La délinquance est l’un de ces domaines où il existe un très grand écart entre la masse des connaissances disponibles et son absence de prise en compte quasiment totale dans le débat public. Ceci s’explique d’abord par la surexposition politique du sujet. Il existe des rhétoriques électoralistes et des fonds de commerce politiques à gauche comme à droite – la sécurité en est un pour la droite depuis le XIXe siècle. Le débat politique est avant tout politicien et idéologique, la rationalité scientifique n’y a pas sa place. Il y a ensuite la surexposition médiatique de ces questions. La télévision, en particulier, accorde au fait divers un traitement purement événementiel. A cela s’ajoute l’imaginaire du crime entretenu par les séries policières et par ce qu’il faut bien appeler des publireportages sur la police et la gendarmerie. Tout cela crée des représentations très éloignées de la réalité. Le troisième facteur est la présence, dans le débat politique et médiatique, d’experts qui sont rarement des scientifiques. Je pense, par exemple, aux représentants des syndicats de police auxquels on donne la parole comme s’ils étaient des observateurs neutres, alors qu’ils ont en général un discours très « corpo-centré ».
La définition de ce qu’on appelle la délinquance est en effet relative à un moment donné de l’histoire, pour une société donnée. Des actes qui sont aujourd’hui considérés comme des crimes ne l’étaient pas nécessairement par le passé. Inversement, on ne considère plus aujourd’hui comme des crimes certains comportements qui étaient autrefois punissables. Dans les années 1960, dans les travaux des sociologues sur la délinquance, l’avortement était ainsi classé parmi les crimes, et le vagabondage parmi les délits. De même, l’homosexualité était considérée par les psychiatres comme une pathologie mentale. Aujourd’hui, c’est l’homophobie qui est un délit. Inversement, les violences sexuelles sur les femmes et sur les enfants étaient largement tolérées, considérées comme des affaires privées, alors qu’elles sont désormais de plus en plus criminalisées.
Il y a d’abord l’affirmation de l’Etat dans son rôle de garant de la sécurité des citoyens. On observe depuis une trentaine d’années que, plus il paraît impuissant à agir dans la sphère socio-économique, plus il se réaffirme dans le champ de la sécurité. Ce processus de création des normes pénales traduit aussi les inégalités existant dans la société. Les lois créant de nouveaux délits ou renforçant la pénalisation de délits existants tendent à cibler les personnes les plus précaires. De ce point de vue, les années 2000 ont été caricaturales, avec une accumulation frénétique de réformes du code pénal et un empilement de lois sur la sécurité visant essentiellement les pauvres. Inversement, on observe une dépénalisation des délinquances économique et financière qui ne dit pas son nom. Au-delà des lois, la technique la plus simple consiste à priver de moyens les organismes chargés de pister les délinquants en col blanc, car ils ont besoin de personnels qualifiés et nombreux, compte tenu de la complexité des dossiers. Dans ce contexte, les médias jouent ce qu’un sociologue a appelé les « entrepreneurs de morale ». Traitant les faits divers de manière à la fois événementielle et moralisatrice, ils créent des mouvements d’opinion. Cela provoque une telle pression que les responsables politiques réagissent en proposant de nouvelles lois, mais sans aucun recul ni efficacité.
Un préjugé assez général, porté par un courant minoritaire sur le plan scientifique mais très connu, défend cette théorie du choix rationnel. C’est l’idée qu’au fond la vie de délinquant pourrait être choisie en toute connaissance de cause par des personnes aimant avant tout l’argent, la vie facile, les belles voitures… Malgré le risque qu’elles soient arrêtées et condamnées, la balance coûts/avantages pencherait en faveur de la délinquance. C’est aberrant ! On confond deux types de rationalités qui n’ont rien à voir. La première est purement opératoire : il est moins risqué de voler une voiture que de braquer une banque. De même, on évite de vendre de la drogue là où il existe une surveillance renforcée. Une autre chose est d’imaginer qu’un adolescent choisisse la vie de délinquant plutôt que, par exemple, de suivre des études supérieures parce que cela rapporte plus. Un tel choix de vie n’existe pas dans la réalité.
