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Rendre l’estime aux victimes

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Mis en place en juin 2012, le numéro vert gratuit 0 800 00 46 41 ouvre aux victimes de harcèlement sexuel les portes d’une prise en charge thérapeutique et sociale au sein du service de psychiatrie de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris.

« Célibataire, sensible, isolée professionnellement, j’étais la proie idéale. » Fabienne F.(1), 35 ans, est meurtrie mais lucide. Pendant plusieurs mois, elle a été victime de harcèlement sexuel de la part de son supérieur hiérarchique – « quelqu’un que je voyais comme une figure paternelle et à qui je venais souvent me confier ». Elle a d’abord cru que les mains aux fesses étaient « un malentendu ». Avant que son oppresseur ne recommence, puis tente d’aller plus loin. « J’ai eu très peur, j’ai crié et j’ai quitté le bureau en pleurant. » La scène remonte à deux ans, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle a trouvé le ressort pour appeler SOS Harcèlement sexuel(2), le numéro vert mis en place au sein du service de psychiatrie de l’hôpital Saint-Antoine(3), de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). « Après un long arrêt maladie, la dénonciation des agissements de mon harceleur et sa mise en préretraite, j’ai enfin changé de travail et je me sens prête à demander de l’aide. » Psychiatre et psychothérapeute, le docteur Amine Mihoubi décrypte : « Distingué par son caractère répétitif, le harcèlement sexuel est un traumatisme au même titre que le viol. La victime peut souffrir de symptômes similaires à ceux d’une personne agressée, et passer des années à s’en remettre. Et c’est d’autant plus douloureux que c’est souvent incompris, faute de preuves matérielles. Or, du côté psychiatrique, on constate des dépressions, des cauchemars, des conduites d’évitement, des sursauts, des situations de blocage sexuel, des tentatives de suicide… » Après avoir traversé une phase de culpabilité, Fabienne F. a accumulé un stress qui a déclenché des douleurs neuropathiques. Et c’est en recherchant sur Internet s’il existait des psychiatres spécialistes du harcèlement sexuel en milieu professionnel qu’elle a découvert la cellule d’aide psychologique créée par le professeur Charles Peretti, la seule de ce type en France.

DES VICTIMES PRIVÉES DE SOUTIEN PSYCHOLOGIQUE

En 2011, l’association Future, au Féminin, qui œuvre pour l’égalité hommes-femmes dans l’entreprise et en politique, publie son livre blanc « Plaidoyer pour un féminisme républicain, pragmatique et avec les hommes »(4), dans lequel elle recommande, entre autres, l’ouverture d’un dispositif de prise en charge thérapeutique des victimes du harcèlement sexuel. « J’avais moi-même connu des difficultés dans un de mes emplois et je m’étais rendu compte qu’il n’y avait aucune offre pour soutenir psychologiquement et socialement les victimes. Elles se retrouvaient démunies, sans information et ayant rarement les moyens financiers de se soigner », raconte Lydia Guirous, présidente fondatrice de l’association. Charles Peretti, chef du service de psychiatrie de l’hôpital Saint-Antoine et parrain de Future, au Féminin, se montre immédiatement intéressé et propose la création d’un numéro vert et gratuit. « La direction du groupement hospitalier a été convaincue, ainsi que mes collègues du service de psychiatrie qui sont spécialisés dans la prise en charge des psychotraumatismes. La secrétaire médicale a donné son accord pour assurer l’accueil téléphonique en plus de ses missions. Tout s’est donc fait très vite. Ce qui a pris le plus de temps a été l’installation technique de la ligne ! », retrace le psychiatre.

L’hébergement du dispositif au sein d’un hôpital est la grande satisfaction de Lydia Guirous. « Cela facilite la démarche pour les victimes, qui subissent déjà une double peine : être harcelée et devoir se soigner. L’hôpital protège. Elles peuvent prétexter de s’y rendre pour voir un ami malade. Surtout, les consultations en secteur 1, c’est-à-dire sans avance de frais, permettent à des femmes de classes moyenne et populaire d’accéder à une prise en charge médicalisée sans creuser leur budget. » Pour la militante, ce projet est la preuve du bien-fondé d’une coopération entre deux milieux qui ne se rencontrent presque jamais, le médical et l’associatif : « J’ai apprécié l’enthousiasme de l’équipe de Saint-Antoine. Je pensais qu’il y aurait des blocages de la part des professionnels en santé mentale et, au contraire, ils ont tout de suite manifesté l’envie de suivre des patients dans le cadre du harcèlement sexuel. Ils ont affaire à une nouvelle population, des personnes que l’on peut traiter et remettre sur les rails. »

