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« Chaque individu est renvoyé à lui-même pour changer sa place dans la société »

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Paru en 1994, l’ouvrage « La lutte des places » était l’un des premiers à proposer une analyse des mécanismes de désinsertion sociale. Depuis, l’exclusion s’est installée durablement, observe l’un de ses auteurs, le sociologue Vincent de Gaulejac qui, dans cette édition augmentée, dénonce à nouveau la violence institutionnelle exercée sur les personnes en difficulté.
Comment cet ouvrage, paru pour la première fois il y a vingt ans, avait-il été accueilli ?

Son titre avait fait mouche car il exprimait la notion de compétition, non seulement pour conquérir la meilleure place mais aussi pour éviter de perdre celle qu’on a et pour essayer de retrouver celle qu’on a perdu. C’est surtout ce troisième point, c’est-à-dire le phénomène d’exclusion sociale, que nous abordions dans ce livre. A l’époque, il y avait beaucoup de débats autour de ce que Robert Castel avait appelé la « désaf­filiation », Serge Paugam la « disqualification », et que nous avions nommé la « désinsertion sociale » – trois concepts finalement assez proches. Nous mettions en lumière le fait que la pauvreté et l’exclusion n’étaient plus le propre du quart-monde et du sous-prolétariat. Des personnes tout à fait insérées, avec un logement, un emploi et une famille, pouvaient se retrouver dans une situation d’exclusion.

Qu’apporte cette nouvelle version remaniée ?

Les hypothèses que nous avons développées il y a vingt ans sur les processus d’exclusion se sont malheureusement confirmées et, sur certains points, se sont accentuées. Lorsqu’on nous a proposé de rééditer l’ouvrage, il nous a semblé utile de le réactualiser sur un certain nombre de points. Par exemple, il y a vingt ans, nous avions examiné les enjeux du RMI [revenu minimum d’insertion]. Aujourd’hui, il s’agit évidemment du RSA [revenu de solidarité active], même si, au bout du compte, ce n’est pas très différent. Nous avons également ajouté un chapitre sur la précarité. Enfin, nous voulions actualiser l’ouvrage au regard des apports de Robert Castel dans ses Métamorphoses de la question sociale.

L’expression « lutte des places » renvoie à la « lutte des classes ». Quel lien entre les deux ?

Le jeu de mots n’est évidemment pas le fruit du hasard. Il exprime le déplacement de la conflictualité qui s’est produit il y a une trentaine d’années. Jusque dans les années 1980, celle-ci était fortement articulée autour des enjeux de classes sociales et des grands mouvements sociaux. L’idée était que le collectif allait changer la société. Aujourd’hui, chaque individu est renvoyé à lui-même pour changer sa propre place dans la société. Pour le dire autrement, chacun se préoccupe davantage de changer sa place dans l’ordre social que de changer l’ordre des places. La conflictualité se joue désormais en partie au niveau psychologique. Celui qui n’a pas de place est renvoyé à la honte et à la culpabilité. Et même ceux qui sont dans l’excellence et la culture de la performance sont pris dans une contradiction interne entre les exigences de cette lutte et le sentiment d’une perte de sens et de valeur.

Qu’est-ce que la désinsertion sociale ?

Elle présente trois grands aspects : l’économique, le social et le psychologique ou symbolique. L’économique est constitué de facteurs assez objectifs liés à l’emploi et au revenu. C’est un des déterminants, mais pas le seul. Sur le plan social, la question se pose de l’insertion de l’individu dans la société en tant que citoyen, mais aussi comme appartenant à une communauté, à un groupe social qui fonde son identité. Enfin, l’aspect psychologique ou symbolique renvoie à l’image de soi. Ces trois dimensions, qui ne sont pas hiérarchisées, constituent un système qui peut entraîner les personnes dans la spirale de la désinsertion. Mais il n’y a pas de loi inéluctable et chacun peut, en fonction de son capital économique, social et symbolique – selon la formule de Pierre Bourdieu –, s’en sortir plus ou moins bien. On peut ainsi être dans une situation de pauvreté tout en étant parfaitement inséré. Et, à l’inverse, on peut disposer de moyens économiques tout en étant en voie de désinsertion.

Ces situations de désinsertion trouvent-elles nécessairement leur origine dans des failles individuelles ?

