« Pour cette locataire, je suis prise dans les urgences du bailleur, qui voudrait qu’elle déménage rapidement le temps de procéder à une importante réhabilitation. Elle est très angoissée parce qu’on ne lui a pas donné de date précise et elle n’arrive pas à faire ses cartons ni même à ouvrir certains meubles. Il va falloir mettre des mots sur tout ça avec elle », explique Céline Finidori, psychologue au sein de l’équipe mobile Aurore. « On m’a signalé une dame un peu délirante et qui présentait un comportement très agressif avec ses voisins et son gardien. Elle n’a pas voulu m’ouvrir quand j’y suis allé, mais a accepté que je la rencontre au centre médico-psycho-pédagogique. Une expulsion est prévue pour septembre », enchaîne Jérémy Duboudin, également psychologue…
Comme tous les jeudis matin, les cinq psychologues de l’équipe mobile Aurore(1) sont réunis autour de Marianne Auffret, la responsable, pour examiner les situations en cours, aborder des questions d’organisation et, plus globalement, faire un point sur l’avancement du projet expérimental dans lequel ils sont engagés depuis l’an dernier. L’idée de créer une équipe mobile composée de psychologues pour aller à la rencontre des locataires en souffrance psychique a pris forme à la fin 2012. A cette époque, l’association Aurore(2) et le bailleur social Toit et Joie(3) décident de répondre conjointement à un appel à projet initié par la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) et par le Fonds d’innovation sociale de la Fédération des entreprises sociales pour l’habitat. Précarisation croissante des publics occupant des logements sociaux, vieillissement de la population, maintien à domicile de personnes souffrant de troubles psychiques, nouvelles formes de cohabitation… Face à ces mutations et aux situations de plus en plus complexes auxquelles ils sont confrontés, les bailleurs sociaux doivent mettre en place de nouveaux modes d’intervention, explique Dominique Macchi, directeur du pôle social de Toit et Joie. « Nous avons une fonction sociale qui consiste à loger des publics modestes. Or nous devons faire face à des situations très difficiles, comme des troubles du comportement, des agressions verbales ou même physiques, des logements dévastés et, comme l’ensemble des bailleurs sociaux, à des hausses spectaculaires d’impayés qui peuvent conduire à des procédures d’expulsion. Il est donc aujourd’hui indispensable de travailler avec d’autres professionnels, sous peine d’être tôt ou tard débordés. »
Après avoir démarré en septembre 2013 avec le pôle social de Toit et Joie, l’équipe mobile Aurore s’est rapidement étoffée pour œuvrer avec d’autres bailleurs sociaux implantés à Paris et en Ile-de-France(4). Financée par la DIHAL, par le Fonds d’innovation sociale de la Fédération des entreprises sociales pour l’habitat et par les bailleurs eux-mêmes, l’équipe compte aujourd’hui cinq psychologues (employés à 60 %) et suit 70 situations. « Au départ, il était question de faire appel également à des travailleurs sociaux, mais nous nous sommes aperçus qu’ils feraient doublons avec ceux qui sont déjà mobilisés. Il était préférable de requérir des professionnels extérieurs, formés à la mission de tiers et qui aillent au-devant de personnes qui ne demandent rien, ne font appel à aucun système d’aide », précise Marianne Auffret.
