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La fin de l’apprentissage par l’alternance ?

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La réforme des diplômes en discussion va-t-elle changer le sens de l’alternance intégrative ? C’est la crainte de Philippe Poirier, responsable des formations initiales d’éducateur de jeunes enfants et d’éducateur spécialisé à l’EFPP (Ecole de formation psycho-pédagogique) à Paris. Il redoute, en effet, au vu des difficultés de la gratification, qu’elle ne débouche sur une réduction de la durée des stages, ce qui remettrait en cause leur logique d’« immersion » des travailleurs sociaux en formation dans les services.

« Qui pourrait être en désaccord a priori avec la position de l’Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (Unaforis), qui défend la place essentielle que doit prendre l’« alternance intégrative » dans la réforme des diplômes en préparation(1) ? Pourtant, il est à se demander s’il ne s’agit pas avant tout d’un élément de langage savamment choisi pour réduire drastiquement la durée des “stages en immersion”.

Les difficultés de gratification et d’accueil de stagiaires seraient ainsi réglées. Il suffirait seulement de faire patienter en attendant la mise en place de la réforme prévue pour septembre 2016 et de trouver quelque artifice pour créer l’illusion d’une mobilisation des acteurs de la formation le temps de mettre en place la réforme. D’ailleurs, d’une réunion de l’Unaforis avec la direction générale de la cohésion sociale le 1er octobre dernier, il ressort que celle-ci a “évoqué des pistes d'aménagement des textes, pour ceux des étudiants qui n’auraient pas trouvé de stage(2). Position logique s’il s’agit d’anticiper de quelques mois la réduction des “stages en immersion” ? Maladresse ou tactique déqualifiant concrètement la valeur des stages ?

Mais pourquoi ai-je recours à cette formule de “stages en immersion” ? Rappelons tout d’abord que l’alternance offre une “mise en situation de travail comme mode d’acquisition. C’est donc placer la question du travail, de l’expérience professionnelle au cœur des apprentissages(3). Ensuite pour que cette alternance soit intégrative, au sens défini par Gérard Malglaive, il faut que se développent des interactions continuelles entre les établissements d’accueil, les centres de formation et, bien sûr, les étudiants. Ce mouvement formatif a été réaffirmé dans la réforme des diplômes d’Etat d’éducateur de jeunes enfants (2005) et d’éducateur spécialisé (2007) : le terrain de stage a été transformé en site qualifiant et 2100 heures de stages (60 semaines) ont été proposées contre respectivement 1500 heures pour les EJE et 1450 heures pour les ES en formation.

Serait-il alors saugrenu d’estimer que les « stages en immersion » permettent un apprentissage de la pratique éducative par l’expérimentation ? Comment sinon saisir ce que signifie “instaurer une relation” ? Comment se confronter à cet autre que nous sommes chargés d’accompagner ? Comment mesurer les effets d’un accompagnement et les réajustements qu’ils entraînent ? Comment apprendre à articuler les apports théoriques avec ce que l’on découvre sur le terrain ? Comment percevoir l’importance de l’analyse de pratique et en faire l’expérience… si les étudiants se limitent à un stage long en dernière année de formation complété par quelques incursions, dont les formes peuvent varier sur le terrain le reste du temps ?

Quels praticiens demain ?

Que devons-nous comprendre concernant l’emploi actuel de l’expression “alternance intégrative” ? Traduisons par un exemple ce glissement sémantique lourd de conséquences : si l’on en croit les discussions en cours(4), une interview réalisée “sur le terrain” pourrait être considérée comme relevant de l’alternance intégrative, en lieu et place d’une période “de stage en immersion”. Dans ce contexte, comment imaginer former encore des praticiens ?

Déplaçons-nous un instant vers le champ du sanitaire. Peut-on imaginer qu’une infirmière apprenne à faire une piqûre à partir d’un powerpoint, sans passer par une expérimentation ? Certes, le commentaire des diapositives par le formateur lui permettra de découvrir les conséquences d’une erreur, la différence entre une intraveineuse et une sous-cutanée, etc. Mais elle n’apprendra à piquer que par son immersion dans un service de soins où elle sera confrontée à des patients, sous le regard d’un professionnel garant de la démarche. De même, elle pourra interviewer des soignants pour travailler sur l’écart entre ses représentations du métier et sa réalité. Mais l’interview lui sera inutile pour expérimenter ses relations avec le médecin.

Les stages qu’effectuent les éducateurs relèvent de cette même logique d’expérimentation. Comme éducateur et aujourd’hui formateur, je peux leur parler de l’agressivité à laquelle ils seront confrontés en stage, leur donner des exemples, mais rien ne remplacera la situation qu’ils vivront (“J’te parle pas, laisse-moi, j’te pète la gueule sinon” répond cet enfant d’une dizaine d’années placé en foyer éducatif à son éducateur-stagiaire ; lequel rétorque : “On verra cela plus tard, pour l’instant c’est l’heure d’aller à l’école et nous ne te laissons pas le choix”) et que l’espace de formation leur permettra d’analyser ultérieurement à partir de ce qu’ils auront mis en place, ressenti et vécu.

