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« L’humiliation est une potentialité dans la rencontre entre deux mondes sociaux inégaux »

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Enquêter dans le « Triangle d’or » du VIIIe arrondissement parisien… C’est ce que le sociologue Nicolas Jounin a proposé durant trois ans à ses étudiants de 1re année de l’université Paris-8 Saint-Denis. Une expérience déstabilisante qu’il décrit dans un ouvrage, et qui a permis à ces jeunes de se confronter à la question des inégalités sociales, mais aussi sexuelles et raciales.
Cet ouvrage s’enracine dans une expérience pédagogique menée entre 2011 et 2013 avec des étudiants en 1re année de sociologie à l’université Paris-8 Saint-Denis. Quel était son objectif ?

Notre pari consistait à prendre pour objet d’études trois quartiers du VIIIe arrondissement de Paris pour en faire une analyse sociologique rigoureuse et essayer de saisir ce qui s’y passe et ce qui les structure. Il s’agissait ainsi d’initier les étudiants à des problématiques classiques de la sociologie concernant les inégalités sociales et économiques. De ce point de vue, le VIIIe arrondissement paraissait un terrain approprié, en permettant de mesurer concrètement la réalité de ces inégalités et d’observer de près le type de mode de vie que cela implique. Il s’agissait en même temps de se rendre compte que l’on appartient au même monde et que la structure sociale des quartiers populaires est une contrepartie de celle des quartiers bourgeois. Notre objectif était, en outre, d’apporter aux étudiants une méthodologie de l’enquête et de faciliter leur socialisation. Arrivant en 1re année dans cette université qui recrute essentiellement sur la Seine-Saint-Denis et le Val-d’Oise, le risque est en effet que des étudiants restent isolés. Nous leur avons donc proposé cette expérience de terrain en groupes, un peu exotique de leur point de vue, qui leur a permis d’échanger et de vivre une communauté de travail.

Comment avez-vous enquêté ?

Nous avons travaillé à chaque fois sur un semestre. Nous avons d’abord mené une période d’observation composée de trois sessions, chacune un peu plus systématisée que la précédente. La première fois, les étudiants allaient sur le terrain en se promenant assez librement. Ils devaient ensuite coucher sur le papier leurs impressions dans une sorte de note d’ambiance. Pour la deuxième sortie, la consigne était de choisir un endroit et d’y rester durant une heure afin de décrire ce qui se passait. Enfin, pour la troisième sortie de cette phase initiale, chacun choisissait de compter ou de cartographier quelque chose de façon systématique – par exemple, le nombre de caméras de surveillance. Chacun devait avoir une hypothèse à valider ou à invalider. Au cours de la phase suivante, chaque étudiant devait concevoir un questionnaire standardisé, puis il retournait dans le quartier en binôme afin d’administrer ce questionnaire à au moins dix personnes dans différents endroits. Enfin, dans la dernière phase, chacun devait réaliser un entretien d’une heure et demie à deux heures avec un habitant ou quelqu’un travaillant dans le quartier, un agent immobilier, un gérant de supérette…

Les jeunes ont-ils été déroutés par ce projet ?

Majoritairement, les étudiants de Paris-8 vivent dans le 93 et le 95. Beaucoup sont issus de milieux populaires, avec une majorité de filles et de non-blancs. Il est difficile de généraliser mais, de prime abord, certains d’entre eux ont pu ressentir une certaine timidité à l’idée de visiter un quartier aussi différent des leurs que l’est le VIIIe arrondissement. Mais le cadre pédagogique ménageait des possibilités de réaliser ce travail d’enquête sans nécessairement devoir affronter des situations trop difficiles, comme entrer dans des boutiques de luxe ou aller prendre un café dans un palace. D’autres, au contraire, se sont montrés très volontaires et ont réalisé des observations que moi-même je n’aurais pas osé faire. Par exemple, pour préparer ces cours, je suis passé plusieurs fois devant le Plaza Athénée sans jamais essayer d’y entrer. C’est quelque chose que j’ai fait depuis, sans doute parce des étudiantes ont eu cette audace les premières.

Comment ont-elles procédé ?

