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« Les chiffres, outils efficaces dans l’exercice du pouvoir et les luttes sociales »

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A travers les indicateurs économiques et les statistiques officielles, les chiffres s’imposent souvent comme arguments d’autorité à l’usage des dirigeants.Rien, pourtant, de plus relatif qu’un chiffre, rappelle la sociologue Isabelle Bruno, qui propose, dans un ouvrage qu’elle a codirigé, de faire des outils statistiques une arme critique.
Votre ouvrage impose le néologisme « statactivisme ». Que signifie ce terme ?

Il nous a été soufflé à l’occasion d’une discussion informelle au cours de laquelle nous avons rapproché le mot « statistique » du terme anglo-saxon activism. Cette formule nous a semblé parlante et nous en avons fait le mot-clé de l’ouvrage, car elle permet de regrouper sous un même concept diverses expériences qui ont pour point commun le recours aux chiffres comme instrument de lutte.

Comment est né ce livre ?

Il s’inscrit dans la continuité d’une recherche collective menée de 2009 à 2012 sur les pratiques de benchmarking(1) et l’usage des techniques managériales, notamment dans l’administration publique française. Pour ce travail, nous nous sommes inspirés de la démarche du chercheur Alain Desrosières dans le domaine de la sociologie de la quantification. Nous nous sommes intéressés en particulier à la manière dont on construit des chiffres et aux effets que ceux-ci produisent. Je pense à la question du pouvoir lié aux chiffres, et aussi à la façon dont des résistances se développent face à l’utilisation des systèmes d’évaluation.

Les chiffres ne mentent pas, a-t-on coutume de dire. Il semble pourtant qu’on peut leur faire dire ce qu’on veut…

En réalité, les données statistiques ne parlent jamais d’elles-mêmes. Elles sont toujours prises dans un ensemble d’autres chiffres et de définitions qui leur donnent sens. Construire un indicateur pour mesurer un phénomène ou une réalité sociale suppose déjà d’avoir défini les contours de ce phénomène et le sens qu’on lui donne. Or ce travail de définition est éminemment politique car il s’inscrit dans une conception donnée de la société. Par exemple, avant de pouvoir élaborer les statistiques du chômage, il faut d’abord définir ce qu’est un chômeur. Ce peut être quelqu’un qui ne travaille pas du tout ou une personne qui doit obligatoirement être dans une démarche active de recherche d’emploi. En fonction de la définition que l’on va retenir, le chiffre final ne sera évidemment pas le même. Ce n’est donc pas une question de mensonge et de vérité, mais de définition et de méthodologie de calcul.

Certains en sont venus à rejeter en bloc l’usage des données chiffrées. Telle n’est pas votre démarche…

On ne peut pas se contenter de dire que le chiffre est mauvais. C’est précisément parce que les chiffres permettent de produire une certaine réalité que nous souhaitions comprendre en quoi ils peuvent être des outils efficaces aussi bien dans l’exercice du pouvoir que dans les luttes sociales. A la manière des judokas, il s’agit de retourner l’arme de l’adversaire contre lui-même. Les statistiques ne sont pas vouées à être uniquement des techniques de pouvoir aux mains des dominants. Il était intéressant de documenter cette possibilité de recourir aux chiffres pour faire valoir certains droits et faire exister des groupes sociaux peu visibles. En outre, il faut rappeler qu’historiquement la comptabilité nationale a été l’un des instruments qui a permis de faire exister l’Etat social et de lutter contre les inégalités. Mais cette histoire a tendance à être oubliée en raison de l’usage dominant qui est fait aujourd’hui des statistiques comme outil des politiques néolibérales.

Un premier type d’action consiste à utiliser l’appareillage statistique officiel pour mieux le réformer. Par exemple ?

Les indicateurs et catégories statistiques officiels peuvent en effet être retournés pour construire un discours critique. Un exemple bien connu est celui du travail de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron sur la reproduction des inégalités scolaires. On peut également citer l’indice des prix développé entre les années 1970 et 1990 par la CGT pour contrebalancer le poids de l’indice des prix de l’INSEE, jugé trop éloigné du mode de consommation des classes populaires. Nous évoquons aussi dans l’ouvrage le travail réalisé dans les années 1970 par l’artiste allemand Hans Haacke, qui utilisait des outils statistiques pour rendre visibles les profils sociologiques des visiteurs de ses expositions.

Pour ceux qui sont aux prises avec les chiffres dans le monde du travail, il est possible de « ruser ». De quelle façon ?

