L’aide-cuisinier du jour s’appelle Bruno. Au menu, chipolatas, haricots verts et riz. Sous le regard vigilant de Fabienne Vanoverfeldt, l’une des auxiliaires de vie sociale (AVS) diplômées, il vide consciencieusement la boîte de conserve des légumes dans une casserole. Ses gestes sont lents, il parle peu. Bruno vit dans les Habitats partagés, une colocation pour personnes souffrant de troubles mentaux persistants, trois appartements disséminés dans la même tour HLM, dans le centre-ville de Roubaix. Ils sont neuf à se partager ces logements, avec l’appui d’une équipe éducative. Une éducatrice spécialisée de l’association Interval (1), dont le cœur de métier est le handicap psychique, coordonne le dispositif. Elle vient en complément des quatre AVS qui aident les usagers au quotidien.
Ouverte en juin 2013, la structure est légère, pour favoriser l’autonomie des résidents. Leur liberté de mouvement s’accompagne de responsabilités accrues. Ainsi, comme en milieu ordinaire, les colocataires doivent assurer à tour de rôle le ménage, la lessive, la cuisine, les courses. Un planning affiché dans la cuisine répartit les tâches. Isabelle Wojtaszek, 42 ans, a quatorze ans d’hébergement social derrière elle. Elle apprécie ce nouveau mode de vie : « J’avais tendance à m’isoler dans le foyer. Ici, on est plus souvent près des autres. Et il y a plus de liberté, on n’a pas d’infirmière ou de médecin sur le dos. » Julien approuve : « Là-bas, c’était comme un foyer-hôpital. Maintenant, on est comme chez nous, avec notre propre appartement. » Les chambres sont louées vides : chacun meuble la sienne et la décore comme il l’entend, et les univers apparaissent très différents. Isabelle a choisi des tonalités parme, et toutes ses étagères sont peuplées d’anges, un signe de sa très grande religiosité. Chez Evelyne, les photos de famille prédominent.
Ce projet d’habitat est né d’un constat : « Nous nous sommes aperçus que certaines personnes ne trouvaient leur place nulle part, raconte René Bostyn, directeur d’Interval. La collectivité d’un foyer de vie peut être pesante quand on a des problèmes relationnels, et vivre seul dans un appartement en ville est trop difficile… Aucun des hébergements proposés ne répondait à leurs besoins. » Ce que confirme Vincent Lecluyse, éducateur spécialisé diplômé, qui travaille pour le secteur de psychiatrie pour adultes de l’établissement public de santé mentale (EPSM) Lille-Métropole. « Nous avons une population de plus en plus jeune et de plus en plus cabossée. Le semi-collectif leur convient bien, parce qu’il est assez contenant, et leur permet de partager leurs compétences. » Ces profils conjuguent une envie de liberté et la peur de la solitude : pour trouver une solution, l’association Interval s’est inspirée du dispositif « Famille-Gouvernante » existant entre autres à Reims (2). « Dans ce modèle, deux appartements sont loués à côté de la famille d’accueil, qui s’occupe des résidents », explique René Bostyn. Une solution malheureusement impossible dans une métropole telle que Lille, où la tension sur le parc locatif est forte. LMH, le bailleur social investi dans le projet, ne dispose pas de telles opportunités. « Nous avons donc choisi trois appartements dans le même immeuble, chacun étant dédié à une fonction des lieux communs d’une maison, en plus des chambres », détaille le directeur. Au rez-de-chaussée, c’est la cuisine et la salle à manger ; au troisième étage, c’est la buanderie, avec machines à laver et à sécher le linge, et table à repasser ; au cinquième, c’est le salon, avec jeux de société et télévision. « On veut la communauté, on se retrouve à la cuisine ; on veut boire un café à deux, on va au salon ; on a envie d’être seul, on reste dans sa chambre. Tout est modulable. »
Il était hors de question d’imaginer un seul et très grand logement : « Dès qu’on est dans un système architectural d’une certaine taille, on est obligé d’établir un règlement intérieur », poursuit René Bostyn. Autrement dit, d’intégrer le fonctionnement institutionnel d’un hébergement classique, ce qui n’est pas le but recherché dans ces Habitats partagés. « Ici, il n’y a que des principes généraux de cohabitation, qui se fondent sur le quotidien du commun des mortels », revendique le responsable. Rien de plus. Cependant, une unité de lieu – un seul immeuble, avec une entrée unique – a été préservée, « pour qu’on puisse aller d’un appartement à l’autre en pantoufles », sourit-il. Ce dont ne se privent pas les résidents, qui utilisent fréquemment l’ascenseur et y croisent les autres locataires des 80 appartements de cette tour de 17 étages. Des interactions qui font aussi partie du projet éducatif : « Nous travaillons dans la ville, et tous les moments quotidiens sont des outils d’insertion », affirme encore René Bostyn. Céline Schutt, éducatrice spécialisée et coordinatrice de cet hébergement atypique, a ainsi invité les voisins à un goûter, avec des affichettes placardées dans les couloirs, pour déminer d’éventuelles appréhensions. Depuis, les rapports sont cordiaux.
