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« Le trou de la sécu est en réalité largement imputable à une insuffisance de recettes »

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Plombée par un déficit plus important que prévu, l’assurance maladie devra, en 2015, faire un effort de 3,2 milliards d’économies(1). Mais ce déficit relève avant tout d’un choix politique, estime l’économiste Philippe Batifoulier, qui dénonce dans un ouvrage la privatisation croissante du système de santé et l’absence de prise en compte des usagers.
Voilà trente ans qu’on insiste sur la nécessité de réduire les dépenses de santé. Est-ce efficace pour combler le « trou de la sécu » ?

On voudrait nous faire croire que le déficit de la sécurité sociale est imputable aux seules dépenses. Or l’année 2008 est, à cet égard, très pédagogique. Durant cette période, le déficit du régime général de la sécurité sociale a doublé. Les patients se sont-ils rués dans les cabinets médicaux ? Y a-t-il eu une épidémie de grippe ? Pas du tout. La crise économique est passée par là, avec une baisse drastique des rentrées des cotisations sociales. Le trou de la sécu est en réalité largement imputable à une insuffisance de recettes. Chercher à masquer ce fait est une forme d’escroquerie intellectuelle. Si l’on part du principe qu’il faut réduire au minimum les cotisations sociales payées par les entreprises, le système de protection sociale finit inévitablement par manquer de ressources. On ne peut pas ensuite déplorer d’avoir un système déficitaire. En réalité, c’est un choix politique. Il serait tout à fait possible de trouver des financements.

Les inégalités de santé sont en augmentation en France. Quelles sont-elles ?

Il y a d’abord les inégalités qui concernent l’état de santé proprement dit. Elles frappent durement certaines populations. Par exemple, le taux de mortalité par cancer des travailleurs manuels âgés de 45 à 59 ans est de 75 % supérieur à celui des travailleurs non manuels. Par comparaison, cet écart est de seulement 31 % en Espagne, de 11 % en Suède et de 7 % au Royaume-Uni. Il y a ensuite les inégalités dans l’accès aux soins. Les taux de renoncement aux soins, notamment pour des raisons financières, sont plus élevés en France que dans d’autres pays européens. On a longtemps fait l’apologie du système de santé français, censé être le meilleur du monde. Nous n’en sommes plus là. La situation se dégrade sans que les gens aient été consultés sur les choix qui ont été faits.

Comment expliquez-vous cette montée des inégalités en la matière ?

Elle est liée à la privatisation progressive du système de santé, avec un poids croissant des assurances complémentaires. L’assurance maladie rembourse de moins en moins bien les soins courants : aux alentours de 55 %. Je ne parle même pas de l’optique et des soins dentaires, qui sont encore moins bien remboursés. Mais l’assurance privée n’est pas plus efficace que la sécurité sociale. Tout le monde n’a pas une mutuelle, et celles qui assurent la meilleure couverture bénéficient aux personnes les plus aisées, qui sont aussi les moins malades. Elle est en revanche beaucoup plus chère, avec des frais de gestion plus élevés et totalement opaques. Le transfert des remboursements au privé est au final un appel d’air à l’explosion des prix. On observe aussi une dégradation de la situation des gens qui souffrent de maladies graves, avec une tentative de les faire payer davantage, via les franchises médicales. Les personnes en soins de longue durée sont couvertes pour leur maladie, mais pas pour les affections secondaires liées à leur état de santé fragile.

Le déficit d’accès aux soins peut aussi s’expliquer par la désertification médicale…

De fait, on a laissé se développer des inégalités extrêmement fortes entre territoires. C’est dramatique, et rien n’est fait, en dehors de quelques timides tentatives pour inciter les jeunes praticiens à s’installer dans les territoires désertés – mais sans grand résultat. Quant aux métropoles, bien pourvues en médecins, elles voient les dépassements d’honoraires exploser. Il avait fallu très longtemps pour parvenir à convaincre les professionnels de santé d’appliquer un tarif unique. Cela s’est fait en 1971 sur l’ensemble du territoire. Mais dès 1980 les médecins ont recouvré leur liberté tarifaire. Depuis, les dépassements d’honoraires se sont développés à un point tel qu’on ne voit pas comment revenir en arrière. Face aux abus, le gouvernement a développé le contrat d’accès aux soins, qui empêche que ces dépassements s’appliquent aux plus pauvres. En contrepartie, les praticiens voient leurs cotisations sociales prises en charge, sous réserve de réaliser 50 % des actes au tarif de la sécurité sociale. Pour le reste, ils font ce qu’ils veulent. On entérine ainsi une tarification à deux vitesses. Aujourd’hui, dans les grandes métropoles, pour avoir un rendez-vous avec un spécialiste, il faut attendre ou payer.

