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« Un grand nombre d’inégalités sont la conséquence de nos pratiques »

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Depuis les années 1980, en France comme ailleurs, les inégalités se creusent. Certes, les grands mécanismes économiques y sont pour beaucoup, mais n’avons-nous pas, d’une certaine façon, fait collectivement le choix de l’inégalité ?C’est la thèse développée par le sociologue François Dubet dans son dernier ouvrage. Il est urgent, affirme-t-il, de recréer un sentiment de solidarité.
Avons-nous vraiment fait le choix de l’inégalité ?

La France est encore relativement égalitaire, mais force est de constater que, depuis une quinzaine d’années, les inégalités se creusent. Ce phénomène est en partie lié aux grandes mutations économiques, mais celles-ci n’expliquent pas tout. Un grand nombre d’inégalités sont la conséquence de nos pratiques de plus en plus détachées du souci de solidarité et d’égalité. C’est une production de la société elle-même. Par exemple, le développement des inégalités urbaines est la conséquence du choix de vivre entre soi, ce qui finit par produire des ghettos. De même, les inégalités scolaires sont le résultat de nos pratiques à tous, ou presque, en tant qu’acteurs scolaires. Quant au sentiment de compassion à l’égard des victimes des inégalités, il est en train de s’affaiblir considérablement. L’affirmation de l’égalité fondamentale de tous les citoyens, qui reste un principe très fort en France, ne conduit pas nécessairement à vouloir l’égalité sociale.

Selon vous, le sentiment de solidarité est en train de perdre de sa force…

Le désir d’égalité sociale repose sur une construction sociale dans laquelle nous nous sentons redevables et dépendants les uns des autres. Lorsque la France était davantage industrialisée, nous percevions la société comme un organisme ou un ensemble de fonctions interdépendantes, le politique étant perçu comme une représentation de la société où des citoyens égaux définissent l’intérêt général. Mais tout cela se défait. L’idée d’une dépendance fonctionnelle de la société est mise à mal par les effets de la mondialisation et des transformations de l’organisation du travail. Les modes de gestion des grandes entreprises et des administrations fractionnent en effet de plus en plus les collectifs de travail. La vie politique ou plutôt les représentations démocratiques sont extrêmement affaiblies à cause de la défiance qu’elles suscitent. La confiance se replie au niveau de petits groupes homogènes. Les « populistes » surfent sur ce déclin de la solidarité. Ils veulent retrouver la France d’autrefois. Ils attendent le sauveur qui va recréer de la confiance politique. Pour ma part, je ne crois ni au « grand récit » du retour vers le passé de la communauté nationale, porté par une partie de la droite et par l’extrême-droite, ni à celui du retour vers l’intégration républicaine, dans lequel l’Etat reprend tout en main pour retrouver le bonheur perdu – sans doute un peu illusoire – des Trente Glorieuses. Tout cela ne reviendra pas, et il faut refabriquer des liens de solidarité pour relancer la machine à produire de l’égalité. Car l’égalité est une bonne chose d’un point de vue moral, mais aussi pour la santé, la sécurité, la confiance et le bonheur en général. Des études ont montré que l’on est plus heureux dans des sociétés relativement égalitaires. En ce qui me concerne, je souhaiterais vivre dans une société où l’on paie son ticket de bus et ses impôts même lorsqu’il n’y a pas de contrôles.

Comment y parvenir ?

Il faut d’abord renouveler la vie démocratique. On ne peut pas se contenter de la situation actuelle, dans laquelle la moitié des Français votent « mal » ou pas du tout et, en tout cas, pensent que la représentation démocratique n’est plus l’émanation réelle de la vie sociale. Il faut qu’un plus grand nombre de sujets soient abordés démocratiquement, et pas simplement confiés aux technocrates. On peut consulter les habitants sur de nombreuses questions les concernant et les inciter à se prendre en charge par eux-mêmes. Cela s’appelle la démocratie. On voit d’ailleurs beaucoup d’initiatives intéressantes se produire localement autour de l’habitat, de la culture, de l’emploi, de l’enfance… Les gens se remuent, se prennent en charge, cherchent des solutions. Mais dès que l’on « monte » à un niveau plus élevé de la vie sociale, beaucoup ont le sentiment vertigineux que la société nous abandonne. Le deuxième point important est que nous redistribuons environ la moitié de la richesse nationale, dont 35 % sous forme de prestations sociales. J’y suis très favorable, mais ce mécanisme est devenu totalement illisible. Ceux qui paient beaucoup d’impôts pensent que ça va dans la poche de ceux qui ne le méritent pas. Et ceux qui reçoivent des prestations sociales ont l’impression de se faire rouler. Pour que l’individu social, et pas seulement le citoyen politique, développe un sentiment de solidarité, il faut que ces mécanismes de transfert deviennent plus clairs. Je crois qu’on y gagnerait en termes de justice sociale. Je ne souhaite évidemment pas appauvrir les foyers les plus modestes mais il est important, dans cette perspective, que chacun contribue à la vie sociale à travers l’impôt. Je suis toujours surpris lorsque je constate que beaucoup de citoyens, riches ou pauvres, ont le sentiment que l’Etat leur doit tout et qu’eux ne lui doivent rien.

