Depuis la salle réservée à la médiation, au rez-de-chaussée des locaux de l’association Realise, à Maxéville, en banlieue nord de Nancy, des cris s’élèvent. Sonia D. et Julien G., les parents de Laurie(1), 8 ans, s’insultent copieusement. Le ton est monté d’un coup. La mère est la plus virulente. Médiatrices familiales diplômées d’Etat, Myriem Gafour et Nicolina Morgano sont debout entre les parents, assis de part et d’autre d’une large table basse en verre. Elles se sont levées quand les premières insultes ont été lancées. En cause, une détestation réciproque issue d’une séparation douloureuse, assortie d’une jalousie extrême envers les conjoints respectifs des deux ex-partenaires.
Le juge des enfants a confié au service le suivi de cette famille en 2013. Le principal critère de danger pour l’enfant résidait alors dans le conflit exacerbé entre ses parents. Dans un premier temps, le juge aux affaires familiales avait statué en faveur d’un droit de visite et d’hébergement pour la mère très restreint – juste les mardis. Se sont ensuivies des procédures pour non-présentation de l’enfant, qui ont mené l’affaire devant le juge des enfants. Depuis un an, les séances de médiation se suivent mais ne se ressemblent pas. « Nous avons vu monsieur G. et madame D. six ou sept fois depuis novembre 2013, rapporte Myriem Gafour. Au début, nous avons pu travailler les points d’achoppement, des éléments pratico-concrets comme les “passages de bras” entre les familles. Les séances se passaient bien, nous avons pu mettre en place un accord, des essais qui ont fonctionné. Il n’y avait plus d’altercation, si bien que nous avons cru à un rapprochement entre les parents ! »
En parallèle, un travail est mené sur la place de la mère dans l’éducation de la petite Laurie, malgré le temps très court passé avec celle-ci : la possibilité d’aller la chercher à l’école le mardi et de discuter avec la maîtresse, de participer au suivi de la santé de son enfant. « Et puis ça a explosé, se souvient Myriem Gafour. La maman est dans une grande instabilité sentimentale. Mère de quatre enfants de trois pères différents, dont des jumeaux qui habitent chez leur père, elle vit des unions et désunions très compliquées. » Et sa collègue Nicolina Morgano rajoute : « L’annonce de la grossesse de la compagne de monsieur a mis le feu aux poudres. La rivalité entre les deux femmes est forte, les conjoints respectifs en sont même venus aux mains. Une procédure judiciaire est en cours… »
Pour résoudre ce type de conflits explosifs, notamment à l’occasion de recompositions familiales, et alors que les enfants font l’objet de mesures éducatives imposées par le juge des enfants, Realise (Réalisation pour les enfants et adolescents d’une libre insertion sociale par l’éducation) a engagé la création progressive dans son service d’action éducative en milieu ouvert (SAEMO)(2) d’un « groupe ressource » en médiation familiale. Cette association centenaire, qui concentre son action dans le sud de la Meurthe-et-Moselle, gère 7 services en milieu ouvert (dont le SAEMO), ainsi que 14 structures et services sociaux et médico-sociaux et 7 établissements éducatifs avec hébergement, pour un public d’enfants de 0 à 18 ans et leurs familles. De même que le service d’investigation et d’orientation éducatives (ex-enquêtes sociales) et le service de réparation pénale, le SAEMO est établi à Maxéville. Dirigé depuis quelques années par Laurent Galiana, il compte, outre cinq personnes pour l’administratif, 24 travailleurs sociaux chargés de 445 dossiers d’« enfants en danger » confiés chaque année par le juge des enfants (dont 30 dossiers en AEMO « renforcée »).
« Jusqu’au début des années 1990, on ne parlait pas du tout de médiation familiale en France », se souvient le directeur Laurent Galiana. Mais alors la donne a rapidement changé : des parents séparés « qui s’étripent », des enfants – auxquels s’appliquent les mesures du juge, souvent saisi par l’un des deux parents – otages et victimes de conflits de loyauté, « très dommageables psychologiquement », des travailleurs sociaux pris à partie, « englués dans des situations qui les empêchent de se concentrer sur l’enfant »… Bien que d’abord de façon disparate, la médiation familiale s’est progressivement imposée dans le service. Face à un besoin croissant, quatre éducateurs de l’AEMO ont suivi entre 1992 et 1994 la formation dispensée alors par le Centre de recherche sur la médiation de Liège (Belgique). Dans la décennie qui a suivi, ces éducateurs ont mis à profit leurs connaissances pour traiter les cas dont ils avaient la charge. Aujourd’hui, deux d’entre eux – Jérôme Frachet et Lise Coppa, titulaires du certificat de médiation familiale, ancêtre du diplôme d’Etat – sont toujours présents dans le service, et les deux autres sont à la retraite.