Je me suis attaché, dans cet ouvrage, à traiter exactement sur le même plan les délinquances des puissants et celles du bas de l’échelle sociale. Car ce qui rend partiellement invisibles les délinquances économique et financière, c’est qu’on ne les nomme pas comme les autres. Pourtant, qu’il s’agisse d’un ministre, d’un chef d’entreprise ou d’un jeune pauvre et déscolarisé, la personne qui commet un acte délictueux doit être traitée de la même manière. C’est pour illustrer cette inégalité de traitement que je compare les dealers et les traders. On se représente les premiers comme des gens qui veulent à tout prix avoir de l’argent pour pouvoir vivre dans le luxe, alors que les drogues qu’ils vendent font des ravages. Mais on peut dire exactement la même chose des traders, chez qui la valeur argent est sacralisée, qui vivent une vie de flambeurs et qui, dans leurs opérations financières, ruinent des entreprises, voire des pans entiers de l’économie de certains pays. La seule différence est que les dealers sont en bas de l’échelle sociale et agissent illégalement, alors que les traders sont en haut et profitent du flou des lois et de la réglementation.
Pour qu’il y ait délinquance, il faut une loi à transgresser, des personnes susceptibles de le faire et, aussi, quelqu’un pour s’en rendre compte. Auparavant, dans les sociétés villageoises, les désordres de la vie quotidienne étaient le plus souvent gérés, tant bien que mal, au sein de la communauté. On n’allait chercher les gendarmes que pour des choses vraiment graves. Ce système a complètement éclaté. Depuis les années 1960, nous vivons dans une société de plus en plus anonyme et individualiste. Il n’y a plus ce contrôle social de proximité qui existait auparavant. Cela renforce évidemment la petite et moyenne délinquance, car un certain nombre de biens sont laissés sans surveillance. D’où le dilemme que rencontrent les forces de l’ordre : comment continuer à attraper des voleurs quand la population ne leur est d’aucun secours. La police et la gendarmerie auraient pu chercher à créer d’autres liens avec les gens en instituant des services de proximité, mais elles ont au contraire persisté dans un processus de centralisation. C’est le modèle du grand commissariat, avec une police uniquement réactive qui arrive souvent après la bataille. Une véritable police de proximité devrait faire un travail quotidien de patrouille à pied afin d’entrer en contact avec les citoyens et de pouvoir ainsi recueillir des informations utiles sur la vie locale. Malheureusement, ça n’est pas le cas, et les polices municipales, qui auraient pu occuper ce créneau, passent leur temps à essayer de singer la police et la gendarmerie nationales.
Je n’ai pas de solution toute prête, mais il me semble qu’on ne s’en sortira pas si l’on ne recrée pas une implication des citoyens, mais aussi des institutions, dans cette vie communautaire. La loi du 5 mars 2007 a donné au maire le rôle d’une sorte de délégué du procureur en lui permettant de créer un conseil des droits et des devoirs des familles. Mais il ne semble pas que les maires soient très enthousiastes à ce sujet. Quant aux dispositifs de participation citoyenne qui invitent les policiers ou les gendarmes à recréer du lien avec les habitants, nous allons essayer de les évaluer dans les mois qui viennent. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que la sécurité doive être assurée par les citoyens eux-mêmes ou par des entreprises privées. Nous sommes en France, pas aux Etats-Unis. La sécurité est un service public qui nous doit une certaine qualité. Il faut pour cela des moyens, mais aussi une réelle doctrine de proximité, qui n’existe pas actuellement.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Le sociologue Laurent Mucchielli est directeur de recherche au CNRS (Laboratoire méditerranéen de sociologie), enseignant à l’université d’Aix-Marseille, et dirige l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux, en PACA. Il publie Sociologie de la délinquance (Ed. Armand Colin, 2014).