Vous estimez que la santé pourrait être au nouveau capitalisme ce que l’automobile était à l’ancien. C’est-à-dire ?

Le capitalisme est à la recherche de nouveaux débouchés car le modèle du fordisme, bâti sur l’industrie et l’automobile, ne fonctionne plus. Il s’intéresse donc au développement vertigineux des activités liées à la santé, à la culture, aux personnes âgées… L’Etat, qui a développé ce marché, s’en retire. C’est du grain à moudre pour les entreprises privées, qui investissent dans les assurances santé, mais aussi dans les hôpitaux et cliniques privées et dans les maisons de retraite. L’avantage est que ces activités ne sont pas délocalisables. Néanmoins, le secteur privé ne cherche pas à accaparer toute la dépense publique car, pour lui, les activités non rentables doivent rester à l’Etat. En clair, il faut socialiser les pertes et privatiser les profits.

Comment le système de santé, conçu à l’origine pour le patient, s’est-il retourné contre celui-ci ?

On entend développer la responsabilité individuelle. Le patient est sommé d’être un entrepreneur de son capital santé, capable d’arbitrer ses dépenses de façon rationnelle. Mais c’est une chimère. Les gens ne se conduisent pas comme ça. On n’achète pas des prestations de santé en fonction de ses préférences ou de ses désirs. C’est l’erreur fondamentale de ce type de stratégie. On ne choisit pas d’être malade. Le ticket modérateur, qui a des racines historiques, repose sur cette même idée que si l’on paie de sa poche une partie du prix de la consultation, on évitera d’en abuser. Cela n’a aucun sens. Bien sûr, il existe des surconsommateurs en matière de santé, mais ils sont une minorité.

Vous êtes très critique avec l’hôpital, qui irait vers une « maltraitance organisationnelle »…

C’est un collectif de médecins qui emploie cette expression. Les injonctions managériales, la course à la productivité, le fait de traiter l’hôpital comme une entreprise, avec des consultants qui viennent de l’industrie pour rationaliser les méthodes de travail… Au bout du compte, tout cela produit du soin de mauvaise qualité et de la souffrance chez les soignants. Cela se répercute inévitablement sur les patients. C’est en ce sens que l’on peut parler de « maltraitance organisationnelle ». On n’a plus le temps, pas assez de personnel, les transmissions ne se font plus, les soins ne sont pas faits correctement ou pas assez régulièrement… Quiconque a fréquenté un hôpital sait que la qualité du soin est aussi dans la relation avec les soignants, et beaucoup de professionnels hospitaliers contestent cette situation au nom de leur conscience professionnelle. Demander aux soignants de rationaliser leur activité et de faire du productivisme, c’est leur demander de mal faire leur métier.

Pourquoi préconisez-vous un système de remboursement 100 % public ?

La répartition 80 % public – 20 % privé relevait d’une logique historique, mais à quoi sert-elle si, au bout du compte, le système est inégalitaire et coûteux ? Il est plus logique d’instaurer un remboursement public à 100 %. A condition, évidemment, de ne pas rembourser tous les médicaments et les soins à 100 %. Certains médicaments inutiles, voire nocifs, sont très bien remboursés, alors que des choses essentielles pour les gens, comme les lunettes ou les soins dentaires, le sont extrêmement mal. Il serait temps de reléguer au second plan l’industrie pharmaceutique et de donner plutôt la parole aux usagers du système de santé.

Selon vous, que faut-il faire ?

D’abord, reconquérir le médicament. L’industrie pharmaceutique cherche à faire du profit, mais cette logique s’accommode très mal des impératifs de santé publique. Il faut aussi reconquérir l’hôpital public, qui est l’un des garants du pacte social républicain mais qui symbolise actuellement toutes les souffrances du secteur de la santé. Il est essentiel de changer ses modes de financement et de gestion. Enfin, il faut reconquérir les territoires. C’est une question de principe. Si la médecine est un service public, alors on doit faire en sorte que l’ensemble du territoire soit couvert, comme pour la police, la gendarmerie ou l’école.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Economiste, maître de conférences à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, Philippe Batifoulier y exerce aussi en tant que chercheur du laboratoire EconomiX (CNRS). Membre des Economistes atterrés, il publie Capital santé. Quand le patient devient le client (Ed. La Découverte, 2014).

(1) Voir ce numéro, p. 5.

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