UN SERVICE LANCÉ SOUS LES PROJECTEURS

La cellule SOS Harcèlement sexuel ouvre le 6 juin 2012, quelques jours après la censure par le Conseil constitutionnel de l’article du code pénal définissant le délit de harcèlement sexuel(5). « Un concours de circonstances qui a mis un coup de projecteur sur ce lancement, se souvient Lydia Guirous. Le numéro vert a tout de suite bien fonctionné, d’autant que, pour certaines femmes, la détresse était amplifiée par le fait qu’elles pensaient que la loi ne les protégeait plus. » Le vide juridique induit par l’abrogation de cet article est comblé trois mois plus tard avec une loi sur le harcèlement sexuel, qui le définit ainsi : « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle – gestes, envois ou remises de courriers ou d’objets, attitudes… – qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante »(6).

Rachel P., 35 ans, l’une des premières à avoir composé le numéro vert, témoigne : « J’étais en détresse complète, je n’arrivais plus à retourner travailler alors que le harcèlement datait de deux ans plus tôt. Et, enfin, je m’adressais à des personnes qui me prenaient au sérieux ! Mes collègues, mon entourage et même la police – puisque j’ai porté plainte – ne comprenaient pas. C’est parce que le mécanisme du harcèlement est très vicieux, très fin. Celui que j’ai subi a duré huit mois, pendant lesquels mon chef s’enfermait dans mon bureau pendant des heures, suggérait une promotion canapé, me faisait du chantage affectif… Il me tenait car il savait que, comme j’élevais seule mon enfant, j’avais vraiment besoin de ce travail. Il a fait en sorte de connaître mes failles dès l’entretien d’embauche pour mieux s’en servir ensuite comme arme. J’ai réussi à changer de service, mais je souffrais dans mon coin, je n’avais plus confiance en personne, j’avais l’impression de voir mon harceleur derrière toutes les portes, comme s’il me poursuivait. Je ne m’imaginais pas que ses paroles auraient pu avoir de telles répercussions psychologiques. »

La seule professionnelle de l’hôpital habilitée à répondre au téléphone dédié est Josiane Chiva, secrétaire médicale. « Nous avons choisi de ne pas mettre de répondeur pour éviter les plaisantins », explique-t-elle. Avec son accent chantant et son expérience (vingt ans dans le service de psychiatrie), elle sait mettre les victimes en confiance. « Il ne faut pas les brusquer car ce sont des personnes qui ont perdu toute estime d’elles-mêmes. Je leur explique quelle prise en charge nous pouvons proposer. J’écoute leur récit et je transmets immédiatement leur fiche au professeur. » Mais Josiane Chiva fait aussi le tri parmi les appels. « Des personnes qui ont été violées téléphonent ici au lieu de se rendre à la police. D’autres sont victimes de harcèlement moral. Un nombre important d’appels émane aussi de province et ne peut pas faire l’objet d’une prise en charge dans nos murs. Enfin, de rares cas d’érotomanes qui s’imaginent être harcelées relèvent également de la psychiatrie, mais dans un autre cadre. Dans tous les cas, elles sont réorientées, nous ne les laissons pas sans solution. »

LE HARCELEUR, UN MALADE QUI S’IGNORE

Depuis l’ouverture de la cellule de soin, une centaine de victimes de harcèlement sexuel sont effectivement entrées dans le dispositif parisien – « à 99 % des femmes, et à 99 % dans le cadre de harcèlement au travail ». « Deux femmes actives sur dix ont affronté une situation de harcèlement sexuel dans leur vie professionnelle. Cela concerne des femmes de tout âge, de tout milieu social, constate Josiane Chiva. Cela se passe dans les hôpitaux, les administrations, la restauration ou la haute joaillerie. Toutes ont en commun de se sentir fautives, d’avoir le sentiment de ne pas être entendues, de ne pas être crues. Ici, on leur tend la main et on leur dit qu’elles sont victimes d’une personne qui transgresse la loi. »

Charles Peretti reçoit toutes les patientes dans les soixante-douze heures. Afin de les déculpabiliser, il leur explique que leur harceleur est quelqu’un qui a soif d’autorité et de pouvoir, mais qu’il s’agit surtout d’un malade. « Il joue sur l’ambiguïté au point que sa victime ne comprend pas qu’il tisse doucement sa toile autour d’elle. Ce serait naïf de croire que l’on peut arrêter ces personnes-là avec de bonnes paroles. Au contraire, si sa proie le repousse, il mettra la barre toujours plus haut. C’est comme essayer d’arrêter un train en marche. Quand il en aura fini avec sa victime – lorsqu’elle change de travail, tombe malade ou cède à ses avances –, le bourreau s’acharnera sur une autre. » Le chef de service regrette d’ailleurs que « ces personnes ne reconnaissent jamais leurs torts et ne demandent pas à se faire soigner ».

