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« Les freins à l’intégration sont dans la société française elle-même »

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Les réalités migratoires ont fortement évolué depuis vingt ans. La mondialisation et les crises politiques et économiques ont poussé sur les routes de nouvelles populations. Ce changement, la France, vieux pays d’immigration, a du mal à l’accepter, observe la politologue Marie Poinsot, qui a piloté un ouvrage dressant l’état des lieux des savoirs sur les migrations.
Quel était votre objectif en mettant cet ouvrage en chantier ?

Il s’agissait d’actualiser un premier Etat des savoirs piloté en 1999 par Philippe Dewitte, à l’époque rédacteur en chef de la revue Hommes et migrations. En travaillant sur ce projet, nous nous sommes rendu compte que les domaines de recherche avaient beaucoup changé sur la question des migrations. Ainsi, on ne peut plus la traiter sans intégrer la mondialisation et la place de la France dans les flux migratoires internationaux. Nous avons sollicité différents auteurs qui se sont montrés intéressés, car ils sont bien conscients que leurs travaux restent un peu confinés aux enceintes académiques. Ils ont un mal fou à les faire connaître des médias afin de renouveler un discours trop souvent stéréotypé sur les migrations. Au total, l’ouvrage comprend 35 articles, répartis sur cinq grands chapitres qui donnent à voir, de façon synthétique et critique, dix ans de production universitaire française.

Quels sont les grands thèmes abordés ?

Une première partie resitue la France dans le champ de la mondialisation et des migrations internationales. Il n’est en effet plus possible de limiter le débat à nos seules frontières. Dans une deuxième partie, nous abordons les dynamiques diasporiques et transnationales. L’objectif était de montrer que les migrations sont aussi des flux multisitués. L’ouvrage comprend ensuite une partie consacrée aux politiques publiques qui sont de plus en plus opaques. L’Etat se désengage progressivement de la question de l’intégration, à l’exception des problématiques de l’accueil et des discriminations. Que ce soit sur le travail, l’école ou le logement, il délègue de plus en plus aux collectivités territoriales le soin de prendre en charge les populations concernées. Il est donc nécessaire de revisiter ces politiques publiques, afin de leur redonner de la lisibilité. La quatrième partie touche aux représentations de la société civile sur les migrations. La France est en effet une société essentiellement multiculturelle, même si elle a beaucoup de mal à le reconnaître. Nous sommes en train de nous replier sur un modèle républicain étriqué et assez rigide, alors que la République a intégré un grand nombre d’apports culturels et religieux différents. Les migrations sont source de dynamisme, de créativité, d’innovation, et il est important de rappeler que la transmission des cultures d’origine ne se fait pas en vase clos, qu’il y a une véritable ouverture des populations migrantes à leur société d’accueil. Enfin, dans la dernière partie, nous essayons de dresser la liste des grands enjeux auxquels la société française est actuellement confrontée en lien avec l’immigration : l’habitat, l’école, les mutations de l’islam, la politique de la ville, etc.

Vous insistez sur l’importance des dynamiques des diasporas…

L’émigration s’inscrit aujourd’hui dans des réseaux hyperactifs connectant la France au reste du monde. Le migrant n’est plus nécessairement un étranger ayant vocation à devenir citoyen français. Il peut avoir deux nationalités, deux citoyennetés, être actif ici et dans son pays d’origine… Dans le monde contemporain, la diaspora est une passerelle. Certes, c’était déjà un peu le cas avant, mais dans une moindre mesure. De ce point de vue, je pense que l’on a sous-estimé les effets du regroupement familial, qui est trop souvent vu comme une contrainte. Les familles viennent pour travailler, se former, s’insérer culturellement et économiquement à la société française. Mais elles n’ont pas envie de lâcher leur bagage culturel et familial d’origine. Elles veulent être entre les deux, et il faut que les mentalités françaises parviennent à comprendre que ce n’est pas une menace pour notre identité nationale.

Longtemps, « immigration » a rimé avec « intégration ». N’est-ce plus le cas aujourd’hui ?