Les professionnels que nous formons construisent leur professionnalité en confrontant ce qu’ils apprennent à ce qu’ils découvrent sur le terrain et inversement. Ce mouvement dialectique, enclenché et soutenu lors de la formation, se poursuit bien évidemment une fois leur diplôme en poche. En abandonnant le « stage en immersion » comme principe fondamental dans l’apprentissage de ces métiers du lien, quels travailleurs sociaux allons-nous proposer sur le terrain ?

Seul semble compter l’ajustement de nos diplômes au modèle européen LMD (licence-master-doctorat) en nous rapprochant du modèle d’apprentissage universitaire(5). Pourquoi pas, mais à condition que soient prises en compte la relation et la rencontre mises en œuvre pour aider les personnes accompagnées à mobiliser leurs ressources (personnelles et relationnelles), à développer leurs compétences, à conserver leur dignité d’être humain qui sont au cœur de nos métiers. Il ne semble pas que nous nous dirigions vers cela….

Prendre en compte la relation

La réforme des diplômes aurait pu être l’opportunité de développer cette dynamique d’alternance intégrative organisée autour du “stage en immersion”. Mais, depuis 2008, elle a malheureusement été orientée vers la résolution des difficultés d’entrée en stage du fait de la gratification. Difficultés qui n’ont cessé d’augmenter(6), notamment avec la loi “Fioraso” du 22 juillet 2013 et la loi du 10 juillet 2014 tendant au développement et à l’encadrement des stages(7) – obligation de gratifier pour les stages de deux mois et plus, tous les secteurs associatifs et publics concernés, limitation de la durée d’un stage à six mois, quota de stagiaires, temps de latence avant d’accueillir à nouveau un stagiaire… – sans que la spécificité du secteur social, médico-social et de la petite enfance soit jamais entendue.

Faut-il s’en étonner, lorsque l’on constate que le débat sur la notion de “stage en immersion” est tronqué, voire empêché depuis des mois au sein même de l’Unaforis ? La question semble d’ailleurs réglée à la lecture de ses “contributions aux états généraux du travail social” prévus en janvier 2015(8) : “La question est moins de savoir si le stage long et gratifié doit être conservé à l’identique, que de rappeler les fondamentaux qui ne peuvent s’acquérir que par cette alternance entre apprentissages de terrain et apports en centre de formation.” Et d’ajouter : “Les modalités de réalisation peuvent être diversifiées et assouplies : l’objectif d’apprentissage doit être moins défini par la durée et les modalités du temps à passer que par l’objet du travail et les compétences visées.” Autrement dit, restera le stage long gratifié, lequel, rappelons-le, ne pourra excéder six mois (en amplitude !) depuis la loi du 10 juillet 2014.

Stratégie de communication

Le “stage en immersion” permet donc une prise de responsabilité progressive. Il faut du temps pour saisir ce qui se joue, ce qui se noue dans une rencontre avec des personnes en situation de vulnérabilité, de handicap… Il est inconcevable, sans risque élevé d’une désaffection de la rencontre éducative et au mépris de l’expérience de notre secteur historiquement bâti sur ce principe de l’apprentissage par l’alternance, de le remettre ainsi en cause. C’est à croire que nos représentants dans les instances de décision ne connaissent rien ou plus rien de la réalité de la pratique éducative. En revanche, ils manient bien les éléments de langage chers aux communicants pour imposer leurs idées et nous fournir un exemple de stratégie de communication en lieu et place d’un dialogue constructif. Pourquoi s’en priveraient-ils puisque la réforme semble prendre corps sans encombre ? »

Contact : p.poirier@efpp.fr

Notes

(1) Cette réforme, qui prévoit un socle commun de formation par niveau avec des spécialités et options par diplôme, mobilise contre elle le collectif Avenir éducs, qui a lancé en avril dernier une pétition avec l’Association pour la formation au métier d’éducateur de jeunes enfants, soutenu par l’ONES et l’ANAS – Voir ASH n° 2873 du 5-09-14, p. 16.

(2) Dans sa newsletter aux adhérents – N° 3 – Octobre 2014.

(3) André Geay et Jean-Claude Sallaberry, « La didactique de l’alternance ou comment enseigner dans l’alternance » – Revue française de pédagogie n° 128 (1999) – Disponible sur http://rfp.revues.org/persee-281571 – Hugues Pentecouteau, « L’alternance dans une formation professionnelle universitaire. De l’idéal épistémologique aux contradictions pédagogiques »– Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur du 28-1-2012 – Disponible sur ripes.revues.org/605.

(4) Voir ASH n° 2881 du 31-10-14, p. 14.

(5) Les spécialisations et approfondissements sont proposés à partir du master, déléguant à la licence les apports génériques et une première sensibilisation au monde professionnel avec notamment un stage long en fin de parcours.

(6) Le projet loi de finances pour 2015, examiné en première lecture à l’Assemblée nationale, consacre 2 millions d’euros à la qualification en travail social. Cette enveloppe devrait servir aussi à financer le fonds de transition destiné à accompagner la gratification – Voir ASH n° 2880 du 24-10-14, p. 43.

(7) Voir ASH n° 2819-2820 du 19-07-13, p. 48 et n° 2867 du 4-07-14, p. 49.

(8) Voir ASH n° 2879 du 17-10-14, p. 19.

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