Le développement des outils dits de « reporting », liés au système néolibéral, s’accompagne d’une importante bureaucratisation, car c’est aux agents eux-mêmes de nourrir les outils qui vont servir à les évaluer par l’agrégation de données renseignant des indicateurs de performance. Ils disposent donc d’une certaine marge de manœuvre dans l’enregistrement de ces données. Par exemple, chez les policiers, on parle de « chanstique », c’est-à-dire de trucage. Cela consiste à qualifier un fait d’une manière ou d’une autre en fonction des attentes de la hiérarchie et afin de faire baisser telle ou telle catégorie de délit. Si quelqu’un vient déposer une plainte pour un vol de sac à main avec violence, on enregistrera simplement un vol. On peut aussi pratiquer une grève du zèle en rechignant à faire ce décompte. Si les éléments de base ne remontent pas, il n’est pas possible de produire les statistiques utilisées par les pouvoirs publics. Et on retrouve ces comportements un peu partout, dans les mondes universitaire, hospitalier… Ce n’est pas de la manipulation, simplement chacun dispose d’une marge d’appréciation dans l’interprétation des consignes. De ce fait, la quantification de l’action publique apparaît en grande partie comme une affaire d’interprétation.

Les statistiques peuvent également faire apparaître dans l’espace public des catégories nouvelles ou restées invisibles…

On connaît la formule : ce qui n’est pas compté ne compte pas. Dénombrer les membres d’un groupe social, c’est déjà une façon de les rendre visibles comme collectif et de poser la question politique de leurs droits. Leur visibilité numérique va avoir des effets sur leur prise en charge par les pouvoirs publics. Dans l’ouvrage, l’universitaire Louis-Georges Tin, par ailleurs président du Conseil représentatif des associations noires, s’interroge ainsi sur le refus des statistiques ethniques en France. Pour lui, ce serait un bon moyen de lutter contre les discriminations liées à l’origine. Nous abordons également le cas des intermittents du spectacle, qui demeurent une population finalement assez méconnue. On pourrait aussi évoquer les sans-papiers ou encore le travail domestique réalisé par les femmes mais qui n’est pas comptabilisé dans la richesse nationale.

Enfin, il est possible de construire des indicateurs alternatifs…

C’est une autre façon, plus constructive, de réagir à la domination des statistiques néolibérales. Avec ces indicateurs alternatifs, on lutte chiffres contre chiffres. L’idée est, avec l’aide de statisticiens ou d’économistes, de prendre en compte d’autres éléments et d’autres valeurs que ceux des chiffres officiels. Cela s’inscrit dans une démarche politique. Un exemple bien connu est celui du bonheur intérieur brut, qui entend proposer une alternative au PIB [produit intérieur brut]. L’association « Forum pour d’autres indicateurs de richesses » (FAIR), qui regroupe une cinquantaine de chercheurs et de militants associatifs, mène ainsi une réflexion sur la création d’indicateurs alternatifs susceptibles d’intégrer les dimensions sociales ou environnementales afin de mesurer toutes les conséquences des activités humaines, et pas seulement leurs résultats économiques. Il existe aussi le BIP40 – le baromètre des inégalités et de la pauvreté –, qui fait écho au CAC 40 de la bourse en cherchant à mesurer le phénomène très multidimensionnel qu’est la pauvreté.

Vous insistez dans l’ouvrage sur le caractère créatif et humoristique du statactivisme…

Notre préoccupation était aussi de montrer que ce sujet, à première vue rébarbatif, pouvait être abordé de façon parfois très ludique. Je pense à l’association Pénombre, qui rassemble des mathématiciens, des statisticiens et des universitaires, mais aussi des militants associatifs et politiques. Son objectif est d’essayer d’éclairer l’usage des chiffres dans le débat public en démontant les grands indicateurs. Par exemple, pour expliquer la LOLF [loi organique relative aux lois de finances], elle avait créé des saynètes humoristiques, tourné des vidéos, publié des récits… Par l’humour, elle entend montrer la portée politique des chiffres. C’est une démarche assez peu courante dans le monde universitaire en France. Le chiffre est vu trop souvent comme quelque chose de gris et d’hermétique, ce qui contribue à le dépolitiser. Alléger le propos peut être aussi une façon de lutter contre cette dépolitisation. Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Maître de conférences à l’université Lille-2, Isabelle Bruno y est chercheuse au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps). Elle a codirigé Statactivisme. Comment lutter avec les nombres (Ed. La Découverte, Zones, 2014). Elle a également publié, avec Emmanuel Didier, Benchmarking. L’Etat sous pression statistique (Ed. La Découverte, Zones, 2013).

Notes

(1) Le benchmarking est un procédé qui consiste à quantifier les performances d’une organisation, puis à les comparer aux meilleurs résultats enregistrés dans un souci d’amélioration de sa compétitivité.

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