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Travail social libéral : une alternative qui séduit

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Longtemps limité à quelques cabinets d’assistants sociaux, l’exercice libéral du travail social a cessé d’être anecdotique. C’est désormais une voie empruntée sans tabou par des professionnels de tous métiers qui fuient le malaise des institutions. Mais l’activité reste difficile et, faute de cadre, les acteurs les plus militants s’inquiètent déjà des dérives.

Si le nombre de questions ou de commentaires laissés sur les forums Internet permet de mesurer l’intérêt suscité par un phénomène de société, alors le travail social en libéral se taille un joli succès. En témoignent les près de 600 retours comptabilisés à la suite d’un simple post déposé en 2009 sur le site lesocial.fr : « éduc libéral, comment faire ? »(1). De fait, depuis la création du statut d’auto-entrepreneur en 2009, la Toile a vu l’arrivée progressive de sites montés par des travailleurs sociaux, éducateurs spécialisés en première ligne, proposant leurs services en indépendants.

UN MOUVEMENT EN MARCHE

Alors qu’on pensait ce mode d’intervention limité à quelques cabinets d’assistants sociaux spécialisés dans l’inter-entreprise, voire à quelques francs-tireurs évoluant en marge des institutions, on assiste même à la mise place d’une micro-économie du travail social avec ses réseaux, ses dispositifs pluridisciplinaires, rendant du coup crédible l’installation d’un scénario à la québécoise où plus de 2 % des travailleurs sociaux exercent en libéral.

Rod Geoffroy, moniteur-éducateur et cofondateur de l’Equipe de travailleurs sociaux itinérants (ETSI), dans l’Hérault, un regroupement de professionnels indépendants constitué en mars 2014, va jusqu’à évoquer « le développement d’un travail social alternatif ». « Il y a aujourd’hui un foisonnement d’initiatives de travailleurs sociaux qui ne se reconnaissent plus dans les contraintes de la vie institutionnelle. La création de l’ETSI s’inscrit dans ce mouvement. L’idée est de reproduire hors institution les conditions d’une équipe, depuis l’étude d’une demande d’intervention jusqu’à sa réalisation, en faisant de notre position d’intervenants extérieurs un avantage pour prendre du recul sur les situations et développer d’autres modes d’accompagnement. » La jeune équipe – composée d’un noyau dur de professionnels de l’éducation spécialisée, de l’économie sociale et familiale, de l’assistance sociale et de l’animation – entend ainsi « combler les failles des dispositifs » en proposant des réponses sur mesure, tant aux adolescents et aux familles en difficulté qu’à des institutions souhaitant externaliser un service pour des raisons logistiques ou de personnel.

Encore ignoré de la statistique officielle, le passage au statut d’indépendant a néanmoins cessé d’être anodin. La plupart des métiers de la prévention, de l’insertion ou de l’accompagnement du handicap sont désormais concernés, suivant en cela une logique de service déjà amorcée dans le champ des personnes âgées. Un grand nombre de ces professionnels a goûté à l’autonomie lors de passages dans des sociétés d’intérim ou des sociétés de service spécialisées dans le travail social. « Il faut savoir que beaucoup d’éducateurs en poste complètent leurs revenus par ce moyen, notamment en région parisienne où les jeunes professionnels sont à la peine avec des salaires mensuels de 1 300 € », confirme Philippe Martaguet, éducateur spécialisé. Il a co-fondé Topéducs, une société de prestations de services dont la particularité est d’envoyer en mission des professionnels du social sous statut d’auto-entrepreneur. Avantage pour les intéressés : une indépendance par rapport aux employeurs, des tarifs négociés supérieurs aux barèmes des conventions collectives du secteur et la possibilité de bénéficier d’une politique de supervision et de formation « maison » qu’ils ne trouveraient pas toujours dans un fonctionnement classique. Entre 60 et 100 travailleurs sociaux effectuent chaque mois des contrats pour le compte de la société. « Notre intervention peut aller jusqu’à la mise en place d’une équipe éducative intégrale, assure Philippe Martaguet. Nous sommes devenus un acteur du secteur susceptible de répondre à toute situation au travers du réseau d’indépendants qui s’est créé autour de nous : éducateurs, psychologues, assistants sociaux et autres. »

