L’Etat occidental est une forme politique qui a vocation à exister de manière permanente, à gérer les contradictions de la société et tenter d’établir un ordre politique, à revendiquer l’exercice de l’autorité et le monopole de la violence légitime. C’est aussi un lieu d’affrontement de différents groupes et intérêts, d’institutions plus ou moins autonomes et légitimes, de personnels, de règles et d’organisations, sur un territoire donné. Les Etats contemporains font partie d’un système économique capitaliste : ils établissent et garantissent les droits de propriété et les règles assurant les échanges, extraient des ressources sous la forme d’impôts et tentent d’organiser la production de richesse. L’Etat est aussi un récit, une fiction, un grand mythe unificateur. Dans cet ouvrage, ce qui nous intéresse, c’est de le penser d’abord en fonction des politiques publiques mises en œuvre, pas simplement en termes institutionnels. Nous souhaitions aussi revenir sur les transformations de l’Etat, pour le prendre en compte dans son environnement global. Notre hypothèse est, en effet, que ses transformations actuelles sont liées non seulement aux processus de mondialisation, mais aussi aux effets des politiques publiques.
Nous distinguons quatre grandes logiques à l’œuvre. La première est évidemment le changement d’échelle, avec les processus d’européanisation et de globalisation. Ils produisent des effets de longue durée sur les Etats, qui se trouvent désormais en concurrence avec d’autres institutions pour l’exercice de l’autorité. Viennent ensuite les transformations de l’économie. Il ne faut pas oublier que l’Etat est capitaliste. Il est donc utile, pour comprendre son évolution, de regarder comment se transforme le capitalisme. La troisième logique consiste à comprendre comment se transforme l’Etat à partir de la réorganisation de son appareil administratif. Enfin, la manière dont on repense l’autorité de l’Etat évolue, avec un amoindrissement de l’appareil militaire et le maintien d’une centralité des questions de sécurité.
Le monopole de la « violence légitime » – qui est, selon Max Weber, l’une des caractéristiques de l’Etat – reste assez fort. Néanmoins, aujourd’hui, tout un ensemble de normes sont définies au niveau européen, en particulier dans le domaine de la justice. Ces normes sont encadrées et surveillées par des organisations elles aussi transnationales. Cela limite nécessairement la capacité de l’Etat. Parallèlement, comme souvent en période de crise, il s’exprime de fortes attentes visant à renforcer l’aspect punitif des politiques de l’Etat. On le voit notamment dans l’augmentation du nombre des personnes incarcérées.
On a coutume de dire que l’Etat se dilate, par le bas et par le haut. Une partie de ses fonctions est exercée au niveau territorial et une autre partie au niveau supranational. Il n’en demeure pas moins un grand réservoir de légitimité. Au lieu d’exercer son autorité de façon monopolistique, il l’administre. C’est quand même lui qui donne aux organisations transnationales leur légitimité. La France est membre de l’Union européenne et les normes européennes sont aussi décidées par ses représentants. La mise en scène de l’Etat français contre l’Europe, que l’on observe trop souvent, est ainsi complètement artificielle. L’un des inconvénients de cette transformation des échelles est que les élites agissent de plus en plus aux niveaux européen ou international, et sont donc un peu déconnectées de la démocratie et de la nation.
La France a connu un très fort mouvement de décentralisation : 75 % de l’investissement est réalisé aujourd’hui au niveau local. Ce chiffre n’était que de 30 % dans les années 1960. Et, jusqu’à très récemment, il n’y avait que très peu de pression budgétaire sur les collectivités, qui ont longtemps bénéficié de budgets en croissance forte. Mais certains mécanismes de recentralisation sont à l’œuvre. Le premier, ce sont les coupes budgétaires en train d’être décidées dans le cadre du budget 2015. Le second consiste à utiliser les normes et les lois dans le cadre de ce que des chercheurs appellent le « gouvernement à distance ». La création des agences régionales de santé en est l’un des signes. Mais il n’est pas scandaleux que, de temps en temps, l’Etat impose certaines priorités dans des domaines qui ne sont pas bien gérés. Reste que, au bout du compte, cela produit un patchwork pas toujours très harmonieux, selon les territoires et les politiques publiques.
C’est une interprétation. Pour ma part, je crois qu’elle explique en partie seulement ce qui se passe dans la réalité. Par exemple, dans le domaine de l’hôpital, le développement des indicateurs et de la tarification à l’activité peut être analysé comme une amélioration de la capacité de l’Etat à se gouverner lui-même autant que comme une preuve de libéralisme économique ou de néolibéralisme. La santé a été longtemps un domaine sous-administré en France. Essayer de mieux gérer certains domaines de l’action publique n’est pas très nouveau, et il n’est pas besoin de l’hypothèse du néolibéralisme pour l’expliquer. Je distingue plutôt, dans cette période de transformation, une hybridation entre les méthodes de gestion publique et privée.
C’est l’un des points clés de l’ouvrage. Sans Etat social – ou Etat-providence –, notre démocratie et notre capacité de développement économique seraient très différentes de ce qu’elles sont. Mais si l’Etat social français a de grandes capacités pour soigner et prendre en charge une vaste population, il est aussi l’un des plus coûteux au monde. Cet argent est-il dépensé au mieux dans tous les domaines ? Il faut parfois revoir la façon dont les choses sont organisées. Le problème est que nous avons toujours beaucoup de mal à négocier sur ces questions. Et, à la fin, c’est la raison comptable qui l’emporte. Nous ne sommes cependant pas en Grande-Bretagne, où la remise en cause en profondeur de l’Etat social a eu des conséquences importantes, notamment en termes d’accroissement des inégalités.
Une recherche récente a montré que la capacité des Etats à investir pour l’avenir a diminué, partout en Europe, depuis les années 1970. Cela s’explique par des dépenses qui ne sont plus contrôlées et par une plus faible capacité à taxer les différents groupes sociaux et les entreprises. L’Etat a, de ce fait, moins de moyens pour résoudre les problèmes et investir sur les enjeux du futur… A l’inverse, on dépense beaucoup d’argent de manière routinière dans le fonctionnement des institutions publiques. La diminution de cette capacité d’investissement peut être vue comme un signe de l’affaiblissement politique de l’Etat. S’il ne résout pas les problèmes, d’autres le feront à sa place, en particulier les mécanismes du marché.
Il faut en effet penser l’Etat parmi d’autres organisations. L’Etat est en train de se transformer, ne serait-ce que parce qu’il fait partie de l’Union européenne et qu’il est partie prenante d’une économie de plus en plus globalisée. Cela change la manière dont historiquement on avait pensé le rôle de l’Etat lié à un territoire. La capacité de l’Etat à exercer seul son autorité est une illusion politique. Tout ce qu’il peut faire, c’est essayer d’agréger des intérêts, indiquer une direction, impulser un dynamisme. Lionel Jospin avait raison lorsqu’il disait que l’Etat ne peut pas tout. On lui a beaucoup reproché, mais c’était absolument vrai. Cela paraît évident lorsqu’on réfléchit au rôle de l’Etat à partir des politiques publiques. Ce qui n’empêche pas les Etats de disposer de la capacité de se réformer, parfois profondément. Propos recueillis par Jérôme Vachon
Politiste et sociologue, Patrick Le Galès est directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po. Avec Nadège Vezinat, il publie L’Etat recomposé (Ed. PUF, 2014). Il est également l’auteur, avec Charlotte Halpern et Pierre Lascoumes, de L’instrumentation de l’action publique. Controverses, résistances, effets (Ed. Presses de Sciences Po, 2014).