Dans les années 2000, les quatre médiateurs commencent à être régulièrement sollicités par leurs collègues pour prendre en charge la partie médiation de leurs dossiers. En 2006, une étude interne vient confirmer le besoin ressenti par les professionnels : elle montre que les conflits de couples sont le second facteur de danger des mineurs suivis, après les carences éducatives. Le « groupe ressource » médiation est constitué plus formellement, avec l’embauche en 2012 d’une médiatrice titulaire d’un diplôme d’Etat, Myriem Gafour. L’une des éducatrices du service, Nicolina Morgano, entreprend une formation à l’« approche médiation » appliquée à l’enfance en danger. Le « groupe ressource » atteint finalement six personnes. Parmi lesquelles une, Gwenaëlle Dupin, est actuellement en cours de formation, et une autre, Mélina Bigot, en attente de formation.
Lors des réunions d’équipe du SAEMO, les besoins en médiation sont identifiés et les demandes sont transmises à la commission médiation. Depuis quelques années, en effet, les travailleurs sociaux du service qui accompagne les mineurs peuvent se mettre en retrait des conflits conjugaux pour « rester du côté de l’enfant ». Mais une procédure est mise en place afin d’éviter aux médiateurs du service d’être sollicités de façon anarchique. La commission se réunit une ou deux fois par mois, sur demande. Elle est composée des éducateurs médiateurs, de leur chef de service Christine Dumas (l’une des trois du SAEMO), ainsi que du directeur, Laurent Galiana. Le travailleur social demandeur d’une médiation y assiste également, pour exposer le cas à ses collègues. Au regard de la situation, l’équipe estime ensuite si une médiation paraît possible ou non. « Il faut avant tout que les deux parents soient volontaires, qu’ils acceptent de se mettre autour d’une table pour parler de leur enfant », explique l’un des professionnels.
Car, même dans le cadre contraint de la mesure judiciaire qui s’applique à la famille, la médiation nécessite l’adhésion des participants. « Beaucoup refusent, d’autres n’acceptent que dans un second temps… » Et puis, « parfois, on entre carrément dans le champ de la thérapie, remarque le directeur. Et là, l’équipe passe le relais aux partenaires compétents ». Fabienne Nicolas, juge des enfants auprès du tribunal de Nancy, confirme : « Quand la pathologie est trop grande ou que le déséquilibre entre les deux parents est trop important, la médiation ne peut pas fonctionner, contrainte ou non. Avec les profils de pervers narcissiques, par exemple, qui utilisent leur enfant comme un objet de vengeance, c’est l’échec assuré ! »
L’échec d’une médiation du fait d’une pathologie psychiatrique, c’est ce qui est arrivé à monsieur F., père de trois adolescents dont il a la garde. Pour cette famille, « une première mesure est ordonnée en 2007 », raconte Myriem Gafour, en charge du suivi avec Jérôme Frachet. « Mais à l’époque la médiation échoue. La fragilité psychologique de la maman est telle que la notion d’“espace égalitaire” n’est pas respectée au moment des rencontres. Et c’est ce qui s’est encore passé à la fin 2013, quand le juge a fixé de nouveaux objectifs. Depuis, nous jouons les “passeurs de plats” entre les parents, qui ne se rencontrent plus du tout. » Dans ce dossier, exceptionnellement, les médiateurs sont amenés à rencontrer deux des enfants pour une « restitution de parole ». L’objectif étant de faire savoir aux enfants, qui ne souhaitent plus aucun contact avec leur mère, que cette dernière demande toujours de leurs nouvelles et que leur père « joue le jeu » en donnant des informations aux médiateurs. Lesquels peuvent ainsi tenir la mère au courant des progrès des enfants à l’école, de leur état de santé, etc. « Savoir cela sera important pour vous quand vous voudrez reprendre contact, plus tard », assure Myriem aux deux adolescents, circonspects.
Cette mesure un peu particulière, puisque la « médiatisation du conflit parental » représente dans ce cas le gros de la mesure judiciaire, est néanmoins passée comme les autres au crible de la commission médiation. Quand celle-ci a donné son feu vert, deux comédiateurs ont été désignés pour suivre le dossier. Pour l’équipe, le fait d’être deux professionnels face à deux parents est un « luxe » qui enrichit la médiation. « Cela permet de multiplier les systèmes d’alliance pendant les séances, d’équilibrer les choses. Ensuite, on peut débriefer avec le ou la collègue, qui n’est pas toujours formé de la même façon », apprécie particulièrement Nicolina Morgano, de concert avec Myriem Gafour. Ce choix des comédiateurs « se fait d’abord en fonction des disponibilités », précise Christine Dumas, la chef du service. Ce seront ensuite toujours les deux mêmes professionnels qui rencontreront un couple de parents au fil de leur suivi.
