La permanence de la responsable de la résidence Jean-Baptiste-Clément(2), à Clamart (Hauts-de-Seine), n’a pas encore commencé que, déjà, des résidents l’attendent dans le couloir. A peine la porte ouverte, un couple âgé s’installe dans le bureau d’Angélique Charpentier. L’homme, courbé, s’assied difficilement en s’appuyant sur sa canne, tandis que son épouse pousse vers elle une pochette en plastique. Très ébranlée, celle-ci raconte en larmes un rendez-vous à la préfecture qui a tourné court. Venue du Maroc pour aider son mari, un travailleur migrant à la retraite, elle n’a plus de titre de séjour. Un médecin a bien attesté par écrit de la perte d’autonomie du vieux chibani, mais l’agent de la préfecture a refusé de prendre le dossier. « J’ai tout apporté, mais la dame m’a dit non, ça ne va pas, juste partir au Maroc pour refaire les papiers », rapporte la femme en larmes. Tout en triant les documents, Angélique Charpentier se tourne vers son collègue Stevens Sonder, responsable d’insertion sociale. « Tu as un contact à la préfecture ? On dirait qu’il y a un problème, là-bas. Il faudrait peut-être chercher une association pour les y accompagner », propose-t-elle. Très affecté par l’incident, le mari montre des signes de fatigue. « Ecoutez, on va réfléchir pour trouver une solution, le rassure Angélique Charpentier. Pour l’instant, c’est un peu flou, mais on se revoit après la sieste ? Il faut essayer de vous reposer. » S’apercevant que le mari chancelle, Stevens Sonder offre de raccompagner le couple jusqu’à son logement, un studio de 30 m2 adapté aux personnes à mobilité réduite, situé au rez-de-chaussée du bâtiment. Pendant ce temps, dans le bureau, la responsable reçoit une jeune femme venue chercher de l’aide pour remplir un formulaire d’arrêt de travail. Une telle variété de situations est typique dans cette résidence sociale créée à partir d’un ancien foyer de travailleurs migrants.
Située au bout d’une allée, abritée des regards, la résidence Jean-Baptiste-Clément, propriété du bailleur social Adoma (ex-Sonacotra), a ouvert ses portes en 2010, après la réhabilitation du foyer construit en 1960 – un des premiers du département. Depuis, elle propose 113 studios meublés de 13 à 30 m2, répartis sur deux bâtiments et équipés de sanitaires et de kitchenettes, de même qu’un logement locatif de 80 m2. Les occupants y ont le statut de résidents. Une résidence sociale constitue en effet un logement temporaire, distinct du logement ordinaire comme de l’hébergement(3), destiné à accueillir des personnes éprouvant des difficultés à accéder à un logement décent et indépendant ou à s’y maintenir(4). Chaque lot est attribué à des réservataires institutionnels informés à chaque vacance : préfecture des Hauts-de-Seine, Clamart Habitat, Action Logement et conseil général. « Les logements sont attribués après un examen en commission qui rassemble tous les partenaires, et la décision finale revient à Adoma, après entretien avec le candidat », détaille Angélique Charpentier. En accord avec la préfecture, le gestionnaire peut aussi effectuer ponctuellement des entrées en direct. Avec 130 personnes présentes au 31 DÉCEMBRE 2013, la résidence affiche un taux moyen d’occupation de 99,8 %. A l’origine, les résidences sociales étaient conçues comme ayant une « vocation prioritaire au bénéfice des travailleurs migrants » (circulaire de 1995). Une population arrivée dans les années 1960 et 1970 et qui se trouve désormais à la retraite. A Clamart, les plus de 60 ans représentent encore la moitié des résidents, dont certains sont présents depuis la construction du foyer. En 2013, deux de ces personnes âgées sont décédées dans leur studio et une autre à l’hôpital. Comme à chaque fois, l’événement a poussé plusieurs retraités à rendre leur clé pour rentrer définitivement dans leur pays d’origine. « A leur installation, aucun n’avait prévu de finir ses jours ici,explique Angélique Charpentier. Et aucun n’a envie de mourir seul dans sa chambre. » Ces départs favorisent le renouvellement des locataires. Depuis 2006, en effet, les gestionnaires sont invités à introduire davantage de mixité entre leurs murs. A Clamart, le projet social rédigé par Adoma –obligatoirement annexé à la convention signée avec le préfet pour l’aide personnalisée au logement (APL)– vise ainsi les jeunes de 18 à 25 ans en insertion et les personnes en décohabitation ou en mobilité professionnelle, hommes ou femmes, célibataires ou en couple.