A l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (ONES), on reste circonspect face à l’entrée des professions éducatives dans l’arène libérale. « Le retour que nous avons est que les professionnels interviennent principalement à la demande de familles dont un enfant présente des troubles du comportement. Avec derrière le problème du mandat. Quand vos employeurs attendent de vous la modification du comportement de leur enfant, car il est dit que c’est l’enfant qui pose problème et pas le fonctionnement global de la famille, la position peut vite devenir intenable », observe Jean-Marie Vauchez, président de l’ONES. Pour autant, le phénomène ne le surprend pas. Depuis plusieurs années, ce qui n’existait pas avant, de jeunes éducateurs sortent des écoles sans poste fixe et tournent de CDD en CDD, souligne-t-il. A cela s’ajoutent les effets du recentrage des formations autour de la coordination de projets, ce qui ne prépare pas forcément à affronter les difficultés de la relation d’aide. Résultat : la découverte de la vie institutionnelle se fait souvent de manière assez violente et se mettre à son compte peut représenter une façon de s’extraire des pesanteurs de l’établissement. « Tout n’est pas négatif, nuance Jean-Marie Vauchez, car il se dégage aussi des indépendants une recherche d’innovation face à l’immobilisme des institutions. Sauf qu’on a du mal à conseiller cela. L’institution reste quand même ce qui vous légitime dans votre fonction et peut faire tiers dans la relation avec la personne. »

SORTIR DE L’INSTITUTION

Aurélie Floret, éducatrice spécialisée indépendante à Toulouse, évoque ce qui l’a fait basculer dans le libéral : des structures « maltraitant leurs équipes », une succession de contrats tous interrompus au bout de deux ans, « une politique du chiffre » qui conduit les éducateurs à intervenir dans des groupes d’enfants ou d’adolescents de plus en plus importants. « J’étais en CDD depuis sept ans et je venais d’apprendre qu’on me refusait le CDI qui m’avait été promis. J’en ai eu assez. Je me suis lancée en indépendante les yeux fermés », explique-t-elle. La réflexion est venue plus tard, facilitée par sa découverte d’un fort contingent d’éducateurs intervenant en libéral à Toulouse. Sa prudence l’a toutefois conduite à se prémunir des errements possibles du travail en solo en fixant des garde-fous à ses interventions. « Quand on m’appelle pour un enfant turbulent, ma première réaction est de faire entendre aux parents qu’il peut aussi s’agir d’un symptôme en réaction à un climat familial et qu’un travail plus large n’est pas à exclure. » Se sentant éducatrice spécialisée à part entière, elle assure trouver dans son nouveau fonctionnement un contact plus étroit avec les familles et, surtout, la liberté d’affiner le suivi d’un enfant jusqu’à se rendre dans une cour de récréation pour étudier son comportement. L’équipe pluridisciplinaire qui pourrait lui faire défaut est recomposée avec le réseau d’intervenants libéraux – psychologue, médecin, orthophoniste, psychomotricien – qui gravite autour des enfants puisque, « par définition, leurs parents ont fait le nécessaire pour éviter l’institution ». Cette professionnelle, qui exerce pleinement son activité depuis un an et demi, envisage même de s’associer avec deux collègues exerçant en libéral pour élargir son activité. « Le travail en libéral est à l’opposé de celui en institution, où on ne peut plus faire du cas par cas. C’est à nous libéraux de réinstaller un travail en dualité avec le jeune et de l’aider à s’ouvrir à la société », assure-t-elle.

Tous ne fuient pas l’institution. Pour Nathalie Duponchelle, autre éducatrice spécialisée, son installation en indépendante à Lille est le fruit d’une longue démarche raisonnée. « Dans ma façon de concevoir le libéral, ce n’était pas quelque chose qui s’opposait à l’institution mais qui était complémentaire », explique-t-elle. Sensibilisée à la situation des familles confrontées à des délais de plusieurs mois avant l’admission de leur enfant dans un service éducatif, elle s’est livrée à une étude sur les listes d’attente des établissements et services de sa région avant de se lancer. « Je ne voulais surtout pas travailler toute seule pour éviter les risques humains inhérents au travail social. Si bien que je me suis installée en lien avec deux psychologues libérales et je suis supervisée. Ce sont deux conditions sine qua non sur lesquelles je ne transige pas », insiste-t-elle. Sa préparation ne l’a pas empêchée d’être « gênée » par « la responsabilité » que l’absence de médiation de l’institution lui donnait auprès des familles. Sans compter la difficulté à se faire payer en fin de séance. Son tarif de consultation de 38 €, quelle que soit la durée, rend encore aujourd’hui l’activité peu rentable, mais elle estime « être revenue à son cœur de métier, autrement dit se battre pour que la personne ou la famille trouve ses propres ressources, ses propres solutions ».

