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« Le chômage et la précarité sont tabous à cause de la peur qu’ils inspirent »

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La crise économique n’est pas uniquement la cause de difficultés matérielles. Elle est aussi la source de souffrances psychologiques. Mais celles-ci sont ignorées, constate la psychanalyste Claude Halmos dans un ouvrage « coup de poing » où elle dénonce la culpabilisation des chômeurs. Une véritable maltraitance sociale, affirme-t-elle, en appelant les « psys » à entendre cette réalité.
Vous êtes plutôt connue pour vos travaux sur l’enfance et la maltraitance. Pourquoi cet ouvrage ?

Je suis indignée de voir que des millions de gens souffrent psychologiquement à cause de ce qu’ils endurent dans leur vie sociale du fait de la crise économique, alors que leur vie personnelle leur permettrait d’aller normalement bien. Je suis indignée de voir que quasiment personne n’en parle. Bien sûr, on évoque les souffrances sociales d’une façon générale, mais on ne donne pas la parole aux gens individuellement. On méconnaît ainsi la gravité et la complexité des souffrances psychologiques issues de la vie sociale.

Qu’est-ce qui vous a alertée ?

J’ai longtemps exercé dans des banlieues difficiles auprès de familles dont les conditions de vie pesaient sur la construction des enfants. Or que signifie se construire dans une famille où, à partir du 15 du mois, il n’y a plus d’argent ? Il est normal d’apprendre aux enfants qu’ils ne peuvent pas tout avoir. C’est structurant. Mais lorsqu’on ne peut rien avoir, comme c’est le cas dans certaines familles, tout est faussé. En France, près de trois millions d’enfants – soit un enfant sur cinq – vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Leurs parents sont obligés de les soumettre à une loi dont eux-mêmes savent qu’elle est injuste, et ils en sont malheureux. Que fabrique une société qui laisse se construire des enfants de cette façon ? Et chez les adultes au chômage, on observe une spirale qui les mène tout droit à la dépression, y compris dans des milieux que l’on croit privilégiés. Tous disent la même chose : « J’ai le sentiment de ne plus rien valoir parce que personne ne veut plus de moi. » Les gens ont beau savoir que des milliers d’autres personnes sont dans le même cas, cela ne les empêche pas de penser qu’ils sont responsables de leur propre situation. Notre véritable place dans la société nous est donnée par le travail. C’est la clé de notre identité sociale. Quand on est un chômeur, on perd cette identité. Les êtres humains ont une double colonne vertébrale, moitié privée, moitié sociale, qui se construit dès l’école. Les parents, les travailleurs sociaux et les professionnels de l’enfance doivent comprendre que le sentiment que l’enfant a de sa valeur ne dépend pas seulement de ce qui se passe dans sa famille, mais aussi de ce que lui renvoie l’école. Et c’est la même chose dans le monde du travail. Lorsque vous êtes au chômage, une moitié de vous est atteinte. On a beau dire aux gens qui perdent leur emploi que leurs proches les trouvent formidables et qu’ils ont plein de qualités personnelles, cela ne compense en aucune façon cette perte d’identité sociale, car elle ne se situe pas dans la même zone.

Pourquoi un tel silence sur ces souffrances sociales ?

Le chômage et la précarité sont tabous à cause de la peur qu’ils inspirent dans presque toutes les classes sociales. Même ceux qui bénéficient de conditions de vie plutôt favorables ont peur, et tous craignent une dégradation des conditions de vie pour leurs enfants. Je rappelle dans cet ouvrage les chiffres très inquiétants concernant tous ces jeunes qui ne trouvent pas d’emploi, ou seulement des emplois déclassés par rapport à leur niveau d’études. Le résultat est que les gens ont honte de leur situation comme ils avaient honte autrefois de leurs problèmes sexuels. J’ai fait partie des premiers psys intervenant à la télévision dans les années 1990 sur les questions de la vie privée. Les gens que nous rencontrions alors disaient tous qu’ils croyaient être les seuls dans leur cas. Ils pensaient être malades, mais ils se sont rendu compte que d’autres étaient dans la même situation qu’eux. A partir de là, ils ont pu en parler.

Les victimes de la crise sont, dites-vous, victimes de maltraitance…

Je considère en effet le chômage comme une maltraitance sociale, et même comme une mort sociale. En tant que clinicienne, j’ai toujours eu la conviction que l’étendue des dégâts sur les enfants maltraités était largement sous-estimée. On reste trop souvent au niveau de l’indignation morale sans voir jusqu’à quel point ces enfants sont détruits. C’est pareil pour le chômage, qui est une maltraitance dont on sous-estime les effets destructeurs. Mais dans un système fondé sur la rentabilité, les états d’âme des travailleurs ne passionnent pas les gens.

