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« Cas social » ou le recul de la solidarité nationale

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La banalisation de l’expression « cas social » constitue une grave menace pour le pacte républicain, alerte Philippe Merlier, professeur de philosophie et formateur en travail social(1). L’usage désastreux de ce terme, vécu comme une injure insupportable ou, pire, revendiqué comme un statut, repousse dans les marges les citoyens les plus en difficulté.

« Considérable est le nombre de personnes en difficulté sociale ayant besoin d’un accompagnement qui restent délibérément dans le non-recours à l’aide, afin de ne pas être qualifiées de “cas social”. Etre un “cassos” est devenu une injure dans le langage courant. Extrêmement péjoratif, ce terme apparaît d’autant plus répulsif que celui d’usager est mélioratif. Le vocable professionnel euphémise, le parler vulgaire brutalise et insulte. Il se peut aussi que le signifiant “casse-os” évoque la misère de qui n’a plus que des os à ronger.

L’usage du mot ainsi réduit provoque des dégâts dont on ne soupçonne pas l’étendue. En situation de surendettement, madame X refuse toute aide sociale et l’affirme clairement : “être accompagnée dans sa détresse financière, c’est être un cas social”. C’est ainsi que beaucoup des plus nécessiteux se tiennent dans le non-recours par fierté. L’honneur n’est pas une valeur qui a disparu. Mais quel sens a donc la solidarité nationale pour un citoyen qui éprouve tant la honte de recourir à l’aide sociale ? L’idéologie ultralibérale du self-made man a-t-elle imprégné les esprits populaires au point qu’une dette symbolique envers la communauté leur en est devenue insupportable ? N’y a-t-il plus si peu de commun, que la misère individuelle est préférable à la sollicitude du collectif ? La liberté individualiste et l’égalité supposée prévalent-elles sur la fraternité ?

Hier, un discours de droite stigmatisait les “assistés”. Aujourd’hui, il a pénétré les mentalités jusqu’à répandre la discrimination, y compris par les premiers concernés, du “cas social”. Ce mouvement s’est opéré en sens proportionnellement inverse à celui du souci éthique animant les travailleurs sociaux qui veillent à ne justement pas considérer les usagers comme des “cas”, mais comme des personnes à accompagner dans la globalité de leur histoire et dans le respect de leurs décisions. Le premier obstacle que rencontrent les usagers potentiels des services sociaux, c’est le mépris de soi.

L’individualisme méthodologique aurait pu nous apprendre qu’en un sens, nous sommes tous des “cas” sociaux. Surtout, la conscience de notre humaine vulnérabilité devrait suffire à nous le rappeler. Adolescent, je rêvais d’être moi-même un “K” social et métaphysique en lisant Franz Kafka.

Mais notre société de consommation a fini par faire du pauvre, sinon un bouc-émissaire, du moins une nouvelle figure de “l’anormal”. Il y a quarante ans, Michel Foucault(2) décrivait les trois figures de l’anormal considérées par notre société depuis le XIXe – “le monstre” (le criminel psychopathe), “l’individu à corriger” (le délinquant) et l’enfant onaniste, sur le corps desquels religion, justice et psychiatrie ont exercé et continuent d’exercer leurs techniques de pouvoir répressif et disciplinaire (le “biopouvoir”). Si aujourd’hui le “cas social” est stigmatisé comme une (nouvelle ?) figure de l’anormal, c’est peut-être par un pouvoir moins institutionnel et plus diffus, mais un pouvoir institué dans et par la société civile : celui du contrôle social lui-même.

Et voici un usage inattendu de l’expression : il arrive que, dans les tribunaux, de jeunes prévenus qualifient eux-mêmes leurs victimes de “cassos” (“cassoce”, “k-SOS”, etc., les greffiers orthographiant le mot avec nombre de variantes…).

La pire violence contenue dans l’usage du mot devenu slogan, “cas social”, apparaît lorsque certains le revendiquent comme statut, en espérant ruiner la sécurité sociale et saigner l’Occident : leur sophisme repose parfois sur la haine ancestrale du colonialisme, attisant cette dangereuse mémoire vindicative qui nourrit le communautarisme et qui ne leur offre que ce piètre mirage d’identité : être un ennemi de l’intérieur, casuiste, casseur ou “cassos”, s’exclure pour se venger de la société dont on se sent exclu. Ce n’est pas seulement une posture, une telle misoxénie(3) se fonde aussi sur le mépris de soi, porté à son comble.

On espère que l’usage désastreux de l’expression “cas social”, devenue injure ou malédiction, passera comme d’autres modes langagières. Mais toute tentative de détruire cet usage est salutaire, tandis que le laisser se propager concourt à exacerber la division sociale. Il se peut que les crises sociales se soignent aussi par logothérapie. »

Contact : philippe.merlier@ac-limoges. fr

Notes

(1) Auteur notamment de Entrevisions (éd. Solilang, 2014), Philosophie et éthique en travail social (éd. EHESP, 2013).

(2) Les Anormaux – Cours au Collège de France 1974-1975 – Ed. Seuil & Gallimard, 1999.

(3) La haine des étrangers à ne pas confondre avec xénophobie qui signifie la peur de l’étranger.

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