour le travail social de terrain, doit-elle être perçue comme un centre où différents services sociaux seraient proposés aux personnes sans abri ? Le sujet fait débat. « A moyen terme, est-ce installer les gens dans une gare que de leur permettre d’en sortir ? », questionne Emmaüs, qui défend l’idée de la bagagerie. Récemment, Hervé Mouden a dû proposer à une association non conventionnée distribuant de la nourriture de se déplacer « pour des problèmes de flux et de propreté ». « Pour des raisons de sécurité, la gare n’a pas vocation à être un lieu de rassemblement. » Une ligne fixée par son institution et que défend Jérémie Zeguerman, directeur des gares. « Aujourd’hui, le métier de référent social est indispensable au bon fonctionnement d’une gare, juge celui-ci. Pour éviter le misérabilisme ou les jugements actifs, on ne veut pas rester démunis face aux situations d’errance. Il est donc important de recenser les difficultés et les mécaniques à l’œuvre, de mobiliser les associations et les services sociaux de la ville pour ne pas se limiter à une réponse sécuritaire. » L’action du référent, insiste le responsable, n’est soumise à aucune politique de résultats, car attendre un retour sur investissement n’aurait aucun sens.

En revanche, la gare n’a pas vocation à devenir un centre social. « Identification et accompagnement pour passer la main à des experts : notre compétence sociale s’arrête là. » Le rapport d’évaluation(2) de « Hope in Stations » conclut de la même manière : « Les gares ferroviaires manquent de lieux appropriés pour fournir un service de bonne qualité. Concevoir la gare comme un point de référence et de coordination locale plutôt que comme un centre de services est l’un des principaux enseignements de l’opération. »

Notes

(1) Homeless People in European Train Stations (« Espoir pour les sans-abri dans les gares européennes »).

(2) Réalisé par l’Agence nouvelle des solidarités actives.

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