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Défendre l’exception française de la « culture de métier »

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« On peut s’interroger sur le projet de promouvoir un travailleur social unique dans un contexte où dominent les politiques d’austérité et la volonté de diminuer les dépenses publiques. L’hypothèse envisagée par le groupe de travail sur l’architecture des diplômes de parvenir à un socle commun de compétences pour chaque niveau à partir duquel se déploieraient des spécialisations – éventuellement négociables voire monnayables dans un contexte d’individualisation des parcours professionnels et de fragilisation des conventions collectives – signe l’abandon de la logique de métiers, qui a prévalu jusqu’ici, au profit d’un excès de rationalisme. Certes, l’une des justifications est la nécessaire harmonisation européenne des formations : avec ses 14 diplômes en travail social, la France ferait figure d’exception et l’absence d’équivalences empêcherait la mobilité des jeunes diplômés français qui ne pourraient pas exercer à l’étranger.

Lire et relire nos aînés

Mais ne faudrait-il pas faire de l’exception culturelle française une richesse sur laquelle s’appuyer ? Plutôt que de faire disparaître les métiers, il m’apparaît au contraire nécessaire de les réhabiliter à l’aune de leurs histoires respectives – prendre notamment le temps de lire et relire nos aînés, ces figures pionnières qui ont su questionner des savoirs en panne d’efficacité et en quête d’humanité – avant d’envisager leurs évolutions. “La culture de métier est avant tout une culture transmise, renouvelée et actualisée dans le principe d’apprentissage, permettant l’incorporation des procédés, gestuelles, langage et attitudes au travail”(1). C’est sa transmission qu’assure aujourd’hui la formation des travailleurs sociaux en constituant à travers son modèle d’alternance un espace-temps de socialisation auquel participent les professionnels et leurs pairs.

A travers mon expérience professionnelle, je voudrais montrer combien l’éducateur spécialisé a pu affirmer son identité professionnelle et son engagement à travers sa “culture de métier”. L’éducation spécialisée est une praxis originale qui mêle éducatif, thérapeutique et pédagogique selon des agencements singuliers, forcément spécifiques puisque finalisés et contextualisés. L’éducateur spécialisé a cru ainsi en l’éducabilité des enfants et des adolescents, voire des adultes, en empruntant aux pédagogies traditionnelles et aux pédagogies nouvelles, à la psychanalyse et à la psychothérapie institutionnelle, aux différentes disciplines des sciences humaines : philosophie, psychologie, psychosociologie, sociologie… Il a cru aux articulations possibles entre théories et pratiques, à la richesse des expériences, singulières et collectives ; il s’est appuyé sur des valeurs pour construire une identité, certes fragile mais empreinte d’humanité, convaincu que la relation éducative se construit à partir d’une rencontre qui ne peut se faire sans la parole ni l’écoute. Persuadé de son efficacité malgré son invisibilité, il a préféré l’anonymat à la célébrité. Il a cultivé l’indicible de la relation éducative pour mieux en souligner la complexité.

A l’origine, l’éducateur spécialisé est un artiste qui a répondu à l’appel irrésistible de la vocation. La liberté créatrice dont il dispose peut justifier un choix de métier malgré de bas salaires. Le sentiment d’échapper à la routine, de ne pas exercer un travail aliéné, de pouvoir développer une originalité et cultiver une différence, sont des atouts qu’il aime citer. Il bénéficie d’une autonomie que défend une hiérarchie majoritairement composée d’anciens pairs. L’engagement professionnel accompagne une prise de risques d’autant plus forte qu’il y a une part d’incertitude, que domine le caractère imprévisible de l’action. Cette “culture de métier” suppose la créativité, le don, l’empathie, l’inspiration, l’intuition, etc. Comme le souligne le sociologue Pierre-Michel Menger, le “travail créateur [est] une entreprise ardue, inquiète, parcourue par le doute sur la valeur du résultat, incertaine de son avenir, même lorsque le succès est là”(2). Pour aider à vivre le risque inhérent à l’éducation, un souffle de reconnaissance accompagne la démarche quel que soit le résultat, autorise le plaisir pour résister à l’inquiétude et mieux appréhender le possible écart entre les efforts entrepris et des résultats aléatoires. Face à chaque situation, domine l’idée que l’éducateur spécialisé peut adopter plusieurs comportements, selon la personne, le contexte, la finalité, la nature du projet, les contraintes et les ressources : “il a la faculté de se démultiplier ainsi sans drame”(3). Mais les savoirs théoriques ne suffisent pas : sont alors convoqués ces savoir-faire et savoir-être, ces aptitudes que révèlent ou confirment les pratiques.

Ouvrir le débat

Puissent les “états généraux du travail social” entendre ceux et celles qui interviennent “en basses terres marécageuses, où les situations sont des ‘chaos’ techniquement insolubles, [où les praticiens] parlent d’expérimentation, d’essais et d’erreurs, d’intuition et de débrouillardise”(4) ; puissent-ils ouvrir un débat qui réuniraient praticiens formateurs, chercheurs, syndicalistes. L’avenir de nos métiers et du travail social nous appartient ! »

Notes

(1) Françoise Osty – Le désir de métier. Engagement, identité et reconnaissance au travail – Presses universitaires de Rennes, 2010.

(2) Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain – Ed. du Seuil, 2009.

(3) Ibid.

(4) Donald Schön – « A la recherche d’une nouvelle épistémologie de la pratique et de ce qu’elle implique pour l’éducation des adultes » – In Savoirs théoriques et savoirs d’action – Sous la direction de Jean-Marie Barbier – PUF, 1996.

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