« Quel rapport entretient l’assistant de service social, missionné pour lutter contre toutes les formes d’exclusion et favoriser l’intégration de chaque citoyen, avec la norme ? Quel rôle joue celle-ci et quel impact a-t-elle dans l’élaboration de sa pratique ? Le professionnel doit-il tendre à un enseignement de la norme aux usagers ? N’essaie-t-il pas de rendre l’usager conforme à ce que la société attend de lui ? Entre contrôle social et perspective intégratrice, l’existence d’un processus de normalisation vient directement interroger le sens de la pratique des assistants de service social et le rapport qu’ils entretiennent avec la société, l’institution, l’usager ou les fondements de leur profession.
Assimilée à un contrôle social et objet de nombreuses critiques, l’existence d’un processus de normalisation dans la pratique n’est pas récente. Aux origines de la profession, la mission principale des assistants de service social était d’éduquer la classe ouvrière et les professionnels “tentaient d’imposer comme universel un système de représentations et de conduites”(1). Mise en place dans les années 1990, l’intervention sociale d’aide à la personne (ISAP) considère l’usager, par la formulation de sa demande et sa “collaboration”, comme le premier acteur de son accompagnement. Le processus de normalisation a-t-il pour autant disparu de la pratique ?
Si elles se transforment par la primauté de la liberté individuelle, les normes sociales et sociétales doivent être prises en considération. Les assistants de service social sont amenés à rapprocher leurs pratiques de la société, de son fonctionnement, de son évolution et de ses attentes. Dans un contexte social de crise (chômage, exclusion…), ces dernières semblent s’être renforcées. D’un côté, les pouvoirs publics espèrent obtenir du travail social une certaine efficacité et rentabilité, de l’autre, les usagers attendent des réponses concrètes et immédiates face à des contextes de vie difficiles, interrogeant le rapport au temps dans le travail social. Les temporalités – celle d’une société du “plus en plus vite”(2), celle que chacun entretient avec sa propre existence et celle inhérentes au temps de la réflexion dans le travail social – viennent elles-mêmes percuter la référence aux normes. “Le travail social est avant tout un travail sur le corps social. Il désigne l’ensemble des activités de liaisons, médiations que l’on peut créer entre des individus, des groupes, des milieux dans notre vie quotidienne”(3). Dès lors, comment cela se traduit-il dans le rapport de ces professionnels à l’institution et à l’usager, notamment dans cette crise dite du “lien social”(4)
Considérée comme au service de la société, l’institution détermine le cadre d’intervention de la pratique de l’assistant de service social. Celle-ci reste régie par les missions de l’institution, du professionnel, les “codes” de la société, eux-mêmes dépendants des normes sociétales. L’explicitation du cadre institutionnel peut alors apparaître comme le point de départ de l’accompagnement. Elle énonce un principe de réalité, de faisabilité permettant de délimiter les projets de chacun. Ce rappel des codes relatifs à la société peut donner la possibilité d’éclairer les individus sur leurs capacités d’agir et la place qu’ils tiennent dans une collectivité. En ce sens, le processus de normalisation contenu dans l’explicitation du cadre d’intervention s’inscrirait dans une visée citoyenne et intégratrice. Sa mise en œuvre par les assistants de service social serait en outre de plus en plus souhaitée par les institutions. Elle permettrait une diminution du nombre de demandes et de recours à l’assistant de service social (en augmentation depuis l’émergence de la crise des années 1970) en rapprochant des individus au collectif, en renforçant une certaine solidarité… En parallèle, elle assurerait, à plus grande échelle, la “sur-vie” et la cohésion de la collectivité.
Dans son rapport à l’usager, la mise en œuvre d’un processus de normalisation apparaît plus limitée. La fonction d’accompagnement, dans le cadre de l’ISAP, met l’usager au cœur de la relation avec le professionnel. Il en est l’acteur principal. L’intervention part de lui, de sa demande, de ses potentialités, de sa situation, de sa volonté… Ainsi, la pratique de l’assistant de service social ne serait pas uniquement orientée par les normes de la société, elle relève également de sa relation avec l’usager. Par sa place d’acteur, celui-ci serait le seul à décider de se rapprocher ou non de la norme. Est-ce néanmoins la garantie de l’absence d’un processus de normalisation dans l’accompagnement ? La complexité des histoires de vie, le vécu des situations sociales difficiles voire insoutenables, le désir d’être intégré dans la société amènent à s’interroger : l’individu n’apporterait-il pas lui-même les “clés” d’une certaine normalisation ?