Pour aider les locataires en souffrance psychique et essayer de débloquer des situations qui se sont détériorées au fil des mois ou des années, l’équipe mobile intervient à plusieurs niveaux. Tout d’abord, auprès des locataires eux-mêmes, pour lesquels elle a été mandatée par les bailleurs sociaux. Elle est chargée d’établir un diagnostic de la situation à partir des éléments fournis par le bailleur et des informations qu’elle recueille lors de ses investigations auprès des différents acteurs concernés. Ensuite, après avoir évalué la demande, parfois implicite, du locataire, les membres de l’équipe mettent en place un suivi pour amener la personne vers des prises en charge sanitaires, médico-sociales ou sociales qui l’aideront à se maintenir dans de bonnes conditions dans son logement. Pour aborder les situations des locataires qui leur sont signalées, l’équipe dit s’appuyer beaucoup sur les concepts d’« auto-exclusion » et de « souffrance psychosociale », développés par le psychiatre Jean Furtos(5). « L’auto-exclusion décrit un état où la personne ne parvient plus à se sentir non seulement sur le plan émotionnel, mais aussi au niveau corporel. C’est une sorte d’anesthésie psychique et physique, qui est notamment pertinente lorsqu’on a affaire à des syndromes de Diogène, ces situations où des personnes cessent de prendre soin d’elles-mêmes, amassent un tas de choses chez elles, etc. », explique Marine Mazel, l’une des cinq psychologues de l’équipe mobile. Dans la pratique, les psychologues de ce projet expérimental tentent de nouer un lien avec des locataires qui manifestent leur souffrance par un repli sur eux-mêmes ou par des comportements qui perturbent leur voisinage. Il s’agit de faire émerger une demande enfouie, une parole devenue impossible ou inaudible.
En ce début d’après-midi, Cécile Aspar, psychologue, a rendez-vous à la mairie du XVIIe arrondissement. Elle doit y retrouver Marine Abgrall, assistante sociale du centre d’action sociale de la Ville de Paris, et Samia Hebri, la locataire d’un appartement dans le nord de Paris. Avant sa rencontre avec la psychologue, cette mère de quatre enfants se débattait depuis plus de dix ans, sans succès, pour alerter son bailleur sur les conditions d’insalubrité dans lesquelles elle vivait. Une situation intenable, raconte la locataire, et qui avait fini par plonger toute la famille dans un enfermement inquiétant. « Nous sommes envahis par les cafards depuis des années. La nuit, nous sommes obligés de dormir avec la lumière allumée pour qu’ils ne se propagent pas partout. Les enfants refusent toutes les invitations de leurs copains parce qu’ils savent qu’ils ne pourront pas les accueillir chez nous. Petit à petit, nous nous sommes isolés. Aujourd’hui, quand quelqu’un sonne à la porte, on a tendance à faire comme si on n’était pas là », lâche Samia Hebri. La situation s’est aggravée avec le brusque décrochage scolaire de la fille aînée et des relations qui devenaient de plus en plus conflictuelles. « Ma fille de 14 ans n’allait plus en cours, elle avait perdu le sommeil et faisait des crises violentes. A la fin, elle ne me parlait plus. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré la psychologue de l’équipe Aurore », raconte la mère de famille. Sollicitée par le bailleur social, l’assistante sociale a fait appel à Cécile Aspar pour l’aider à débloquer la situation. « Rien n’était apaisé. La locataire était excédée, en colère et, du coup, avait du mal à s’exprimer face au bailleur. Par son positionnement extérieur, sa fonction de tiers, Cécile Aspar a pu avoir le recul nécessaire pour sortir de la répétition dans laquelle nous nous trouvions », reconnaît Marine Abgrall.
Cette position de tiers est indispensable pour se démarquer du bailleur, perçu la plupart du temps comme persécutant par les locataires en souffrance psychique. Si les psychologues ont le plus souvent besoin de la présence d’un représentant du pôle social du bailleur pour établir le premier contact avec les locataires, il est indispensable, souligne l’équipe, de rassurer ces derniers en leur expliquant leur rôle, la spécificité de leur intervention et, surtout, leur neutralité. « Nous intervenons dans des registres complémentaires. La conseillère sociale peut dire des choses sur le logement, son état dégradé, etc. Et nous, nous allons écouter autre chose dans le discours, pas seulement des problèmes d’impayés de loyers. Cette position nous permet de créer un lien différent et parfois aussi d’être investis comme un “bon objet” par le locataire », assure Marine Mazel. La neutralité affichée par les psychologues permet ainsi de proposer aux locataires en difficulté un cadre propice à la libération d’une parole plus intime, d’une histoire personnelle. Depuis peu, Céline Finidori tente d’établir un lien avec une locataire dont la situation matérielle et psychique inquiète son bailleur. En arrêt maladie depuis longtemps, celle-ci a fait une demande de relogement dans un appartement plus petit, mais refuse de rencontrer la psychologue et les travailleurs sociaux. Après plusieurs entretiens au téléphone, la psychologue de l’équipe mobile a réussi à poser les premiers jalons d’un cadre rassurant. « Lors d’une conversation, cette femme a pu exprimer sa peur d’être débordée par les émotions, sa terreur de l’extérieur. Elle disait avoir l’impression que son corps fuyait lorsqu’elle sortait de son appartement, elle avait peur de se vider. Tout doucement, à travers nos premiers échanges téléphoniques, j’ai fait en sorte qu’elle puisse déposer émotionnellement des choses et investir ensuite plus tranquillement des rencontres avec les partenaires », se souvient Céline Finidori.