Ces trois jeunes femmes, après avoir essuyé un échec pour se faire servir dans un café de l’avenue Montaigne, ont tenté d’aller au bar du Plaza Athénée. Elles se sont d’abord vu répondre par une hôtesse qu’il y avait trente minutes d’attente. Elles ont décidé de rester dans le hall de l’hôtel pour réaliser quand même leurs observations. Finalement, au bout de cinq minutes, on les a laissées entrer dans le bar. Elles se sont senties observées tout du long et ont dû attendre plus longtemps que les autres clients qu’on vienne les servir. Autant dire qu’elles étaient mal à l’aise, avec un fort sentiment d’illégitimité. Lors des discussions avec les étudiants, je les ai incités dans leurs descriptions à essayer de faire la part entre leurs propres sentiments – en l’occurrence, celui de ne pas être à sa place – et les éléments plus objectifs d’un traitement inégal mis en œuvre par les personnes rencontrées. Au Plaza Athénée, les étudiantes ont ainsi chronométré le temps mis par le serveur pour venir prendre leur commande. Ce qui leur a permis de démontrer qu’elles faisaient effectivement l’objet d’un traitement différencié par rapport aux autres clients.

La différence sociale est-elle uniquement dans le regard de l’autre, ou chacun la porte-t-il en soi ?

Les deux. En sociologie, lorsqu’on utilise le concept de violence symbolique, on a parfois tendance à ne pas faire la part entre le sentiment que l’on a de sa propre place – avec ce que cela implique parfois d’intimidation – et le traitement dont on fait l’objet qui, le cas échéant, vous rappelle que l’on considère que vous n’êtes pas à votre place. Ces interactions mettent en scène une différence sociale, mais aussi sexuelle et souvent raciale. Je pense à un binôme d’étudiantes qui avait mené un entretien avec le propriétaire d’un hôtel particulier. L’expérience avait été d’autant plus difficile que leur interlocuteur ne les avait pas mises à l’aise, laissant entendre que leurs questions n’étaient pas très malignes, s’agaçant du fait qu’elles n’arrivaient pas à suivre sa trajectoire de château en château… Les entretiens peuvent être d’autant plus compliqués qu’ils mettent face à face des imaginaires construits par des parcours complètement différents. Il faut donc bâtir patiemment un pont entre les deux. D’une façon générale, l’humiliation est toujours une potentialité dans les rencontres entre deux mondes sociaux inégaux. Elle se gère en la décrivant et en collectivisant cette expérience. S’y confronter dans le cadre de l’enquête permet de l’analyser et de la partager avec d’autres.

Quels bilans les étudiants tirent-ils de cette exploration d’un univers socialement éloigné du leur ?

Dans les commentaires les plus sympathiques que j’ai pu recevoir à la fin du cours, certains ont dit qu’ils avaient l’impression d’avoir compris en un semestre en quoi consistait la sociologie. Il se sont d’ailleurs pris parfois de passion pour cette discipline. Les moments un peu déstabilisants, voire humiliants, qu’ils ont pu vivre lors de cette enquête les ont amenés à réfléchir à la fabrication des classes sociales, aux différentes formes de domination, y compris racistes, et aux modes de vie différents qui en découlent. Ils ont sans doute pu développer une vision un peu plus acérée de la société dans laquelle ils vivent. J’espère en outre que cela leur aura montré qu’il est possible d’enquêter n’importe où. Cela demande un peu d’audace, voire d’insolence, mais on peut y trouver de l’utilité et du plaisir.

Plonger des étudiants des beaux quartiers dans les banlieues du 93 produirait-il les mêmes résultats ?

En tant qu’enseignant, cela ne m’intéresserait pas. Si cela arrivait, des décalages et des situations insolites se produiraient nécessairement, mais les étudiants des beaux quartiers parisiens auraient malgré tout toujours le réconfort de penser qu’ils appartiennent à un monde dominant. Mais surtout, ce qui donne son sens à ce livre est une prise de position contre les inégalités au sein de l’enseignement supérieur. Les enfants d’ouvriers et des classes populaires étudient principalement dans les universités périphériques comme Paris-8. Or les fonds de l’enseignement supérieur vont principalement aux institutions telles que Sciences-Po, l’Ecole normale supérieure et les grandes écoles, alors que leurs élèves sont issus majoritairement des groupes sociaux favorisés. Ils n’ont pas besoin d’autant de moyens ni d’égards. Si l’on veut véritablement démocratiser la capacité à prendre la parole sur le monde social, il faut largement renforcer des institutions comme Paris-8.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Nicolas Jounin, sociologue, a enseigné pendant sept ans à l’université Paris-8 Saint-Denis. Il publie Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers (Ed. La Découverte, 2014). Il est également l’auteur de Chantier interdit au public.

Enquête parmi les travailleurs du bâtiment (Ed. La Découverte, 2009) et coauteur de On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite (Ed. La Découverte, 2011).

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