Il y aurait environ 8 800 psychologues exerçant dans les établissements sociaux et médico-sociaux sur un total de 56 000 professionnels titulaires du titre(1). En général placés sous la responsabilité du directeur de l’institution, ils occupent une position atypique – et en premier lieu, par rapport au reste de l’équipe : reconnus comme cadres par les deux principales conventions collectives du secteur(2) ainsi que par les fonctions publiques hospitalière et territoriale, « ils sont leur propre maître d’œuvre même s’ils doivent se référer à leur direction en ce qui concerne leur projet d’intervention », précise Laurent Garcia, psychologue et formateur. Ce positionnement ne leur confère toutefois aucune autorité hiérarchique sur les autres professionnels. Son intérêt est ailleurs : « Il a l’avantage de les doter d’une distance qui leur permet à la fois d’apporter leur point de vue spécifique – prenant en compte la dimension psychologique – dans une perspective d’éclairages et d’échanges avec l’équipe pluridisciplinaire dont ils font partie et d’analyser avec recul les ressorts de l’institution », explique Nathalie Seigneur, psychologue au sein de l’établissement et service d’aide par le travail (ESAT) Léopold-Bellan à Paris et permanente du Syndicat national des psychologues (SNP).
Cette place de « tiers », au cœur de leur identité professionnelle, n’est toutefois pas toujours confortable : « Bien qu’ils soient cadres, certains se retrouvent dans les faits sous la coupe de l’éducateur chef ou du médecin psychiatre de l’établissement. Ce qui peut déboucher sur des conflits ou, pour le moins, rendre compliqués les rapports avec l’équipe », souligne Gilles Métais, porte-parole du collectif des psychologues de la fédération Santé-Action sociale de la CGT, qui déplore une « position en réalité maldéfinie ». Au sein du service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés de la Fédération d’associations corréziennes d’aide aux personnes handicapées (Facaph), on a ainsi choisi de placer le psychologue sous la direction du chef de service : « Il nous semble plus pertinent que ce professionnel, qui a un rôle d’appui auprès du chef de service dans sa mission d’encadrement de l’équipe, soit sous sa responsabilité directe, explique Nathalie Riboulet, directrice des services de la Facaph. Pour éviter les frictions éventuelles, il est toutefois indispensable de bien penser les fiches de poste pour définir précisément les places hiérarchiques et fonctionnelles du médecin psychiatre, du psychologue et du chef de service. » « Il faut souvent clarifier notre position auprès des administratifs pour éviter les confusions », relève également Sylvie Magnien, psychologue dans un institut d’éducation motrice à Garches (Hauts-de-Seine). « Ce positionnement à la fois dehors et dans l’équipe n’est pas simple à habiter au quotidien, mais il garantit l’autonomie de notre travail », observe Nathalie Seigneur.
Pour préserver cette marge de manœuvre, le psychologue peut s’appuyer sur un code de déontologie interne : sans valeur légale pour l’instant, il n’en pose pas moins des bornes qui protègent la profession et permettent de résister à certaines pressions institutionnelles – il défend en particulier la liberté de choisir les orientations théoriques et les méthodes utilisées. « Ce code de déontologie est un atout pour défendre la qualité de notre travail : il permet notamment de rappeler qu’un outil – par exemple un test d’évaluation cognitive – n’est jamais neutre et qu’il ne doit pas faire l’objet d’une application systématique, mais répondre à une nécessité et à un questionnement précis », explique Gilles Métais. « En m’y référant, j’ai, par exemple, refusé de faire passer un test de QI à des jeunes d’IME [institut médico-éducatif] pour le renouvellement de leur prise en charge alors qu’on me l’avait demandé de manière péremptoire : j’estime que, même s’il est important de répondre à la question de l’évaluation, il y a d’autres façons de le faire. Il me semble par ailleurs très compliqué d’être à la fois dans une relation testeur-testé et dans une relation psychothérapeutique », développe Alexandra, psychologue qui souhaite garder l’anonymat(3).