On assiste en effet à la disparition progressive du thème de l’intégration, même si cela ne signifie pas que le modèle républicain classique a failli. A l’inverse, la question des discriminations est de plus en plus travaillée. Peut-être est-ce une façon de montrer que les freins à l’intégration sont dans la société française elle-même. Le problème ne vient pas des migrants mais bien du fonctionnement de notre pays, aujourd’hui en grande mutation. Il est important de prendre conscience que la France se situe dans un panorama international concurrentiel en ce qui concerne la main-d’œuvre qualifiée, et nous sommes en train de perdre cette course à cause de l’obsession pour la sécurité et du fantasme d’une invasion véhiculés par beaucoup de médias et de responsables politiques. De nombreux jeunes migrants viennent en France car il y a encore le prestige des universités publiques alors que, dans leur pays, elles sont de plus en plus privées et concurrentielles. Mais une fois leur diplôme décroché, ils ne resteront pas et iront explorer les marchés du travail américain, canadien, chinois…

Depuis quelques années, la question des femmes semble avoir émergé…

Nous avons tous en tête l’image d’une immigration de travail composée quasi exclusivement d’hommes, mais en réalité, même durant les Trente Glorieuses, la part des femmes dans les migrations a toujours été importante, autour de 40 % et plus. Ce qui est nouveau, c’est la visibilité de la place de ces femmes. Les travaux récents montrent qu’elles peuvent avoir des stratégies qui leur sont propres, même dans le cadre du regroupement familial. De plus en plus, les femmes arrivant des pays du Maghreb sont très qualifiées. En France, elles cherchent à échapper à la dévalorisation de leur diplôme sur le marché du travail local et ont aussi des velléités d’indépendance et de mise à distance par rapport à des modèles sociétaux encore assez patriarcaux. Il est aussi intéressant de voir que les femmes sont parfois plus talentueuses que les hommes. Elles mènent des projets à hauteur de leurs ressources, avec des stratégies de progression par petits pas qui leur permettent de construire leur autonomie. Ce qui est paradoxal, c’est que les femmes migrantes constituent la cible de toutes les revendications de la société française envers les difficultés d’assimilation de certaines populations – je pense à la question du voile – et représentent en même temps un enjeu fort en termes d’émancipation.

De plus en plus de chercheurs s’intéressent aussi au communautarisme et aux religiosités…

De fait, beaucoup de travaux sont menés actuellement en ce sens. Mais ce ne sont pas des sujets neutres, et la recherche française a du mal à se dégager de l’agenda politique pour creuser ses propres orientations à son rythme. Le chercheur – c’est tout à son honneur – représente une figure d’engagement en mettant son savoir au service d’une mobilisation. Mais on souhaiterait que ces questions soient abordées sur le plan scientifique en dehors de toute polémique. Or, même si c’est souvent de façon un peu inconsciente, certains utilisent la politique pour faire valoir leurs travaux et obtenir positions et subventions. A terme, c’est dangereux. Les chercheurs sont tout à fait légitimes pour répondre à certaines prises de position politiques, mais que l’ensemble de leur production constitue une forme d’engagement, cela pose problème. Il faut préserver à tout prix l’indépendance de la recherche.

Peut-être est-ce aussi une façon de se faire entendre des responsables politiques ?

Il est vrai que les rapports commandés par les pouvoirs publics sur les questions migratoires ne donnent jamais lieu à des manifestations d’intérêt. On observe une espèce de rupture du dialogue entre le monde de la recherche et celui de la politique. Un certain nombre d’institutions publiques, comme le musée de l’Histoire de l’immigration, sont pourtant financées afin d’alimenter la réflexion publique et d’aider les élus à mieux comprendre ce qui se passe. Au lieu de cela, les pouvoirs publics naviguent à courte vue sur une obsession sécuritaire. La gauche était plus en pointe sur ces questions, mais elle les a totalement délaissées. Les syndicats semblent, eux aussi, s’en désintéresser. Il n’y a plus beaucoup de voix qui portent sur ces questions et les chercheurs ne pourront pas grand-chose tout seuls.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

La politologue Marie Poinsot est rédactrice en chef de la revue Hommes et migrations et responsable du département éditions du musée de l’Histoire de l’immigration (Paris XIIe). Avec Serge Weber, elle a dirigé Migrations et mutations de la société française (Ed. La Découverte, 2014). Elle a également coordonné, avec Nancy L. Green, Histoire de l’immigration et question coloniale en France (Ed. La Documentation française, 2008).

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