Lors de la première rencontre, les médiateurs expliquent aux intéressés en quoi consiste la médiation et en exposent les règles. « On pose le cadre déontologique (équilibrage de la parole, impartialité, neutralité, confidentialité) et on énonce les règles de non-violence et de non-agression, souligne l’un des membres de l’équipe. Notre approche est un peu particulière parce qu’on la centre sur les besoins de l’enfant. » La confidentialité reste toutefois relative, du fait des échanges réguliers entre les comédiateurs et le travailleur social chargé du dossier de l’enfant et, surtout, du rapport remis au juge en fin de mesure. « Mais on écrit le minimum, à l’image de ce que fait la psychologue quand elle rencontre un parent ou un enfant. »
Durant cette première rencontre, les professionnels vérifient l’adhésion des parents à la mesure de médiation. Certains, à ce stade, reculent. Ceux qui s’engagent dans la démarche sont invités à signer un « contrat d’engagement en médiation » par lequel ils déclarent « comprendre que l’objectif des entretiens est de faciliter la communication entre les personnes impliquées ». Les travailleurs sociaux chargés de la médiation ne donnent pas de solution, mais offrent un cadre de rencontre et apportent leurs compétences pour apaiser les tensions, des conflits ou des désaccords, en visant en premier lieu la protection et le mieux-être des enfants. Les séances ont lieu tous les quinze jours à trois semaines, voire tous les mois ou tous les deux mois, à une fréquence variable en fonction de la disponibilité des parents, en fin de journée quand ils travaillent. Elles se tiennent à Maxéville ou, s’ils ont des difficultés à se déplacer, dans un endroit plus proche du domicile des parents, mais toujours dans un lieu neutre, jamais chez l’un des deux. Le nombre maximal de séances est fixé à dix. « On estime que, dans ce laps de temps, soit les parents ont réussi à trouver un accord au bénéfice du ou des mineurs, soit ils ont besoin d’un suivi plus long, explique le directeur. Dans ce cas, on les dirige vers un dispositif de médiation familiale de droit commun. »
En France, rares sont les services d’AEMO à avoir formellement mis en place de la médiation familiale en interne(3). A Nancy, les juges du tribunal pour enfants ont compris l’intérêt de cette introduction dans les structures supervisant des mesures judiciaires. « C’est un peu à notre demande, remarque la juge Fabienne Nicolas. En Meurthe-et-Moselle, deux de ces services travaillent exclusivement pour nous. Or “médiatiser” le conflit parental est l’un des objectifs que nous fixons de plus en plus souvent dans les jugements. Il y a quinze ans, ces problèmes de conflits parentaux étaient marginaux, de l’ordre d’une dizaine de dossiers sur 400. Aujourd’hui, c’est plutôt une cinquantaine. » Selon Fabienne Nicolas, cette hausse s’explique « par un changement sociologique, avec des pères qui revendiquent une place équivalente à celle de la mère auprès de l’enfant, et se laissent moins faire », ainsi que par la « judiciarisation » de la société. « Dans la majorité des cas, insiste-t-elle, notre saisine n’est pas le fait du conseil général mais de l’un des parents, qui accuse l’autre de maltraiter l’enfant. Souvent, l’accusateur vient chercher des billes pour réclamer, par exemple, la garde exclusive de l’enfant auprès du juge des affaires familiales. » Et la juge de continuer : « Quand nous ordonnons une médiation, les parents ne sont jamais obligés. Mais s’ils refusent alors que l’enfant va très mal à cause du conflit, nous finissons par nous fâcher ! » Selon la magistrate, la garantie de réussite repose sur le « réel attachement des parents aux enfants ». Quand la médiation est un échec, la juge en tire les conséquences, avec parfois le retrait du droit de visite de l’un des parents.
En sortie du dispositif d’AEMO, après un ou deux ans de suivi de la mesure, voire six ou sept dans les cas les plus graves, le danger pour l’enfant (carences, négligence, addiction des parents, etc.) doit avoir été atténué ou avoir disparu. Quand une médiation familiale a été menée, cette réussite passe autant par une relation apaisée entre les parents que par la réintroduction de notions éducatives satisfaisantes. La levée de la mesure est le fait du juge des enfants, qui reçoit les acteurs du dossier en audience, en général une fois par an. En amont de cette audience, l’équipe du SAEMO lui transmet un rapport, auquel travaillent ensemble l’éducateur chargé du dossier et les médiateurs qui ont rencontré les parents.
Cette année, entre 15 et 20 ex-couples, généralement parents de plusieurs enfants, sont suivis par des binômes de médiateurs. Il est notable qu’aucun budget particulier n’est alloué au « groupe ressource » médiation. Celui-ci a été constitué « à budget constant du SAEMO », souligne le directeur. « On fait fonctionner les vases communicants entre les travailleurs sociaux. Tous les médiateurs sont travailleurs sociaux au sein du service. Plus ils suivent de couples en médiation, moins ils ont de mesures à assurer. Elles sont en partie prises en charge par leurs collègues non médiateurs, qui sont de leur côté déchargés de la partie “problème intraparental” de leurs propres dossiers. » Aucune évolution n’est actuellement à prévoir du côté des effectifs, qui, selon le directeur, parviennent à absorber la plupart des demandes.
(1) Les noms et prénoms ont été changés pour respecter la confidentialité des échanges.
(2) SAEMO Association Realise : 8, rue Jean-Jaurès, parc Lafayette – 54320 Maxéville – Tél. 03 83 41 43 13 –
(3) Voir notre « Décryptage » dans les ASH n° 2850 du 7-03-14, p. 24.