ENCADRER LA PRATIQUE

Reste le sentiment de prendre part à un mouvement dans lequel les précautions éthiques ne sont pas forcément partagées par tous. Sur sa page Facebook, Nathalie Duponchelle voit apparaître chaque mois une trentaine de questions de professionnels en quête d’information sur les créneaux à prendre, les tarifs des prestations, la communication adaptée. « Je réponds à chacun d’eux en les incitant à réfléchir à leur projet et à l’écrire. Ce qui me fait peur, ce sont les gens qui s’installent par dépit ou sans supervision, notamment des jeunes diplômés qui ne trouvent pas de poste. Il faut impérativement qu’on puisse travailler avec le ministère à un encadrement de la pratique car on assiste déjà à des dérives. »

Dans le grand labyrinthe des services aux familles, une offre aux contours très flous tend en effet à se répandre. Certains travailleurs sociaux se spécialisent ainsi dans le coaching, qu’il soit éducatif, social ou professionnel. Apparaissent également des franchises éducatives vendues entre 10 000 et 20 000 € à des professionnels désireux de se mettre rapidement à leur compte. A l’image de la franchise qu’a créée Matthieu Melchiori, lui-même ancien chef de service éducatif. Déjà diffusée dans quatre départements, elle est destinée « à des éducateurs qui sont à un moment bloqués dans leur carrière et veulent expérimenter une nouvelle façon de travailler ». L’acquéreur suit une formation de un mois de « conseiller éducatif » – intitulé marquant le principe de « co-éducation avec les parents » affiché par l’enseigne –, puis se voit garanti un territoire d’intervention, une veille professionnelle et l’apport de méthodes commerciales. Le franchiseur entend ainsi « révolutionner les manières de penser et prouver que le travail social peut évoluer ». Quant à la grille tarifaire de 270 € pour quatre heures d’accompagnement mensuel, elle réserve l’activité à des parents issus des classes moyennes ou supérieures « dont les attentes ne sont pas les mêmes que celles des autres catégories sociales ».

Du côté de l’Association du réseau des travailleurs sociaux indépendants (ARTSI), qui fédère des assistants sociaux libéraux, on observe la situation en se gardant bien de tout prosélytisme. Premiers professionnels du travail social à s’être émancipés des institutions, les assistants sociaux ont bénéficié des pratiques de mutualisation du service social du travail entre plusieurs entreprises pour créer des cabinets indépendants, dès les années 1990. Plus de vingt ans d’expérience qui leur ont permis de porter le message d’une prise en charge sociale globale dans le monde des entreprises et d’investir les collectivités locales, les grandes institutions publiques telles que Pôle emploi ou les caisses d’allocations familiales (CAF), ou encore les associations, soit sous forme de prestations de service social du travail, soit sous forme de consultations. Pourtant, Béatrice Belabbas, présidente de l’ARTSI, s’alarme : « On constate tous les jours, à travers les appels qui parviennent à notre modeste association, que le phénomène du travail indépendant monte en puissance et touche toutes les professions du social. Or les travailleurs sociaux ne sont pas préparés à cela et on se rend compte d’un vrai vide. » Pour répondre à la demande, l’ARTSI s’est engagée dans l’organisation de journées d’information, avec l’idée d’apporter une aide au projet et d’installer une dynamique entre les participants. Premier objectif : démonter le fantasme d’un travail sans contrainte. « On essaie de dire que ce n’est pas la réalité, qu’il faut renoncer aux congés payés, à une couverture maladie de salarié et que c’est un choix de vie qui engage votre famille. Surtout, que c’est un choix et non une solution par dépit. » Le risque encouru n’est pas seulement l’échec. Créée en 1999, l’ARTSI s’est aussitôt dotée d’une charte de bonnes pratiques (voir encadré ci-contre) et s’est rapprochée de l’Association nationale des assistants sociaux (ANAS) pour désamorcer les procès d’intention que suscitait ce nouveau mode d’intervention. « Nous sommes en ligne de mire en tant qu’indépendants. Nous n’avons pas le droit à l’erreur, car notre crédibilité est en jeu », prévient Béatrice Belabbas.