A midi, en ce mercredi du mois d’août, Céline Schutt règle l’organisation de la semaine : prévoir un taxi pour un des locataires qui part en vacances en train ; rester à côté d’Evelyne quand elle appelle sa tutelle pour un problème de versement de sa pension, et se tenir prête à prendre le relais pour donner plus d’explications… « Je fais en sorte que les gens puissent bien vivre ensemble, résume-t-elle. La relation est d’égal à égal. Je suis chez eux, le rapport n’est pas le même qu’en foyer de vie. » L’éducatrice est au carrefour de tous les réseaux constitués autour de la personne handicapée psychique, interlocutrice de son travailleur social référent, de son tuteur ou curateur, de l’équipe médicale, du voisinage et du bailleur. « Nous sommes ici dans un modèle de sous-institutionnalisation, reconnaît-elle. Mon équipe, ce sont les partenaires. » Employée à trois quarts temps sur la structure, Céline Schutt s’appuie beaucoup sur le ressenti des AVS, qui vivent le quotidien de la résidence, alors qu’elle-même n’y est que trois fois par semaine. A charge aussi pour elle de décrypter certains comportements des usagers que les auxiliaires de vie sociale ne comprennent pas, car elles ne sont pas toujours formées aux spécificités du handicap psychique. « Face à certaines situations, elles sont déstabilisées. Par exemple, quand un des colocataires exprime l’envie d’arrêter son traitement. Il faut alors prendre du recul, réfléchir aux raisons de cette décision et interpeller les partenaires », explique-t-elle. Ce jour-là, Dominique refuse de manger, demande un antalgique parce qu’il a mal à son pied blessé. Il est dans la récrimination : « Je veux aller dans un foyer adapté à mon cas, où il y a plus de monde autour de moi », lâche-t-il. L’éducatrice ne cède pas : il fera sa radio seul, avant la consultation médicale où elle a prévu de l’accompagner. Ce qui, pour lui, signifie se déplacer seul dans la ville… Autrement dit, accroître son autonomie – l’un des principes de base des Habitats partagés.
Ce projet a mis du temps à mûrir et à sortir des cartons, car il n’entrait dans aucun des schémas habituels. En 2011, le bailleur social LMH a accepté de financer une mission d’expertise, menée par le cabinet Extracité pour établir un cadre juridique et économique fiable. Le principe est celui de la colocation : les résidents partagent les loyers et les charges, soit 379 € par mois chacun. Ils touchent en moyenne 180 € d’aide personnalisée au logement, ce qui leur laisse un reste à payer de 200 €. Ils mutualisent aussi leurs prestations de compensation du handicap. Mises ensemble, elles financent les postes des quatre AVS, salariés de l’association Aide aux mères et aux familles à domicile (AMFD). C’est l’une des conditions d’entrée dans ces logements : l’usager doit avoir droit à au moins trente minutes d’aide humaine par jour pour pouvoir participer au fonctionnement. Faute de quoi la structure ne pourrait pas tenir. 30 % du temps des AVS est dédié au collectif, le reste demeure consacré à l’accompagnement individuel, par exemple à l’aide à la toilette. Les auxiliaires de vie sociale sont là au quotidien, de 9 heures à 13 h 45 et de 17 heures à 20 heures. Pour assurer les relais d’information, un cahier de liaison a été mis en place, ainsi qu’un carnet de rendez-vous qui recense les engagements pris par les locataires… Un carnet qu’ils ont parfois tendance à oublier. S’y ajoutent les livres de comptes : chaque résident verse 50 € par semaine pour financer les courses et le petit entretien des lieux communs. Le surplus est utilisé pour les loisirs organisés ensemble – un repas au restaurant, par exemple.
