« Depuis plusieurs mois, la réflexion concernant la possibilité de voir se constituer une recherche en travail social a vu plusieurs conceptions divergentes alimenter le débat(1). Les prises de position se divisent en deux options principales : il peut exister une recherche en travail social qui repose sur l’effort de connaissance structuré par des démarches scientifiques et la conception inverse, qui affirme l’impossibilité, voire l’incongruité à imaginer qu’une recherche en travail social ait un sens. Nous voudrions prolonger la réflexion par cette contribution qui reprend, en les développant, les idées que nous proposions dans un précédent article(2). La perspective épistémologique que nous privilégions consiste à considérer que toute action peut générer une connaissance sur elle-même produite par l’acteur qui en est l’auteur. Cette connaissance s’ancre dans la capacité réflexive dont disposent les acteurs sociaux impliqués et qui ne se confond pas avec la connaissance “du sens commun” qu’en ont les acteurs extérieurs.
La question qui structure notre propos peut se formuler de la façon suivante : peut-on considérer qu’un acteur engagé dans une action soit en mesure de produire une connaissance de type scientifique sur l’action qu’il accomplit ? Autrement dit une réflexion développée par un acteur agissant peut-elle être considérée comme une réflexion de type scientifique ?
La réponse est positive si nous considérons que le cadre méthodologique est déterminé et repose sur un corpus de connaissances reconnues. Le processus cognitif mis en œuvre s’apparente à une démarche classique en ethnologie : l’observation participante. Dans ce type de démarche, les données sélectionnées sont insérées dans un schéma d’intelligibilité qui permet le traitement et l’analyse des données recueillies lors de l’observation.
Ce rappel méthodologique de base nous permet ainsi de répondre positivement à la question de savoir si une recherche en travail social peut exister. En effet, les conditions requises par la démarche scientifique (cadre méthodologique construit et cohérent, corpus théorique de référence identifié pour l’analyse des données, possibilité de formuler des questions et hypothèses…) sont à la portée de tout professionnel du travail social ayant souscrit à ces impératifs méthodologiques.
Nous avons déjà eu l’occasion de rappeler que le travail social est un secteur d’activité où les professionnels produisent un nombre important de documents écrits : rapports d’activité, observations, synthèses, entretiens… Dans toutes ces situations, les personnes transcrivent leurs actions dans des paroles et des textes. Ces situations instaurent une rupture dans le déroulement de l’action et, pour reprendre la terminologie d’Alfred Schütz, l’action devient alors un “acte”(3). Néanmoins, le sujet n’est pas toujours en mesure de livrer le sens de son action pendant qu’il la vit, mais “uniquement lorsque celle-ci est accomplie et qu’il peut alors faire retour sur son action par un acte de réflexion” (4). Il s’agit de replacer la démarche de recherche du sens de l’action dans le cadre d’une sociologie compréhensive qui s’attache à “saisir à des fins interprétatives des significations subjectives” (5).
Certaines démarches méthodologiques récentes associent les professionnels à la coconstruction et à la co-interprétation des données. C’est ainsi que dans une recherche portant sur la nature de l’implication de travailleurs sociaux dans le travail du care, des chercheuses ont associé des assistants et des assistantes sociales à la construction méthodologique du recueil de données. L’interviewé(e) participe à la production du savoir par un travail de réflexion, d’explicitation et d’interprétation des données produites et recueillies. Les auteures soulignent que, dans les sciences sociales, “la subjectivité a longtemps été un obstacle dans un processus de connaissance plutôt fondé sur des bases d’objectivité et de rationalité et qui, pour répondre aux critères de scientificité, devait gommer les traces de l’expérience subjective de l’auteur-e. Aujourd’hui, il est admis, en anthropologie notamment, que la ou le chercheur-e constitue l’outil le plus important du travail de terrain et que toute connaissance mobilise une expérience intime. La subjectivité n’est donc plus la ’composante honteuse’ des sciences sociales mais l’ingrédient essentiel permettant d’accéder à certains pans de la réalité empirique difficile d’accès” (6).
Cette posture de recherche qui associe les acteurs professionnels à la production du sens de leur action implique, ainsi que l’énoncent les chercheuses, qu’elles aient abandonné leur “souveraineté” de chercheuse et donc d’“adopter un profil bas en matière de travail social” (7). Les travailleurs sociaux, comme tous professionnels, ont une compétence réflexive, “mais ils ne savent pas décrire le travail invisible, naturalisé, qu’ils effectuent de manière routinière souvent, […] parce qu’à première vue il paraît insignifiant” (8).