Pour intégrer la résidence, plusieurs critères doivent être remplis : un niveau d’autonomie suffisant, une inscription dans un parcours d’insertion sociale et professionnelle, une adhésion aux objectifs d’accompagnement social, et des ressources permettant d’assurer le reste à payer de la redevance (entre 203 et 492€) une fois les aides déduites. Additionnés, ces critères dressent le portrait d’une clientèle « très fragile, avec des petits revenus et des budgets déséquilibrés au moindre accident », observe Angélique Charpentier. Ainsi, à côté des retraités touchant de faibles pensions, près de trois résidents sur dix vivent des minima sociaux. Et parmi les salariés, ultraminoritaires, tous ne travaillent pas à temps plein. Au début de 2014, la résidence accueillait 60 clients d’âge actif, dont 5 de moins de 25 ans. En principe, les enfants ne sont pas acceptés. Mais les résidences sociales reçoivent un nombre croissant de pères divorcés qui bénéficient d’un droit de garde ou de visite, dont le relogement dans le parc HLM relève du casse-tête : célibataires et souvent salariés, ils n’y sont pas prioritaires. Impossible, de même, d’exiger des jeunes couples qu’ils repoussent un projet de bébé jusqu’à une hypothétique sortie de la résidence, compte tenu de la pénurie de logements sociaux.
Au quotidien, à quelques rares exceptions, les deux catégories de résidents se croisent sans se mélanger. Pour les résidents âgés, en dépit de l’amélioration des conditions de vie, la transformation du foyer vétuste en résidence sociale a rompu une dynamique communautaire rassurante : « Les chibanis aimaient la cuisine collective, les solidarités de voisinage qui s’étaient nouées au fil des années, constate la responsable. Maintenant, ils se sentent plus isolés. Ils ont peur de tomber dans leur studio, et que personne ne les entende. » Pour les aider à rompre cette solitude, Michèle Vuillaume et Carmen Lapouzade, deux bénévoles des Petits Frères des pauvres, s’installent chaque semaine dans la salle de réunion et d’activités, où elles proposent café, gâteaux, écoute, mettant leur plume à la disposition des migrants retraités. Courrier destiné à la caisse de retraite, coup de fil à l’assurance, décryptage d’une préconisation d’aides techniques adressée par l’assurance maladie, etc. « Il ne s’agit pas de supplanter les assistantes sociales, simplement de les aider à réaliser quelques formalités banales », résument-elles.
A l’inverse, c’est précisément le calme et l’absence de bruit qui séduisent les nouveaux entrants. Parmi eux, Isabelle Sohier, 51 ans. Comptable de formation, titulaire d’un diplôme de finance, inscrite en deuxième année de sciences politiques, elle est demandeuse d’emploi depuis presque deux ans et vient d’emménager à Clamart. Un parfum de savon de Marseille flotte dans son studio impeccable, encore encombré de cartons. « Avant, j’ai vécu huit ans dans un foyer, raconte-t-elle. Je m’y étais adaptée, mais j’avais une chambre de 9 m2, des sanitaires collectifs. Il fallait partager la cuisine : je n’ai jamais pu. Dans ma vie, j’ai connu autre chose (la demeure familiale, le F3). Cette chambre, c’était comme une cellule. Avec de la promiscuité, des voisins envahissants et du bruit. Beaucoup de bruit : l’héliport d’Issy-les-Moulineaux, le périphérique, le tramway… Ici, j’ai retrouvé le silence et l’autonomie. Une vraie qualité de vie. En quelques semaines, je me suis ressourcée. »
Dans le bâtiment d’en face, Augustin Buaka-Munsala partage son avis. Habitant la résidence depuis trois ans, il vivait auparavant dans un appartement HLM, où des proches hébergés à titre provisoire avaient fini par s’installer malgré lui. « Ici, ça me convient. Je me repose », résume-t-il, le regard attiré par le jardin partagé qui se trouve sous sa fenêtre. A peine réveillé de sa sieste, il s’apprête à sortir travailler. La nuit, il est homme de cuisine au Lido. Le jour, il effectue un temps partiel de gardien d’immeuble dans une banlieue chic des Yvelines.