Le salaire de Céline Schutt est pris en charge grâce à une subvention exceptionnelle du conseil général du Nord, ce qui assure le fonctionnement de la structure pour encore deux ans. « Nous avons bien travaillé avec la MDPH [maison départementale des personnes handicapées], confie Julie Xavier, responsable des politiques locatives et sociales chez le bailleur LMH. Elle a accepté d’instruire tous les dossiers des usagers en même temps, ce qui a permis de mettre tout de suite en place la permanence des AVS dans les logements. » Les Habitats partagés ne sont pas considérés comme un établissement, et ne disposent donc pas d’agrément du conseil général. Un comité de pilotage a assuré de bout en bout le montage de l’opération et se réunit encore régulièrement pour suivre l’activité. Il rassemble des représentants des associations Interval et AMFD, du bailleur social LMH, du conseil général du Nord, de l’association tutélaire Ariane et de l’EPSM Lille-Métropole. Vincent Lecluyse, membre du comité, applaudit ce travail en partenariat : « C’est l’un des exploits du dispositif. Nous avons avancé ensemble sans que personne ne tire la couverture à soi. » « L’enjeu est aussi financier, précise René Bostyn. Une journée d’hospitalisation coûte 620 €, 117 € en foyer de vie, et seulement 37 € chez les Habitats partagés. »
Les admissions se font en binôme : Céline Schutt est accompagnée d’Anaïs Renaud, éducatrice spécialisée, chargée des admissions pour tous les hébergements d’Interval. « Nous avons un entretien avec la personne accompagnée d’un référent, éducateur, curateur ou membre de la famille, et nous l’évaluons, explique l’éducatrice spécialisée. Nous vérifions aussi la stabilité de sa prise du traitement médical. Après cette première phase, si la personne est retenue, elle viendra passer une journée d’essai. Et quand une place se profile à l’horizon, nous organiserons un second test avec une durée plus longue. » Pour ces essais, deux chambres restent vacantes, le temps que l’usager s’habitue à ce nouveau mode d’hébergement. C’est ainsi le cas de Bruno, qui vient d’intégrer officiellement les Habitats partagés après y avoir déjà été reçu depuis le mois d’avril. « Il était auparavant en maison thérapeutique, où l’accueil est normalement limité à deux ans. Lui y était depuis six ans », confie Céline Schutt. Le comité d’admission, qui réunit les mêmes membres que le comité de pilotage, valide ensuite, ou pas, la candidature. René Bostyn détaille le profil : « Nous ne pouvons accepter que des personnes qui ne se mettent pas en péril. » Ni risque de fugue avec perte des repères spatio-temporels, ni addictions, car les allées et venues ne sont pas contrôlées, même le soir. En outre, les personnes restent seules la nuit, sans veilleur de nuit. Il faut, si nécessaire, qu’elles puissent donner l’alerte ou suivre des consignes d’évacuation de l’immeuble. « Nous avons eu un échec, se souvient Céline Schutt. C’était un pari, car cette personne était en errance institutionnelle entre rue, accueil d’urgence et hôpital. Mais il lui fallait un cadre plus contenant que le nôtre. »