Cette autonomie professionnelle – qui peut expliquer le qualificatif d’« électron libre » qu’on lui attribue parfois – n’est pas pour rien dans les projections que le psychologue peut alimenter à ses dépens. « C’est un héritage de la profession : même si aujourd’hui le rôle des psychologues a largement été démystifié, il demeure parfois un fantasme autour de leur posture de savoir. Ajoutez à cela qu’ils appuient souvent là où ça fait mal et on comprend que cela puisse parfois faire peur aux équipes », observe Laurent Garcia. « Du fait du regard particulier qu’ils posent sur l’institution et ses usagers, ils apparaissent comme un peu différents du reste de l’équipe pluridisciplinaire, ce qui peut être perçu comme une menace par certains établissements », ajoute Gilles Métais.
Pas question néanmoins de renforcer ces préjugés, plaide Nathalie Seigneur : « A l’inverse de la conception d’un psychologue qui, fort d’un prétendu savoir, éclairerait le reste de l’équipe, il faut absolument défendre l’idée qu’il doit être à la portée de ses collègues et en position d’être interpellé par eux. » Selon elle, « il faut aussi travailler à dédramatiser auprès des équipes la dimension psychologique dans son ensemble : certains professionnels se montrent très soulagés de nous transmettre des situations d’usagers dont ils estiment que l’aspect “psy” n’est pas de leur ressort alors qu’une simple discussion avec la personne concernée aurait suffi pour dépasser la difficulté ».
Cette crainte du « psychologique » se double d’un manque de reconnaissance et d’une dégradation continue de leurs conditions de travail. « Ils doivent désormais composer avec leur propre précarité, note Laurent Garcia. Il n’y a qu’à regarder les offres d’emploi : très peu sont à temps plein, ce qui fait qu’ils sont la plupart du temps tiraillés entre plusieurs employeurs. » « J’ai mis huit ans à trouver un CDI à temps plein dans un IME situé dans ma ville de résidence, mais une grande majorité de mes collègues de formation ont dû s’éloigner pour obtenir ne serait-ce qu’un temps partiel en CDD mal payé dans le cadre d’un remplacement », témoigne Alexandra. « Au fur et à mesure des départs en retraite, les postes à temps plein disparaissent et laissent la place à des temps partiels sous la forme de mi-temps ou de vacation à 30 %, quand ils ne sont pas tout simplement supprimés au profit d’une autre profession – assistante sociale, infirmière, éducateur… –, complète Gilles Métais. Et même lorsque le temps total dévolu au psychologue est maintenu – par exemple avec deux mi-temps, voire trois tiers-temps –, il y a un morcellement de son intervention sur des actions très ponctuelles et ciblées qui l’empêche d’avoir une vision globale du fonctionnement de la structure : se faisant, on lui dénie sa capacité à donner une appréciation générale sur la place des équipes et des résidents et à proposer des orientations institutionnelles prenant en compte la dimension psychologique. » Et de poursuivre : « Dans tous les cas, non seulement ils ne gagnent plus un salaire décent mais cela rend difficile un investissement de qualité au sein de l’établissement. »
Le temps partiel est toutefois « une médaille à double face », nuance Antoine Molleron, président du département des applications et interventions en psychologie de la Société française de psychologie : « Il fragilise, mais on peut aussi penser que c’est une façon de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, autrement dit d’être moins sous l’emprise de son employeur. » Même son de cloche chez Nathalie Seigneur : « Le temps partiel permet de maintenir une distance vis-à-vis de l’institution, ce qui évite au psychologue d’être phagocyté par une équipe et facilite son positionnement comme tiers. » Néanmoins, « en dessous du mi-temps, il n’est plus possible de réaliser un travail satisfaisant, y compris parce qu’un psychologue qui court à trois endroits différents chaque semaine est vite épuisé », précise-t-elle.