Avec des profils de clientèle aussi variés et vulnérables, la gestion des résidences sociales suppose davantage d’investissement auprès des personnes que dans la gestion locative traditionnelle, notamment en matière de lutte contre l’isolement et de médiation vers les services extérieurs. Créée par une circulaire d’août 2000, l’aide à la gestion locative sociale (AGLS) versée par l’Etat vise à soutenir les opérateurs dans cet accompagnement. Forfaitaire et d’un montant variable, elle est délivrée au cas par cas, en fonction du projet social de la résidence. Celui-ci doit définir les modalités de l’accompagnement proposé par le gestionnaire, en fonction des types de publics accueillis. Pour tenir compte de la diversité des situations, « cet accompagnement, qui a pour objectif de conduire la personne à l’autonomie, ne doit en aucun cas être systématique ou imposé », souligne la circulaire de 2006 relative aux résidences sociales. « Tous nos résidents n’en éprouvent pas le besoin,confirme Angélique Charpentier. Certains sont parfaitement autonomes, et je ne les vois que pour l’entrée dans le logement et pour l’état des lieux de sortie. » En première ligne face aux clients en difficulté qu’elle croise au quotidien, la responsable de la résidence les reçoit au cours de sa permanence bihebdomadaire. L’occasion, pour elle, de retrouver des réflexes de conseillère en économie sociale et familiale (CESF), son premier métier. « Ici, j’incarne le bailleur, avertit-elle cependant. Je gère le bâti, les prestataires. Bien sûr, je peux débrouiller certaines situations, donner des coups de pouce. Mais je n’accompagne pas : j’oriente vers les partenaires de droit commun. » Chez Adoma, ce positionnement relève d’un véritable choix, explique Anne-Sophie Mouillé, directrice de l’ingénierie sociale au siège de l’opérateur : « Cela permet d’éviter les confusions. Les responsables de résidence assurent un rôle de veille et d’alerte, soutiennent les personnes dans leurs démarches, mais ce ne sont pas des travailleurs sociaux. »
Mais face à des situations qui s’aggravent, ce seul soutien ne suffit pas. Depuis plusieurs années, les migrants âgés bénéficient d’un encadrement plus rapproché grâce à la présence de coordinateurs sociaux chargés du vieillissement. En poste sur l’ensemble des Hauts-de-Seine depuis octobre 2013, Mona Nasser intervient ainsi régulièrement à Clamart, où elle s’efforce de favoriser le maintien à domicile de retraités de plus en plus dépendants. « Ma première mission est d’effectuer de la sensibilisation, explique-t-elle. Les chibanis sont beaucoup dans la retenue, ils ne pensent pas à demander de l’aide, à faire part de leurs problèmes d’argent ou de santé. » D’où la difficulté à leur faire exprimer leurs besoins : financement des allers-retours au pays, acceptation d’une aide extérieure, etc. Même en s’appuyant sur les centres locaux d’information et de coordination (CLIC) ou les centres communaux d’action sociale (CCAS), la mise en place de plans d’aide n’est guère aisée. « Il faut permettre l’accès des bâtiments aux intervenants, s’assurer que le résident sera présent, laisser le temps à une confiance mutuelle de s’instaurer… » Autant dire que la concrétisation de ces plans d’aide reste difficile.