Julien, lui, s’enthousiasme : « J’étais au cinéma avec Danielle, ma copine, et nous sommes rentrés à 23 h 30. » Il a rencontré son amie au sein des Habitats partagés. Le couple, qui vit à l’étage-salon en compagnie d’un autre colocataire, aimerait désormais passer à l’étape suivante, un logement pour eux deux. Cette relation amoureuse des deux locataires est bien vécue par l’équipe et totalement acceptée, même s’il a fallu parler de ce sujet sensible qu’est la sexualité et solliciter le réseau pour un suivi au planning familial. Les deux jeunes gens ont besoin d’être informés et d’être conscients de ce qu’implique le désir d’enfant qu’ils peuvent exprimer. « Il faut à la fois ne pas être dans les tabous, mais les faire descendre de leur nuage », sourit Céline Schutt. Vincent Lecluyse, éducateur référent de Julien, évoque un partage des rôles clair entre lui et la coordinatrice : « Elle s’occupe de l’éducatif au quotidien, quand je suis dans l’accompagnement du projet de vie de Julien. » Justement, Céline rappelle à Julien un prochain rendez-vous chez un psychologue. « Je peux lui parler de l’avenir avec Danielle ? », interroge le jeune homme. Réponse affirmative de la travailleuse sociale, qui lui rappelle néanmoins la distinction entre psychiatre et pyschologue : l’un donne des médicaments, l’autre pas.
La force des Habitats partagés est d’accepter le cheminement de chacun, sans tenter de standardiser les usages. C’est vrai notamment pour les médicaments, qui sont importants dans le quotidien des locataires et demandent une gestion précise afin d’éviter la dégradation de leur état. Là encore, la pratique des professionnels s’adapte aux usagers. Certains résidents se débrouillent sans aide ; d’autres se font préparer leur pilulier lors de leur visite au centre médico-psychologique et prennent eux-mêmes leurs cachets ; les derniers, enfin, ont besoin d’un bout à l’autre de l’assistance d’une AVS. Cette connaissance affinée des personnes s’explique par la permanence de l’équipe : les AVS sont les mêmes depuis le début de l’expérimentation, alors que leur travail les fait habituellement passer d’une famille à une autre sans s’attarder. Binta Daffé, l’une des AVS, qui a un diplôme d’aide-soignante, apprécie de s’occuper de « neuf personnes à la fois ». « Elles ont tendance à rester dans leur chambre, pointe-t-elle. Nous allons les chercher, nous les stimulons. La gestion de groupe permet des accompagnements plus riches, je me sens plus utile comme cela qu’avec mon balai et ma serpillière. » Elle a déjà travaillé dans des institutions et préfère le travail à domicile, « où l’on se sent plus proche des personnes ». Comme le justifie Fabienne Vanoverfeldt, également AVS, « un relationnel se construit ». Cela explique le choc qu’a représenté pour les résidents comme pour les travailleurs sociaux le décès d’un des locataires, à la fin 2013, des suites d’une longue maladie. Tous les membres des Habitats partagés ont participé aux funérailles et passent régulièrement se recueillir sur sa tombe. « Nous avons une posture professionnelle nécessaire pour savoir garder les bonnes distances, mais nous avons un rôle particulier, parce que nous sommes entrés dans une certaine intimité », précise Céline Schutt.
Les locataires forment un groupe de vie, dont la dynamique est travaillée chaque semaine en réunion de colocation. L’occasion de mettre à plat les problèmes, et d’impulser des projets collectifs. Des réunions d’étage se tiennent également, à la demande, environ une fois par trimestre. Les Habitats partagés ont trouvé leur rythme de croisière, à la satisfaction des partenaires. L’enjeu étant désormais de pérenniser l’expérimentation, et surtout de l’étendre : Interval aimerait ouvrir une autre colocation de ce type dans la métropole lilloise.
(1) Interval : 170, rue Colbert – 59800 Lille – Tél . 03 20 74 85 31.
(2) Piloté par l’Union nationale des associations familiales (UNAF), ce dispositif est né dans les années 1990 à l’initiative de l’UDAF de la Marne.