Or, même à temps plein, l’exercice du métier est souvent difficile, comme le raconte Alexandra : « Un temps plein et demi de psychologues pour quatre-vingt jeunes, ce n’est pas assez par rapport aux besoins : je suis généralement débordée, avec le sentiment de devoir sans cesse courir après le temps et gérer l’urgence, sans être en mesure de recevoir les jeunes deux fois par semaine lorsqu’ils en ont besoin… »
Les raisons de cette dépréciation des conditions de travail ? Elles sont d’abord budgétaires : le contexte de rigueur économique limite les embauches de psychologues. « Les économies réalisées se font parfois sur le dos des usagers, déplore d’ailleurs Gilles Métais. C’est notamment le cas lorsque les prestations proposées en interne sont remplacées par des prestations extérieures – effectuées par des psychologues exerçant en libéral ou par des organismes vendant des interventions psychologiques – directement payées par le public de l’institution. »
Tout n’est cependant pas qu’une question de financement, poursuit le responsable syndical : « L’argument des restrictions budgétaires sert aussi à masquer des choix politiques qui valorisent l’efficacité, la rééducation fonctionnelle et réadaptative et les traitements chimiques médicamenteux aux dépens de l’intervention psychothérapeutique et psychologique qui défend une approche globale, demande du temps et valorise le désir, l’ouverture et l’appétence pour maintenir ou développer l’autonomie des personnes. Ce sont en réalité deux conceptions du sujet et de l’humain qui s’affrontent. » En témoigne, selon lui, la tendance à instrumentaliser les postes de psychologue dans une logique de communication pour valoriser l’établissement en direction des usagers et des partenaires extérieurs aux dépens d’une reconnaissance réelle de leur rôle au quotidien. « La clinique au sens large est de plus en plus difficile à exercer dans les établissements : l’époque où elle n’était pas que l’apanage des psy, mais était véhiculée à travers des références communes partagées par toute l’équipe – par exemple la psychothérapie institutionnelle – et des habitudes de travail où l’analyse de pratiques et les réunions cliniques avaient toute leur place tend à disparaître », renchérit Alexandra. « Dans un contexte où les nouvelles théories du management s’imposent dans les établissements, les psychologues ont de moins en moins la possibilité de questionner les institutions, poursuit Nathalie Seigneur. Certaines directions les considèrent d’ailleurs comme des empêcheurs de tourner en rond. »
Parallèlement, beaucoup de psychologues voient leur travail rendu plus complexe du fait de besoins croissants : « Certains secteurs connaissent une évolution du public accueilli dans le sens d’une augmentation des difficultés psychiques. C’est en particulier le cas en institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) et en IME », note Alexandra. Sur un autre plan, la multiplication des recommandations de bonnes pratiques de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), qui découlent de la loi 2002-2, est parfois vécue comme un écueil supplémentaire : « Alors que ces recommandations mettent en avant la réponse aux besoins et aux attentes de l’usager, le travail du psychologue consiste plutôt à comprendre la problématique de la personne dans sa globalité, explique Nathalie Seigneur. Face à ces demandes très normatives, le psychologue est donc sans cesse contraint de rappeler la complexité de la vie psychique en faisant un pas de côté. » « Même s’il est indispensable d’être rigoureux, il ne faut pas confondre rigueur et normativité, sauf à empêcher la créativité qui permet de maintenir de l’inventivité dans l’accompagnement des personnes en souffrance psychique », poursuit Alexandra.
Dans ce contexte très morose, la profession se mobilise. A l’appel d’une intersyndicale regroupant la CFTC, la CGT et SUD, ralliée par FO et le SNP, quatre cents psychologues se sont réunis en assemblée générale le 10 avril dernier à la Bourse du travail à Paris. A la suite de quoi, une grève, ainsi qu’une manifestation nationale des psychologues, se sont tenues le 19 juin. Parmi les revendications : une revalorisation salariale, une réduction de la précarité, en particulier pour mettre fin à la généralisation des temps partiels, et une reconnaissance de la place des psychologues. Les professionnels les plus mobilisés exercent certes dans la fonction publique – où les conditions de travail sont, de l’avis de tous, les plus difficiles –, mais les psychologues travaillant dans les établissements sociaux et médico-sociaux privés non lucratifs sont loin d’être en reste.
Pour préserver l’autonomie professionnelle des psychologues, certains établissements ont fait des choix radicaux. A l’instar du centre du Parc de Saint-Cloud à Ville d’Avray (Hauts-de-Seine) géré par le centre d’intervention dans la dynamique éducative (CIDE) : dans cet hôpital de jour pour adolescents qui articule soins et scolarité, il n’y a pas d’éducateurs.