La recherche en travail social trouve ainsi sa pertinence en associant la démarche professionnelle des travailleurs sociaux qui produisent du sens et de l’analyse sur leur action tout en étant associés à la démarche de recherche conduite par un chercheur extérieur au champ professionnel. Et en prolongeant la réflexion proposée par les deux chercheuses, il s’agit de dépasser “la fausse antinomie subjectif-objectif, la question n’est plus de savoir dans quelle mesure la mise à distance de la subjectivité est nécessaire à la production scientifique, mais quelles sont les conditions de participation de la subjectivité à cette production” (9). Ce processus de coélaboration du cadre de recherche et de coproduction du sens de l’action est le résultat le plus pertinent à attendre de la mise en œuvre d’une collaboration étroite entre travailleurs sociaux et chercheurs dans le cadre des services de recherche que mettent en place de nombreux établissements de formation en travail social.
Il s’agit donc, selon nous, de surmonter l’opposition factice entre recherche sur/ou/dans le travail social et recherche en travail social car la production de connaissances n’est pas antinomique avec la participation des travailleurs sociaux à la démarche de recherche(10). Nous avons bien conscience que la rigueur de la production scientifique ne doit pas être sacrifiée à une mode qui accorderait à tous les acteurs des compétences scientifiques qui ne s’acquièrent que par une formation et par l’expérience du terrain de la recherche. Cependant, la spécificité du travail social, qui repose sur la participation active des acteurs professionnels à la production du sens de leur action, peut constituer un terrain fertile à l’expérimentation de nouvelles méthodes de recherche.
Les Prefas (pôles de recherche, d’étude pour la formation et l’action sociale), mis en place depuis cinq ans au sein des établissements de formation en travail social, constituent des supports appropriés à partir desquels la dynamique de recherche en travail social pourra se développer. Plusieurs pays étrangers ont ouvert la voie en ce sens et il n’y a aucune raison de ne pas reconnaître la pertinence et la fécondité d’une telle démarche qui rapproche les terrains du travail social des équipes de chercheurs.
La reconnaissance du travail social comme discipline académique enseignée dans les établissements de formation est un des enjeux associés à la redéfinition des conditions d’exercice de la recherche dans ce secteur. Un processus qui est engagé, selon nous, avec la perspective de la création des Hepass (hautes écoles professionnelles en action sociale et de santé) et le rapprochement avec l’université.
Cette dynamique soutenue par la direction générale de la cohésion sociale relève bien d’une volonté politique réaffirmée avec le souhait de refonder le travail social dans le cadre des “états généraux du travail social” prévus début 2015. »
Contact :
(1) Voir en dernier lieu les points de vue de Manuel Boucher, ASH n° 2851 du 14-03-14, p. 38, de Manuel Pélissié, Emmanuel Jovelin et Laurent Ott, ASH n° 2860 du 16-05-14, p. 32, et de Lilian Gravière, ASH n° 2863 du 6-06-14, p. 35.
(2) « Recherche : la diversité des méthodes est un atout » – Voir ASH n° 2745 du 3-02-12, p. 26.
(3) Alfred Schütz, cité par Nicolas Dodier, « Représenter ses actions », in Les formes de l’action. Sémantique et sociologie – Ed. EHESS, 1990.
(4) Thierry Blin, Phénoménologie et sociologie compréhensive – Ed. L’ Harmattan, 1995.
(5) Idem.
(6) Natalie Benelli, chercheuse au Laboratoire interuniversitaire en études genre (université de Lausanne) et Marianne Modak, chercheuse et enseignante à l’Ecole d’études sociales et pédagogiques, Haute école de travail social et de la santé (Lausanne) – « Analyser un objet invisible : le travail du care » – Revue française de sociologie n° 51-1, 2010.
(7) Idem.
(8) Idem.
(9) Idem.
(10) Position également partagée par les représentants suisses lors de la conférence de consensus, Joëlle Libois, directrice de la Haute Ecole de travail social (HETS) de Genève, et Claudio Bolzman, professeur à la HETS – Cf. leur contribution « Processus de disciplinarisation du travail social : le cas de la Suisse », dans l’ouvrage Le travail social et la recherche coordonné par Marcel Jaeger – Ed. Dunod, 2014.