« Si la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance constitue une avancée significative, elle gagnerait à énoncer davantage les principes de doctrine sur lesquels elle s’appuie ou est censée s’appuyer. Il y a là en effet des choix de société, une certaine idée du rôle des parents, de la place de l’enfant, des droits et de la liberté des personnes. Il s’agit de conceptions d’ordre philosophique, éthique et sociologique qui mériteraient d’être explicitées plutôt que d’exister trop souvent “en creux”. Par exemple, décider que la protection d’un enfant en danger au sein de sa famille doit être systématiquement et prioritairement envisagée dans un cadre administratif et que la saisine du procureur de la République n’est justifiée qu’en cas d’impossibilité ou d’échec constitue un changement remarquable. On peut douter toutefois d’une lecture ou d’une compréhension véritablement partagée du sens de cette nouvelle écriture proposée par la loi.
Ma participation, depuis de nombreuses années, à la formation des cadres de l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui décident par délégation du président du conseil général (en application de la loi de 2007) et des cadres des autres services qui concourent à la protection de l’enfance m’a permis de constater combien les définitions des notions aussi couramment utilisées que la prévention et la protection étaient diverses, voire contradictoires, d’un département à l’autre. On va jusqu’à retrouver cette hétérogénéité au sein des services d’un même conseil général. Et lorsque vous le faites remarquer, vous prenez le risque de passer pour un idéologue passéiste ou pour un fossoyeur d’innovation. Est-ce donc si grave ? Eh bien oui, c’est très ennuyeux !
Il est illusoire d’agir de façon cohérente si le sens des concepts n’est pas intégré par chacun, s’il n’est pas partagé entre les professionnels d’un même service, des services et des départements entre eux. Il en va de la cohérence des parcours des enfants, du respect du droit des familles et de l’équité du traitement des situations familiales. A travers certaines pratiques professionnelles et dans le cadre des évolutions organisationnelles, le risque est très grand de laisser des dérives s’installer.
La protection administrative de l’enfance ne s’inscrit pas dans le champ de la “prévention”. Au-delà de la prévention “primaire”, qui mobilise les éléments du droit commun (on peut parler de prévenance), la prévention “secondaire” vise une population dont les difficultés justifient l’intervention en soutien de compétences professionnelles spécifiques – service social départemental, protection maternelle et infantile (PMI), prévention spécialisée, service social en faveur des élèves… La protection administrative et la protection judiciaire relèvent de ce que les Québécois nomment “la loi d’exception”. Si la formule peut paraître rude, elle a le mérite d’être claire : elle énonce le fait que les interventions décidées à ce titre constituent une dérogation au droit commun. En France, le schéma est identique mais il est présenté de façon moins explicite, ce qui est regrettable. Les mesures de protection administrative (actions éducatives à domicile, accueils de jour, techniciennes de l’intervention sociale et familiale, accueils provisoires…) constituent en droit des prestations d’ASE qui induisent une intrusion dans la famille, une intervention de la puissance publique dans la sphère privée. Principe que ne réduit en rien l’accord des représentants légaux.
De surcroît, en autorisant la protection administrative du président du conseil général lorsque l’enfant est en danger et, au-delà, en la priorisant par rapport à l’intervention judiciaire, la loi accroît le degré de responsabilité de l’ASE. La prise de risque est majorée. La protection administrative et les mesures qu’elle mobilise doit au plus vite être enclenchée afin de permettre aux parents de retrouver leur autonomie, c’est-à-dire leur droit fondamental d’éduquer librement leur enfant. Inversement, si la protection administrative est impossible ou si elle ne permet pas de remédier aux difficultés, le procureur de la République doit être saisi en raison du danger et de l’absence ou de l’insuffisance de collaboration des parents.
La loi du 6 juin 1984 sur les droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de la famille et de l’enfance et sur le statut des pupilles de l’Etat prévoit, déjà, l’obligation de l’ASE d’informer les parents des conséquences sur leur autorité parentale de toute mesure de protection administrative et des conditions de saisine du procureur de la République. La loi de 2007 accentue le caractère dialectique de la relation entre protection administrative et protection judiciaire, qui sont conçues dans une proximité de sens et d’action. Décidée par le juge des enfants, l’assistance éducative rend en effet possible la contrainte à l’égard des représentants légaux. Laquelle a du sens et une utilité, parce que le danger pour l’enfant est insupportable et que l’action de l’ASE est impossible en raison de l’attitude ou de la posture des parents (même si l’adhésion est recherchée par le juge).