Durant l’entretien avec les victimes, le chef de service s’avise de leur état de santé : « Je vois s’il y a urgence de mise en place d’un traitement médicamenteux, si des troubles psychopathologiques comme de la dépression, un burn-out ou des troubles anxieux sont installés. Puis j’évalue leur situation affective, familiale, professionnelle, avant de voir vers où elles veulent cheminer et comment nous pouvons les y aider. Selon le diagnostic, je décide vers quel collègue les orienter parmi les 35 collaborateurs du dispositif (psychiatres, psychologues, infirmiers, assistantes de service social…). »

Marie-Victoire Chopin, psychologue clinicienne, a ainsi accompagné de nombreuses victimes. « J’avais constaté qu’il existait très peu de programmes psychologiques probants pour permettre à ces femmes de prendre du recul par rapport à la situation, de prendre des résolutions importantes pour leur carrière, leur vie, leur santé, après le harcèlement. Je propose d’abord des séances au cours desquelles je leur apprends à détecter les personnes qui peuvent générer ce type de relation. A comprendre aussi pour quelles raisons elles ont été vulnérables, afin que cela ne se reproduise plus. On essaie de prendre cet événement, tout dramatique qu’il soit, comme un apprentissage. J’agis comme un coach pour que la personne arrive à envisager son avenir. Surtout, je vérifie qu’il n’y a pas de dépression masquée, car souvent celle-ci éclôt bien plus tard, de façon post-traumatique. »

Si tel est le cas, Amine Mihoubi, psychiatre, prend la main : « Le contact dépend de la phase dans laquelle se situe la patiente. Plus la prise en charge est tardive, plus on est dans quelque chose qui se chronicise. C’est parfois l’équivalent du syndrome de Stockholm : la victime s’est habituée à son employeur-harceleur et stopper la relation devient une montagne insurmontable. Se confier à un tiers est déjà très délicat, un pas qui coûte à la victime. Alors, pendant la consultation, je revêts deux casquettes. La première est celle de clinicien qui tente de calmer le symptôme. A l’hôpital, je prends en charge la phase aiguë et, si la personne a besoin d’une analyse, je lui propose des rendez-vous à mon cabinet. La seconde casquette est celle de représentant de la société, avec la préparation de la victime à une confrontation. Car je suis persuadé que le traitement ne reste que partiel s’il n’y a pas ce complément indispensable qu’est la réparation. Le harcèlement est douloureux, incompris et très peu indemnisé, car ce n’est pas quelque chose qui se voit. Pourtant, si la blessure est dans la tête, elle est bel et bien là. »

Comme « passées à tabac psychologiquement », selon l’expression de Charles Peretti, les victimes n’ont pas toujours la force de porter plainte contre leur bourreau. Selon l’enquête IFOP réalisée pour le défenseur des droits au début 2014, seules 5 % d’entre elles portent leur situation devant la justice(7). « C’est une étape ultérieure vers laquelle nous tentons de les amener, concède néanmoins le psychiatre. Il doit y avoir un mûrissement intérieur, la patiente doit se convaincre qu’elle en vaut la peine. Je repense à une jeune bijoutière, qui est parvenue à lancer une procédure plusieurs mois après la fin de la prise en charge, qui lui avait permis de reconstituer quelques défenses. » Fabienne F. chemine elle-même en ce sens. « Ma mère m’avait déconseillé de porter plainte contre mon ancien chef, de peur que je sois trop fragile pour la confrontation. Mais alors cela voudrait dire que l’on peut me faire subir ce qu’on veut sans que je réagisse ? J’ai besoin de cette reconnaissance ! Je ne sais pas encore comment formuler ce recours, et je compte pour cela sur l’aide de la cellule SOS Harcèlement sexuel. »