Les visites à domicile ou les contacts téléphoniques, lorsqu’il est impossible de rencontrer physiquement les locataires, ne sont pas toujours le point d’entrée qui va permettre d’améliorer une situation. Plutôt que de harceler une personne qui refuse obstinément d’ouvrir sa porte ou de parler avec un membre de l’équipe, il est parfois préférable d’agir d’abord auprès des partenaires concernés par la situation. Il s’agit souvent de remobiliser les acteurs impliqués du secteur sanitaire, social ou médico-social, de même que les proches, la mairie, la police ou encore la justice. « On part généralement d’un réseau qui existe déjà, mais dont les partenaires sont souvent lassés ou dont les représentations peuvent être complètement en décalage avec la réalité de la situation », note Jérémy Duboudin. L’équipe se souvient de cette famille objet de récriminations et de plaintes successives à cause d’un des fils vivant dans les parties communes et perturbant sérieusement la vie de l’immeuble. Débordés par la situation, plusieurs partenaires émettaient un discours extrêmement négatif et virulent à propos de la famille, et le bailleur ne voyait pas d’autre solution que l’expulsion. « Lorsque nous sommes allés au domicile de la famille, nous nous sommes aperçus que personne jusqu’ici ne lui avait rendu visite. Nous avons trouvé un père désespéré et complètement dépassé par les événements », relate Néville Rigaux, psychologue. Manque de temps, découragement ou encore absence de coordination suffisamment efficace pour analyser clairement les causes d’une situation difficile et conflictuelle… Les locataires finissent parfois par disparaître dans l’agitation déployée par des partenaires eux-mêmes en difficulté, estiment certains membres de l’équipe. « Je remarque qu’il y a souvent beaucoup d’usure et d’épuisement chez les travailleurs sociaux qui sont face à des situations très récurrentes. Notre intervention auprès des partenaires permet parfois tout simplement d’introduire une respiration », poursuit Néville Rigaux.
Parallèlement à ce travail de remobilisation des partenaires autour des situations signalées, la toute jeune équipe mobile a également mis en place des actions de sensibilisation et de soutien pour les salariés de certains bailleurs sociaux, notamment les gardiens et les conseillers sociaux. Aux avant-postes des difficultés vécues au quotidien par certains locataires, les gardiens sont très souvent à l’origine des signalements des situations les plus dures. Dépositaires d’une mémoire collective et possédant des éléments d’information moins administratifs, plus biographiques, ils sont dans une position difficile à tenir, explique Marine Mazel : « Du fait de leur proximité avec les locataires, les gardiens ont un problème de distance à trouver. Je pense qu’il y a chez eux une vraie souffrance, dans la mesure où ils sont souvent plongés dans l’intime des habitants et qu’ils voudraient pouvoir aider. » Des ateliers, des séminaires et des formations sont mis en place par l’équipe pour échanger avec ces salariés très exposés, prendre connaissance des situations auxquelles ils sont confrontés et répondre aux questions fréquemment posées sur le travail réalisé par les psychologues, sur la frontière entre pathologie psychique et normalité, ou encore sur leurs possibilités d’intervention. A travers ces rencontres, il s’agit d’aider les gardiens et les conseillers sociaux des bailleurs à repérer les signes éventuels d’un trouble psychique et à mieux se positionner par rapport aux locataires en grande difficulté, mais aussi de créer un cercle vertueux pour que tous les acteurs travaillent de concert à la résolution des situations les plus critiques. « Nous essayons de montrer aux salariés du bailleur que ce qui relève de la psychopathologie n’est pas quelque chose de monstrueux dont on ne sait pas quoi faire, qu’il y a derrière tout ça une souffrance et qu’un travail peut être mené. L’objectif de ces interventions est d’arriver à humaniser un peu le rapport à l’autre », précise Néville Rigaux.