« FIN DU SECTARISME »

Preuve que les débats se sont quand même pacifiés, Monique Prudet, une assistante sociale qui partage son activité entre un foyer pour adultes handicapés et son cabinet d’indépendante, observe « la fin du sectarisme dans les institutions sociales ou médico-sociales. Elles n’hésitent plus à faire appel à nous en cas de besoins ponctuels. Idem pour les tribunaux qui utilisent les travailleurs sociaux indépendants de façon intensive. Nous sommes même parfois mieux considérés que les collègues en poste dans la mesure où on a sollicité nos services. »

Pour l’heure, rares sont les organisations professionnelles à se pencher sur les indépendants. A l’association France ESF, le ton est à la prudence : « Jusqu’alors, la profession a globalement tenu bon », observe Eliane Marroc, présidente de France ESF, en faisant état de seulement quelques dizaines de professionnelles travaillant en libéral ou sous statut d’auto-entrepreneur. « Mais on voit désormais des collègues nanties d’un titre de mandataire judiciaire exercer en indépendant auprès des tribunaux. En outre, avec les problèmes de l’emploi et du raidissement des conventions collectives dans le secteur, les nombreuses CESF travaillant aujourd’hui pour plusieurs employeurs vont connaître de plus en plus de difficultés. » Combien d’entre elles alors seront tentées de couper les liens historiques avec les institutions sociales ou les collectivités territoriales ? D’autant que les quelques associations de CESF créées dès la fin des années 1990 pour proposer leurs propres services avaient déjà montré le chemin. « Nous sommes en grande interrogation sur le devenir du travail social, avoue Eliane Marroc. On sent très bien, tant du côté des institutions que des professionnels et du public, que la situation est en train de changer. »

Une charte de bonnes pratiques

Pionniers dans l’exercice indépendant du travail social, les premiers assistants sociaux libéraux ont dû, dès leur apparition dans les années 1990, rassurer une communauté professionnelle du social pour le moins déstabilisée. « Le simple fait d’exercer sous un statut d’indépendant réveillait une sorte d’antagonisme. On présentait toujours nos missions de manière dualiste en nous objectant une impossibilité de respecter la neutralité et l’éthique du travail social », se souvient Béatrice Belabbas, présidente de l’Association du réseau des travailleurs sociaux indépendants (ARTSI).

Dès sa création en 1999, l’ARTSI(2) a donc mis en place un cadre de travail. La quinzaine de cabinets d’assistants sociaux adhérents, dont certains développent des antennes sur la France entière, sont tous signataires d’une charte de bonnes pratiques. Celle-ci stipule que les membres sont « des professionnels diplômés d’Etat », engagés à ce titre « à suivre la déontologie de leur profession d’origine dans le respect de la personne, la tolérance et l’équité ».

Les assistants sociaux indépendants, précise ce document, sont tenus de « passer des conventions » avec leurs clients, qu’ils soient des organismes publics, des associations ou des entreprises « et de refuser les missions qui seraient en contradiction avec l’éthique des professions sociales et l’intérêt des usagers ». De même, s’ils reçoivent des particuliers à titre payant, ils « s’engagent à informer ces derniers de l’existence d’un service social public et/ou institutionnel gratuit ainsi que du montant de leurs honoraires » et à « privilégier l’intérêt du client au sien propre ».

Validée par l’Association nationale des assistants de service social (ANAS), cette charte a largement contribué à banaliser les collaborations entre les cabinets libéraux et les services sociaux des collectivités ou des associations.

Les adhérents de l’ARTSI interviennent dans le cadre du service social du travail, de l’insertion professionnelle, de la gestion de tutelles, du service social en établissements sanitaires et médico-sociaux, des enquêtes sociales auprès des tribunaux et associations, du conseil conjugal et familial. La seule activité de service social du travail concerne aujourd’hui une centaine d’entreprises publiques ou privées, dont une dizaine d’établissements de soins, regroupant environ 36 000 salariés.

Notes

(1) A noter également l’activité du site www.travailleurs-sociaux-libres.fr et ses forums ouverts par des éducateurs spécialisés sur le sujet du travail social en libéral.

(2) www.artsi.asso.fr.

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