Le dispositif offre aussi la possibilité aux patientes d’être accompagnées socialement. Celles qui viennent voir Sandrine Eyermann, assistante sociale, sont les cas « les plus “lourds”, pour lesquels le harcèlement sexuel a eu des répercussions sur de nombreux aspects de la vie : elles ont perdu leur emploi, sont endettées, n’ont plus de logement, certaines ont aussi subi une séparation ». Pour la professionnelle, derrière la demande sociale, ces femmes expriment surtout « une demande de soutien et d’écoute ». Elle ajoute : « Si elles ont échappé aux griffes du harceleur, si elles ont entamé une prise en charge psychologique, le traumatisme est encore dans leur tête et elles ont besoin de déverser. Les entretiens avec ces patientes-là sont d’ailleurs les plus longs. C’est ce qui m’a le plus étonné quand j’ai commencé à prendre en charge les victimes dans ce dispositif : je ne pensais pas que je rencontrerais des personnes qui auraient fait tout un parcours, mais finalement achoppent toujours. »

SE DÉLESTER DU MAL-ÊTRE ACCUMULÉ

La cellule, qui dispose de très peu de moyens (le groupe hospitalier a imprimé quelques flyers pour en faire la publicité, mais le dispositif fonctionne sans bureaux ni personnel dédié), n’est pas en mesure pour le moment de lancer une étude sur le devenir des patientes une fois qu’elles sortent de la prise en charge. Mais pour Lydia Guirous, à l’origine du projet – et qui rêve d’une campagne d’affichage de grande ampleur pour en assurer la promotion –, le bilan est forcément positif : « C’est une réussite à partir du moment où ces personnes ont trouvé une oreille attentive et des professionnels pour pouvoir se délester de tout le mal-être qu’elles ont accumulé à cause du harceleur. Je suis sûre qu’il y a des femmes qui ont été remises en selle et ont pu retourner vers une activité professionnelle et vers la vie en tentant d’oublier cette affreuse histoire. Et c’est normal qu’elles ne reviennent pas en parler à l’hôpital. » Marie-Victoire Chopin, psychologue, renchérit : « Le temps qu’elles mettent à reprendre leur vie en main peut varier selon les personnes et selon la gravité des situations, mais, dans tous les cas, les patientes repartent en ayant appris à se protéger. » Rachel P., qui n’a d’ailleurs pas rappelé la cellule depuis deux ans, assure : « Le travail que j’ai effectué auprès de la psychologue a été utile. J’aimerais la revoir pour lui dire où j’en suis, que ça va maintenant et qu’à mon tour, après avoir suivi une formation en sophrologie, j’aimerais aider les personnes qui ont vécu ce genre de traumatisme. » Une idée qui pourrait intéresser Marie-Victoire Chopin, bien décidée à développer la cellule : « Plus on est nombreux, mieux c’est pour apporter aux patientes des prises en charge longitudinales. » Afin de développer la palette d’outils thérapeutiques proposée, la psychologue envisage de monter des groupes de parole entre victimes. « Cela élargit les liens sociaux et permet de lutter contre l’isolement. J’en anime à l’hôpital ainsi qu’en libéral, et cela s’est montré bénéfique pour les participants. »

Malgré ces réussites, le numéro vert peine à faire des petits. Ce qui désespère Lydia Guirous : « Je me suis épuisée à vouloir décliner cette formule dans d’autres hôpitaux. Je suis intervenue au congrès des psychiatres de France pour les sensibiliser à la question, j’ai rencontré la direction de l’AP-HP, à Paris, et celle de l’AP-HM, à Marseille. Je voudrais qu’il y ait aussi des SOS Harcèlement sexuel dans les zones rurales, les besoins sont partout… Même si le tabou sur ce sujet semble être levé, rien ne bouge ! A l’occasion des trois ans du dispositif, en juin 2015, nous monterons un événement et remonterons au créneau. »

Notes

(1) Les identités des victimes ont été modifiées.

(2) SOS Harcèlement sexuel (0 800 00 46 41), ouvert du lundi au vendredi, de 9 heures à 12 heures et de 14 heures à 16 heures – Hôpital Saint-Antoine : 184, rue du Faubourg-Saint-Antoine – 75012 Paris – Ou également à l’hôpital Tenon : 4, rue de la Chine – 75020 Paris.

(3) Le service est spécialisé dans les pathologies résistantes à la thérapeutique. Il compte 43 lits et 10 000 consultations annuelles.

(4) http ://futureaufeminin.org.

(5) Voir ASH n° 2759 du 11-05-12, p. 16 et 22.

(6) Voir ASH n° 2771 du 24-08-12, p. 16 et 24.

(7) « Enquête sur le harcèlement sexuel au travail » – Disponible sur http ://goo.gl/G53tgm.

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