En milieu d’après-midi, Marianne Auffret et Jérémy Duboudin ont rejoint les locaux de Toit et Joie, pour faire un point d’étape avec les membres du pôle social sur les situations en cours. Plusieurs fois par mois, les deux équipes se rencontrent afin de voir ensemble les progrès réalisés et les moyens à mettre en œuvre pour résoudre les problèmes persistants. Tour à tour, la conseillère en économie sociale et familiale et la conseillère en mobilité résidentielle du pôle social livrent les dernières informations obtenues auprès des gardiens ou de certains partenaires, partagent leurs interrogations. Le psychologue de l’équipe mobile livre un point de vue clinique sur une situation, fait part de ses investigations auprès d’un centre médico-psychologique, propose de rencontrer un locataire avant que ne soit entreprise une procédure d’expulsion. L’attention se focalise sur les photos d’un appartement en état de grande insalubrité. Murs brunâtres et humides, baignoire remplie d’eau croupie… C’est le branle-bas de combat. Jérémy Duboudin propose de contacter sans tarder les services psychiatriques. Le directeur du pôle social, inquiet d’avoir été alerté aussi tardivement, veut éviter que ce locataire se retrouve dehors en cas d’arrêté d’insalubrité. « La réussite de la collaboration avec l’équipe mobile Aurore vient du fait que nous ne sommes pas dans une logique de “patate chaude”, mais que nous l’appuyons vraiment pour développer une démarche commune. Aujourd’hui, on voit des personnes qui se sont stabilisées, des procédures d’expulsion stoppées, des locataires qui ont retissé des relations de confiance avec leur bailleur », se félicite Dominique Macchi.
Si l’équipe dit vouloir affiner encore l’analyse des résultats obtenus après un an d’activité, elle partage le sentiment du responsable du pôle social. Tout en restant vigilante face aux risques de dérives. « Il y a, chez les bailleurs, un vrai désir qui s’est cristallisé autour de cette équipe. Mais c’est un travail qui exige aussi de notre part beaucoup d’énergie pour pouvoir maintenir des positions fermes sur certains points », prévient Marianne Auffret. Entre autres, la responsable de l’équipe mobile se bat contre les sollicitations répétées des bailleurs désireux d’avoir des traces écrites des diagnostics réalisés par les psychologues. Comment savoir à quoi serviront ces fiches et autres tableaux de bord et à qui ils seront soumis, s’interroge l’équipe. Il faut faire attention également à ne pas glisser progressivement dans un rôle d’accompagnateur des expulsions ou de collecteur des impayés de loyers. « Je représente un peu la loi, pour l’équipe, la personne qui va dire non et qui fait fonction de mauvais objet face au bailleur. C’est parfois un peu fatigant, mais nous sommes payés en retour », sourit Marianne Auffret.
(1) Equipe mobile Aurore : 26 bis, rue de Saint-Pétersbourg – 75008 Paris –
(2) L’association Aurore accompagne les personnes en situation de précarité ou d’exclusion vers une insertion sociale et professionnelle.
(3) Toit et Joie : 82, rue Blomet – 75015 Paris – Tél. 01 40 43 59 00.
(4) Outre Toit et Joie, l’équipe mobile travaille avec Paris Habitat, la Société immobilière d’économie mixte de la Ville de Paris et le Groupe logement français.
(5) Psychiatre et fondateur de l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité (ONSMP) – Voir son interview dans les ASH n° 2696 du 11-02-11, p. 38.