Quels sont les autres axes de votre réflexion ?

Il me semble ensuite nécessaire de refonder les institutions publiques. L’école et le système de santé, par exemple, ne peuvent pas être les simples prestataires de services qu’ils sont en train de devenir. Ils doivent développer une véritable capacité d’intégration. L’école, notamment, devrait mettre en œuvre un projet de formation des individus. Bien sûr, cela impliquerait de changer le statut des enseignants et des établissements et de mobiliser les parents, alors qu’aujourd’hui chacun cherche à utiliser l’école de la façon la plus rentable pour lui. Enfin, le quatrième axe vient de ce que si nous sommes conduits à reconnaître nos différences culturelles, cela suppose au préalable d’affirmer ce que nous pouvons avoir en commun. Les Français ont trop longtemps pensé qu’ils étaient universels, ce qui les dispensait de reconnaître la singularité des autres. Pour vivre ensemble, nous devons partir de principes, de valeurs et d’intérêts communs qui se définissent souvent au niveau local. Le problème est qu’en France, on transforme la moindre difficulté locale en question de théologie politique. En particulier, certains se demandent si l’islam est compatible avec la France. C’est une question inacceptable, les musulmans vivent ici avec nous ! Il faut organiser cette vie commune.

Vous citez l’exemple canadien, avec ses « accommodements raisonnables ». Faut-il aller dans cette voie ?

On peut produire de la solidarité à partir des problèmes de la vie commune. Les Canadiens ont créé pour cela des commissions d’accommodement raisonnable, et je constate que lorsqu’on est à Toronto ou à Montréal, qui sont pourtant des sociétés culturellement bien plus plurielles que la nôtre, on a le sentiment que la vie sociale y est beaucoup plus fluide et facile. J’aime le côté pragmatique de cette démarche, qui a pourtant beaucoup fait ricaner les Français. Par exemple, lorsque les Québécois ont constaté que certaines femmes ne voulaient pas fréquenter les piscines en même temps que les hommes, ils ont essayé de trouver des solutions convenant à peu près à tout le monde. En France, on aurait parlé d’atteinte à la République et affirmé bien fort que ces femmes n’avaient qu’à ne pas se baigner, ou alors que l’on fermerait les piscines. Je constate à ce propos qu’en France beaucoup de piscines consacrent des créneaux horaires aux seules personnes âgées sans que cela pose problème.

Que risque-t-il de se passer si l’on ne parvient pas à recréer ce sentiment de solidarité ?

Je crois qu’on le fera car les sociétés ne se laissent pas mourir. Mais il faut être conscient que nous ne sommes pas à l’abri d’une contre-révolution de type reaganien ou thatchérien. Le risque existe de voir la société se fractionner, avec des citoyens qui ne paieront plus l’impôt que pour eux-mêmes. On séparera encore davantage les communes riches et les communes pauvres, on privatisera l’accès à l’enseignement même dans le système public, on vivra avec des ghettos et on remplira les prisons. Il n’y a qu’à voir ce qui se passe aux Etats-Unis, avec des taux d’incarcération absolument incroyables, la prison étant quasiment devenue un système de gestion du chômage. J’ai du mal à imaginer ce scénario en France, mais, après tout, rien ne nous indique que lors des prochaines échéances électorales un candidat de droite ne fera pas face à un candidat d’extrême-droite. Cela ne rend pas franchement optimiste, car dans ce cas la scène serait dominée par la combinaison du double appel à un libéralisme pur et dur et à une identité close.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

François Dubet est professeur de sociologie à l’université de Bordeaux 2 et directeur d’études à l’EHESS. Il publie La préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités (Ed. Seuil, 2014). Il est également l’auteur, notamment, de Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations (Ed. Seuil, 2013)(1).

Notes

(1) Voir ASH n° 2806 du 19-04-13, p. 22.

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