Vous dénoncez le silence des « psys »…

La réalité n’a jamais fait très bon ménage avec la psychanalyse. Même s’ils ne le font pas exprès, beaucoup de psys ne veulent pas voir ce qui se passe. Mais on ne peut pas rester dans un bocal sans jamais regarder par la fenêtre. Sans compter que la psychologie positiviste, actuellement très tendance, détourne les gens du collectif. Son credo est que l’on peut toujours positiver sa vie, sans jamais prendre en compte les souffrances sociales. Quand un salarié se retrouve sans travail, à se demander comment il va nourrir sa famille, on se contente de lui dire qu’il peut positiver sa vie. Mais personne n’explique qu’il y a parfois des conditions de vie qui font que l’on ne peut rien positiver du tout. Le résultat, c’est que les gens se sentent coupables de ne pas y arriver, ce qui constitue une exclusion de plus.

De quelle façon les « psys » peuvent-ils aider les personnes au chômage ?

Quand on a affaire à quelqu’un qui est aux prises avec une réalité extérieure anxiogène trop lourde – une maladie, un deuil, des difficultés économiques, le chômage –, on est dans le champ de la clinique du trauma. Le psy doit être alors comme un entraîneur qui aide un sportif blessé à se remobiliser. La première chose à faire est de mesurer la gravité de ce à quoi est confronté le patient. Ce livre est une façon de dire aux psys : « Attention, la crise économique fabrique des angoisses, des problèmes, des souffrances psychologiques bien plus complexes et bien plus graves que ce que vous croyez. » En même temps, ce n’est pas un travail facile, car un psy doit à la fois traiter la réalité et entendre au-delà.

En quoi vos propos s’adressent-ils aussi aux travailleurs sociaux ?

Ce sont des métiers difficiles, au moins pour ceux qui les pratiquent consciencieusement, mais il faut que les travailleurs sociaux prennent en compte cette souffrance psychologique. Il faut qu’ils entendent que les choses sont plus complexes qu’ils ne le croient, et qu’ils essaient d’écouter les personnes là où elles sont atteintes dans leur image et leur identité. Il leur faut entendre la traduction psychologique des problèmes matériels que rencontrent les personnes en difficulté. Cela leur donnera des clés pour aider ces personnes et, au-delà, pour travailler en institution.

Vous appelez la société à faire de la prévention. De quelle façon ?

Les gens savent qu’une rupture amoureuse constitue un choc psychologique important, que les difficultés qui peuvent en découler sont normales et qu’éventuellement ils peuvent se faire aider. Mais après un licenciement, les gens ont honte car ils se sentent dévalorisés et personne ne leur dit que c’est un traumatisme psychologique. Dire cela, c’est déjà de la prévention. Il est nécessaire que les souffrances psychologiques liées au social aient droit de cité dans le grand public et dans les médias. Il faut dire et répéter qu’avoir peur d’être chômeur ou que ses enfants ne trouvent pas de travail, se sentir un mauvais conjoint ou un parent dévalorisé parce que l’on n’a pas de boulot comme les parents des copains, ce sont des souffrances normales dont on peut parler.

C’est par l’entraide et la solidarité que l’on change la réalité, écrivez-vous…

Contrairement à ce que nous affirment les promoteurs du développement personnel, on ne change pas tout seul en regardant son nombril. Il faut un retour au collectif. Les gens qui ont survécu aux camps de concentration ont résisté parce qu’il y avait du collectif. A plusieurs, on tient matériellement et psychologiquement. Il faut donc retrouver le sens de ce collectif. Bien sûr, le collectif tel que je l’ai connu, avec les syndicats et les partis politiques, n’a plus trop la cote. Il faut donc sans doute imaginer d’autres formes de mobilisation. Faute de quoi on va ouvrir un boulevard aux extrémismes. La seule qui parle actuellement aux gens de leur souffrance, c’est malheureusement Marine Le Pen. Evidemment, c’est une attitude mensongère. Elle le fait pour manipuler les gens, comme les adultes pervers qui font semblant de s’intéresser aux problèmes des adolescents. Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Psychanalyste formée par Jacques Lacan et Françoise Dolto, Claude Halmos est une spécialiste de l’enfance. Elle publie Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Faire face à la crise et résister (Ed. Fayard, 2014). Elle est également l’auteure, entre autres, de Dis-moi pourquoi. Parler à hauteur d’enfant (Ed. Fayard, 2012).

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