Chargés d’animer les classes et les ateliers (créatifs, culturels, sportifs…) et d’exercer le suivi individuel des jeunes en psychothérapie, les psychologues (nommés ici « psychopédagogues »), au nombre de dix-huit, y tiennent depuis la création de l’institution en 1962 une place centrale. « Au-delà du fait que ce parti pris facilite le passage des adolescents vers une prise en charge psychothérapeutique, il évite également les clivages entre corps de métier : notre positionnement s’en trouve conforté », explique une des psychologues, par ailleurs déléguée du personnel FO au sein de l’hôpital de jour(1). Depuis deux ans, cependant, leurs acquis sont fortement remis en question – notamment leur tiers temps de documentation, information, recherche, élaboration et supervision (DIRES)(2), dénoncé par la direction en juillet dernier. « Ce temps que nous employons pour poursuivre une analyse, pour être suivis dans le cadre d’une supervision ou pour nous rendre à des séminaires est pourtant nécessaire pour continuer à nous former et pour prendre du recul par rapport aux situations difficiles que nous rencontrons dans notre travail », explique la psychologue. Et de dénoncer « la déstabilisation de la cohérence d’un projet qui date de cinquante ans par une direction qui cède de plus en plus à une logique comptable ».
Pour Pauline Braillon, directrice générale du CIDE, le temps DIRES posait un « problème d’équité – tous les salariés n’ayant pas droit au même nombre d’heures – et un problème de responsabilité, en particulier pour les salariés à temps partiel qui pouvaient utiliser ce temps librement sans que l’établissement sache si c’était pendant leur temps de travail ou non. A la place, nous avons créé un nouveau temps de formation de 7 heures pour les temps complets – au lieu de 11 heures – et les salariés à temps partiels ne peuvent plus l’utiliser librement. »
Bien que les psychologues ne soient pas soumis au secret professionnel d’un point de vue pénal, le code de déontologie interne aux psychologues prévoit explicitement le respect de la confidentialité des propos tenus lors d’un suivi psychologique. Aussi doivent-ils être vigilants pour les informations qu’ils divulguent. Concernant les usagers d’abord : « Alors qu’un médecin libéral pourrait intervenir sans faire aucun commentaire sur la situation d’une personne accueillie dans l’institution, l’équipe attend que nous échangions avec elle dans l’intérêt d’une meilleure prise en charge des usagers. Mais il nous faut faire extrêmement attention à ce que nous transmettons pour ne pas perdre la confiance des personnes reçues en entretien », explique Nathalie Seigneur, psychologue au sein de l’établissement et service d’aide par le travail Léopold-Bellan à Paris.
Ces précautions liées à la confidentialité valent aussi pour les interventions menées en direction des équipes : « Il n’est jamais facile pour les personnels d’évoquer les difficultés rencontrées avec les usagers, avance Gilles Métais, porte-parole du collectif des psychologues de la fédération Santé-Action sociale de la CGT. Lors des synthèses, la parole est entendue par tous, y compris par les responsables de service. C’est pourquoi ce ne sont pas les espaces qu’ils privilégient pour parler de leurs préoccupations individuelles qui pourraient y être interprétées comme des fautes. La supervision ou reprise d’activité, espace hors hiérarchie, est plus adaptée : les professionnels peuvent sans crainte y évoquer les émotions qu’ils éprouvent ou les obstacles auxquels ils se heurtent. »
(1) Source : répertoire ADELI (Automatisation des listes) – DREES – 1er janvier 2012.
(2) La convention collective nationale des établissements et services pour personnes inadaptées et handicapées du 15 mars 1966 et celle des établissements privés d’hospitalisation, de soins, de cure et de garde à but non lucratif du 31 octobre 1951.
(3) Le prénom a été changé.
(1) Qui n’a pas souhaité que son nom soit cité.
(2) Auparavant reconnu dans la convention collective de 1966, le temps DIRES a été supprimé en 1999, ce qui n’a pas empêché certains établissements de le maintenir comme le centre du Parc de Saint-Cloud. Ce temps spécifique existe toujours dans la fonction publique sous l’appellation de fonction « Formation, information et recherche » (FIR).