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« L’exacerbation des émotions ne sert personne ! »

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« La protection de l’enfance s’installe rarement sur le devant de la scène, elle se vit dans l’ombre, dans la part cachée de notre société. Alors, quand une chaîne du service public décide de se pencher sur l’enfance en danger, on devrait plutôt s’en réjouir.

Seulement voilà, là où le regard se voudrait complexe, à l’image du parcours de vie de ces enfants, là où la pensée se voudrait modeste, à l’image des doutes qui tiraillent les professionnels qui s’en préoccupent, mesdames A. Riguet et P. Legrand s’enlisent dans leur colère. Trop pressées de trouver des réponses aux questions qu’elles soulèvent, empêtrées dans leurs indignations, jamais les deux journalistes ne dépassent les émotions qu’elles réveillent ; elles construisent un argumentaire à charge, s’installant insidieusement dans le fauteuil de celles qui jugent et condamnent.

Attention, les professionnels de la protection de l’enfance ne refusent pas la critique, nous sommes d’ailleurs les premiers à déceler les failles du système comme celles de nos pratiques, et nous sommes souvent sans complaisance envers nous-mêmes. Mais toute critique digne de ce nom doit s’arc-bouter sur le réel de manière obstinée, sur des faits vérifiés et resitués dans leur contexte ­historique (avec quel héritage ?), social (dans quel environnement ?), et économique (avec quels moyens ?). Sans cette précaution la critique sombre rapidement dans le cliché et le misérabilisme, pire dans une forme d’obscénité où la seule fin est de susciter les cris d’orfraie. Je ne vois pas en quoi cette logique aide nos concitoyens à se forger une opinion éclairée.

Un parti pris « dommageable »

Loin de moi l’idée de récuser aux journalistes le droit au parti pris. Les révoltes de mesdames A. Riguet et P. Legrand méritent tout notre respect. Et je défends la démarche d’investigation qui s’en nourrit. En revanche, ce que je conteste, c’est qu’un parti pris ne soit jamais retravaillé, discuté, élargi, mis en perspective, en un mot problématisé. A trop réduire la focale, le regard ignore le réel et se perd dans les certitudes. Quoi d’étonnant, alors, que le travail d’enquête s’éclipse derrière le réquisitoire, comme si elles se faisaient un devoir par cette condamnation publique d’expier tout ce que la société charrie d’insoutenable.

Mais reprenons le fil du reportage. On y dé­couvre, effarés, un directeur détournant l’argent public, une famille d’accueil malmenant un enfant devant sa mère anéantie, un veilleur de nuit pé­dophile… Une réalité insupportable, qui provoque dégoût, colère, et finalement sidération. Nul ne ­disconvient de ces dérives, elles existent et elles sont inacceptables. Il faut les combattre avec la plus grande vigueur. Mais que représentent-elles vraiment au regard des 273 000 enfants suivis par la protection de l’enfance ? Quid de tous les autres, tous ceux qui sont sortis de la maltraitance, tous ceux qui ont pu se reconstruire grâce à la bienveillance d’une famille d’accueil ? Quid de l’implication des professionnels, éducateurs, assistants sociaux, psychologues, cadres ? Tous incompétents ? Tous irresponsables ? Alors oui, nos métiers sont perfectibles, les marges de progrès sont nombreuses, oui, comme ailleurs, certains d’entre nous sont indignes de la profession et doivent répondre de leurs actes devant les juridictions appropriées, mais jeter ainsi l’opprobre sur l’ensemble du secteur en lui lançant au visage la faute de quelques-uns me paraît non seulement inutile, mais dommageable.

Ces jugements sans concession ni nuance enserrent peu à peu les professionnels dans des dilemmes insolubles, préjudiciables à leur mission d’accompagnement comme à leur devoir de protection. Qu’ils préconisent puis conduisent les placements et d’aucuns dénonceront les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance, les placements abusifs, on criera même à la maltraitance institutionnelle, honte à eux ! Qu’ils maintiennent les mineurs au domicile, et tôt ou tard, à la faveur d’un fait divers sordide, d’autres, parfois les mêmes, se scandaliseront devant le martyre des enfants abandonnés à leurs familles, brandissant bien haut le principe de précaution.

La vérité, celle du terrain, celle de tous ceux qui, tous les jours, s’engagent auprès des mineurs en danger n’est pas celle-là. Eux savent, pour le vivre au quotidien, que ces questions, éminemment complexes parce que fondamentalement humaines, réclament la plus grande prudence, qu’elles doivent à tout prix se prémunir du sensationnalisme aveugle qui obère la pensée et des évidences bon marché qui la remplacent. Quand il s’agit de l’avenir des enfants en souffrance, l’exacerbation des émotions ne sert jamais personne, ni les enfants, ni les professionnels, pas même les journalistes qui en témoignent. »

Contat : xavierbouchereau@orange.fr

Notes

(1) Auteur de Les non-dits du travail social. Pratiques, polémiques, éthique (éd. érès, 2012) – Voir ASH n° 2758 du 4-05-12, p. 32 – et d’Au cœur des autres (éd. Sciences humaines, 2013) – Voir ASH n° 2839 du 27-12-13, p. 26.

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