D’où la question : qu’est-ce qu’être “acteur” dans le travail social ? Si ce concept peut être entendu comme la participation, l’implication de l’individu dans son accompagnement, il pose également la question du libre choix : le choix d’aller à la rencontre de l’assistant de service social, celui d’accepter les critères, les normes de la société(5)… N’est-ce pas parce qu’à un moment donné il n’est plus acteur ou ne peut plus l’être qu’il sollicite l’assistant de service social ? Au cours d’entretiens(6), il est apparu que certains usagers attendaient du professionnel “un guide, quelqu’un qui va pouvoir me guider pour m’éclairer”, en s’appuyant notamment sur ses connaissances, sa formation ou son expérience. Cette notion de “guide” n’est pas sans rappeler la fonction de conseil inscrite dans le référentiel professionnel des assistants de service social. Or “conseiller n’est pas neutre”(7). De manière plus ou moins consciente, l’usager peut aussi amener le professionnel à tendre vers un processus de normalisation dans ses accompagnements.
Dans sa pratique, l’assistant de service social se trouve ainsi dans une position d’“interface” entre l’usager et l’institution, leurs attentes spécifiques et ses missions… Il se retrouve tel un tisseur composant son “œuvre” avec les fils du processus de normalisation et ceux de l’individualisation des parcours. Cette place peut mettre en tension le professionnel, qui doit souvent trouver un équilibre entre les demandes et attentes de chacun. Le processus de normalisation en est un exemple. Présent et souhaité dans ses rapports respectifs à l’usager et à l’institution, il incite le professionnel à trouver dans sa pratique un “juste milieu” entre le contrôle et l’aide. Il pose avant tout deux questions : quel sens donné à l’intervention de l’assistant de service social ? De quelle place et de quel pouvoir le professionnel dispose-t-il dans l’élaboration de sa propre pratique ?
Face aux attentes et contraintes actuelles, le travail des assistants de service social est de plus en plus perçu comme un “travail prescrit”. A côté des pôles – institution, usager – de la pratique et entre “expertise sociale” et “développement du pouvoir d’agir”(8), les professionnels investissent, dans chacun de leur accompagnement, leurs réflexions, leur personnalité… Ils trouvent un sens à leur pratique dans la mise en place de stratégies, dans la création d’espaces de liberté, de gestes du quotidien… Pour de nombreux auteurs, il s’agit avant tout d’un questionnement et d’un choix éthique, fondé à partir des convictions et des sensibilités de chacun. L’éthique interroge le sens de l’intervention, de sa portée et permet aux professionnels de ne pas s’enfermer dans une pratique immuable et définitive.
Assure-t-elle pour autant l’exercice d’un pouvoir et d’une liberté dans l’élaboration de sa pratique ? Dans le contexte social actuel, l’éthique n’est pas uniquement déterminée par le professionnel en fonction de sa personnalité. “Elle est certes pour soi mais bien plus envers autrui et envers les conséquences futures de la société que l’on construit”(9). Elle n’est pas seulement personnelle, elle est également professionnelle. C’est alors au regard de ce qui caractérise et organise sa profession qu’elle doit se constituer. Par son ouverture et sa prise en compte d’une dimension collective et sociétale, elle ne dépend plus du bon vouloir du professionnel mais s’inscrit dans une nécessité. L’assistant de service social dispose alors d’une “responsabilité éthique” vis-à-vis des usagers, des institutions ou même de la société.
Pour avancer sur ces chemins, il appartient à chacun de “retrouver sa tortue intérieure”(10), et de réinterroger le sens de l’intervention, notamment dans ses propres rapports au processus de normalisation. »
Contacts :
(1) Jeanine Verdès-Leroux, dans l’ouvrage de Jean-Yves Dartiguenave – Pour une sociologie du travail social – Presses universitaires de Rennes, 2010.
(2) Rosa Hartmut – Accélération – une critique sociale du temps – Ed. La Découverte, 2010.
(3) David Puaud – Le travail social ou « l’art de l’ordinaire » Ed. Fabert, 2012.
(4) Serge Paugam – Le lien social » – PUF, 2013.
(5) « Que signifie “être acteur de son changement” quand on ne dispose pas du niveau de ressources suffisant pour accéder à un logement ? » – Barbara Rist dans « Entre normes et valeurs : le cas du travail social » – Vie sociale n° 4/2003.
(6) Réalisés dans le cadre du mémoire de DEASS « Le processus de normalisation dans la pratique de l’assistant de service social ; vers quelles “zones de liberté” pour le professionnel » – Clémence Houdayer – Juin 2014.
(7) Philippe Merlier – Philosophie et éthique en travail social – Presse de l’EHESP, 2013.
(8) Développement du pouvoir d’agir – Une nouvelle approche de l’intervention sociale – Sous la dir. de Claire Jouffray – Presses de l’EHESP, 2014.
(9) Brigitte Bouquet – Ethique et travail social : une recherche de sens – Ed. Dunod, 2012.
(10) Interview de Carl Honoré par Lydia Bacrie – « Retrouver sa tortue intérieure » – Publié le 15-09-2005 sur