Opposer les facteurs sociaux et psychiques est une démarche simpliste qui ne permet pas de comprendre la complexité de ces situations. Entrer dans un processus de désinsertion peut arriver à tout le monde, mais pas à n’importe qui. C’est un peu comme pour le suicide au travail. On ne se suicide pas si l’on n’a pas aussi des problèmes personnels. Lorsqu’on se retrouve à la rue, il y a toujours une composante psychologique personnelle. Pour autant, il n’est pas acceptable de renvoyer aux personnes en situation d’exclusion la responsabilité de ce qui leur arrive. C’est faire peu de cas des facteurs objectifs, économiques et sociaux qui les ont mises en difficulté, et c’est dédouaner à bon compte le fonctionnement des institutions et les effets des politiques. S’il y a du chômage, c’est d’abord parce qu’il y a un décalage structurel entre le nombre d’emplois disponibles et celui des personnes actives. Dire que les chômeurs ne sont pas assez formés, ne font pas les bons projets de retour à l’emploi ou sont paresseux constitue une violence symbolique que les responsables ins­titutionnels et les travailleurs sociaux ne doivent pas entretenir.

Pourtant, selon vous, les acteurs de l’aide véhiculent une violence symbolique en direction des personnes qu’ils sont censés aider…

Il y a vingt ans, j’avais été frappé par la critique des institutions sociales exprimée par de nombreuses personnes en situation de désinsertion. Elles racontaient à quel point les dispositifs d’aide sociale étaient vécus comme disqualifiants et invalidants, en les mettant en situation d’avoir toujours à se justifier et à prouver leur bonne foi. Elles éprouvaient un sentiment d’humiliation et de honte. Cette violence institutionnelle s’est depuis accentuée, avec l’obligation de contractualisation qui s’est fortement développée dans le cadre du RMI et surtout du RSA. Quant à Pôle emploi, les gens le perçoivent de plus en plus comme une institution de contrôle des chômeurs. La conséquence est que beaucoup de gens préfèrent se débrouiller seuls plutôt que d’avoir recours aux institutions, même quand ils ont droit à une aide ou à une prestation. Tout cela induit un phénomène de contre-transfert institutionnel négatif, alors même qu’à l’intérieur de ces institutions on trouve des personnes tout à fait aidantes.

Un contre-transfert positif peut-il se mettre en place ?

Lorsque les gens arrivent pour demander une aide, la première chose à faire est de leur offrir un café plutôt que de leur demander de remplir un dossier. Il faut faire en sorte que l’institution s’interroge sur ce qu’elle véhicule, par exemple dans l’aménagement de l’espace ou dans les mots utilisés à l’accueil. Malheureusement, de plus en plus, il n’y a plus d’interlocuteur humain lorsqu’on appelle les institutions sociales. Il faut téléphoner, taper un code, choisir dans un menu… Si des gens se sont immolés par le feu devant des agences de Pôle emploi, c’est bien parce qu’ils étaient confrontés à une violence qui les mettait dans un désarroi absolu. Encore une fois, il ne s’agit pas de mettre en cause le personnel de ces institutions, mais bien les modes de gestion et d’organisation de celles-ci. Il reste cependant certains lieux où les choses se passent positivement. Dans l’univers du travail social, par exemple, il se crée toujours de nouveaux dispositifs qui tentent de revenir à la source de l’aide sociale en essayant d’être au plus près du vécu de ceux qui sont en difficulté, plutôt que de leur imposer des normes et des procédures.

En règle générale, cependant, la rationalité institutionnelle irait à l’encontre des logiques existentielles des personnes…

Le livre montre, en effet, le décalage qui existe entre ces logiques existentielles et institutionnelles. Pour les personnes en difficulté, tout est lié : le rapport au tra­vail, à la famille, à l’amour, au logement… Tout cela forme un ensemble indissociable. Mais les institutions veulent toujours classer et hiérarchiser, chacune ayant son point d’entrée : l’emploi, le logement, la famille, la santé… La seule réponse doit être globale. Il y a vingt ans, certains avaient lancé l’idée d’un guichet unique, un peu à l’image du fonctionnement des missions locales pour les jeunes. Malheureusement, depuis, les choses ne se sont pas améliorées, avec la montée en puissance des logiques de gestion et d’évaluation et l’utilisation d’indicateurs chiffrés et de critères de mesure. Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue Vincent de Gaulejac enseigne à l’université Paris-Diderot et préside le Réseau international de sociologie clinique (RISC). Avec Frédéric Blondel, il publie une version remaniée de La lutte des places (Ed. DDB, 2014). Publiée en 1994, la première édition était cosignée par Isabel Taboada-Leonetti (décédée en 2005).

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