Parallèlement, s’agissant des besoins des nouveaux publics, Adoma s’est attelé dans le courant 2013 à la structuration d’une véritable filière sociale interne. « Jusqu’à présent, l’accompagnement s’effectuait surtout via des partenariats, ou avec des prestataires sur des missions spécifiques, détaille Anne-Sophie Mouillé. Ce modèle demeure, mais nous avons voulu amplifier le suivi personnalisé des résidents. » Situés à chaque échelon (siège, région, département, établissement), les salariés de la filière sociale assurent un véritable maillage. Au niveau opérationnel, les responsables d’insertion sociale travaillent en binôme avec les responsables de résidence. En poste depuis le mois de janvier sur le sud des Hauts-de-Seine après avoir été responsable de résidence, Stevens Sonder intervient donc en appui d’Angélique Charpentier pour les cas les plus complexes. « Certains résidents se trouvent dans des situations très embrouillées, où se mêlent problèmes de santé, gestion du budget, droits ou titres de séjour à renouveler, explique-t-il. Les aider exige un temps de décryptage dont les responsables de résidence ne disposent pas. » Conduit en début d’année, un diagnostic territorial a permis de dresser la liste des situations les plus enkystées. A Clamart, le manque de fluidité des parcours résidentiels est apparu comme le « principal écueil ». En théorie, le séjour est limité à une année, renouvelable une fois, mais, en pratique, l’équipe ne met « aucune pression » aux résidents pour qu’ils quittent les lieux. Et pour cause : la pénurie de logements sociaux dans les environs ne favorise guère les départs. Même si, avec neuf relogements en 2013 (six en HLM et trois dans le parc privé), le bilan annuel conclut à un « turn-over conséquent ».
Pour approfondir et faciliter ces suivis individuels, idéalement articulés avec des travailleurs sociaux, les responsables d’insertion sociale effectuent un imposant travail de prospection partenariale : CCAS, bailleurs sociaux, assistantes sociales de secteur, associations d’accompagnement vers et dans le logement, coordinations gérontologiques… Depuis sa prise de poste, Stevens Sonder ne ménage pas ses efforts pour se faire connaître et tenter de mettre en place des relais plus fluides et efficaces. « Notre discours aux partenaires consiste à dire : appuyez-vous sur nous, qui sommes au quotidien auprès des résidents », résume-t-il. Un message pas toujours facile à faire passer. Même réhabilitées, même transformées, les résidences sociales continuent en effet à pâtir du même mal que les foyers qui les ont précédées : leur difficulté à nouer des partenariats locaux en raison d’un certain isolement généré par leur rattachement direct à différents ministères.
Apparus en région parisienne dans les années 1930, les foyers de travailleurs migrants (FTM) étaient à l’origine destinés à loger des résidents – d’abord maghrébins puis subsahariens – dont le séjour était conditionné par leur statut de travailleur temporaire. Avec l’abandon des perspectives de retour au pays, les foyers se sont progressivement trouvés en situation de suroccupation et de dégradation croissante. En 1996, le rapport parlementaire du député Henri Cuq dénonce les conditions de vie dans les FTM : c’est le point de départ d’une politique de normalisation des foyers. Le 14 mai 1997, l’Etat initie un plan de traitement visant la réhabilitation de 326 foyers prioritaires sur l’ensemble du territoire. Mais la mise en œuvre se révèle plus longue et plus difficile qu’anticipé : le programme, prévu pour cinq ans, est prorogé jusqu’au 31 décembre 2006, puis à nouveau jusqu’à la fin 2013. Au début de 2014, le rapport annuel de la Cour des comptes pointait un bilan « décevant » : « Alors même que les problèmes identifiés dans les années 1990 avaient un caractère d’urgence, les transformations effectuées depuis 1997, toujours plus onéreuses et mobilisant des financements croissants, n’ont bénéficié qu’à la moitié des foyers, écrivaient les magistrats. L’horizon de leur achèvement est aujourd’hui trop lointain pour que la référence à un plan n’en soit pas devenue fictive. »
(1) Le terme chibani (« vieux » en arabe) désigne les travailleurs immigrés maghrébins et originaires d’Afrique subsaharienne devenus retraités.
(2) Résidence sociale Jean-Baptiste-Clément : 65, avenue Jean-Baptiste-Clément, 92140 Clamart – Tél . 01 46 42 82 87.
(3) Textes régissant le fonctionnement des résidences sociales : décrets 94-1128, 94-1129 et 94-1130 modifiant le code de la construction et de l’habitat (CCH) ; circulaire du 15 avril 1995 ; circulaire du 4 juillet 2006 ; loi de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion du 25 mars 2009.
(4) Article L 633-1 du CCH.