Le système français donne une possibilité d’agir graduée : prévention secondaire, protection administrative, protection judiciaire(2). Il invite aussi les conseils généraux à respecter certains principes essentiels :
1. Il revient au service de l’ASE d’articuler protection administrative et protection judiciaire en ayant une vision claire de chacun des cadres juridiques. Toutes deux s’inscrivent dans une démarche spécifique, intrusive à l’égard de la vie familiale et qui porte atteinte de façon différenciée et graduée aux droits des parents ;
2. La protection administrative prévient la protection judiciaire. Dérogatoire au droit commun bien qu’elle repose sur un accord, elle exige des conditions d’exercice précises dans le respect du droit des parents et de l’enfant ;
3. Les services de prévention secondaire des conseils généraux concourent à la protection de l’enfance dans le département – l’ASE est subsidiaire à leur action. Ils agissent en cohérence avec la protection administrative et la protection judiciaire mises en œuvre par l’ASE. Ils permettent et facilitent le retour à l’autonomie des familles.
La démarche de développement social, qui met en avant l’environnement de la famille ainsi que les ressources et les compétences individuelles et collectives, doit concerner l’ensemble des champs de la protection de l’enfance dans une perspective de maintien ou de retour dans le droit commun. C’est une erreur de laisser à l’écart la protection judiciaire, puisque l’esprit même de l’assistance éducative est de remettre l’autorité parentale en selle. En revanche, si l’évaluation du lien et de l’attachement entre parents et enfant le justifie, il conviendra de tirer les conclusions d’un éventuel “délaissement parental”(3). Concevoir la protection judiciaire en dehors de cette vision générale, sans ce lien opérationnel étroit avec la protection administrative et l’articulation avec les services de prévention, c’est la condamner à l’isolement et à un retour en arrière dommageable. La confusion est telle que parfois on nomme “protection” ce qui relève de la protection judiciaire et de la séparation et “prévention” ce qui relève exclusivement de la protection administrative et de la prévention secondaire. Ce qui va à l’encontre de la cohérence de l’action et du respect des droits.
Expliciter davantage le sens et l’esprit de la loi va dans le sens d’une compréhension partagée par tous les professionnels. C’est en précisant les attentes et les intentions du législateur en matière de protection des enfants que l’on peut justifier et induire le renforcement des exigences dans l’évaluation clinique des situations et les prises de décision individuelles. L’enjeu, faut-il le rappeler, est considérable pour chaque enfant.
Notre système de protection de l’enfance intègre des actions préventives et des mesures administratives et judiciaires. Ces mesures relèvent de principes d’exception ; elles doivent être conçues, comprises, décidées et mises en œuvre dans une proximité et une complémentarité qui permettent réellement l’antériorité de la protection administrative.
Préciser le sens de la loi, c’est permettre aux services de prendre en compte avec précaution la spécificité de l’ASE, qui doit faire sens commun pour tous les départements. Dans le cas contraire, on fait semblant, l’intérêt de l’enfant ne constitue plus qu’une formule passe-partout et, à terme, la protection de l’enfance est mise en difficulté. »
(1) Voir ASH n° 2879 du 17-10-14, p. 22. On attend également la remise du rapport d’évaluation de la gouvernance de la protection de l’enfance des inspections générales des services judiciaires et des affaires sociales ainsi que l’examen en séance publique au Sénat le 11 décembre prochain de la proposition de loi relative à la protection de l’enfance déposée par les sénatrices Michelle Meunier et Muguette Dini.
(2) Pour la prévention « primaire », les professionnels de PMI ont d’ailleurs raison de lui préférer le terme de « promotion » puisque le droit commun, l’école, le soin, le logement, l’emploi… constituent des éléments de « promotion » dans le cadre d’une conception positive vis-à-vis de l’enfant qui grandit.
(3) Un enfant victime de « délaissement parental » peut bénéficier d’une décision judiciaire ou d’une initiative de ses représentants légaux (remise de l’enfant à l’ASE en vue de son adoption) pour bénéficier de la qualité de « pupille de l’Etat » en vue de son adoption simple ou plénière.