Le 12 février dernier, Mélissa, une fillette rom de 8 ans, mourait dans les flammes d’un incendie qui ravageait le bidonville des Coquetiers, à Bobigny (Seine-Saint-Denis). Ce n’était ni la première fois que ce camp, sans point d’eau, prenait feu, ni la première fois que, sur le territoire, un enfant mourait dans de telles circonstances. En France métropolitaine, plus de 4 300 enfants grandissent en bidonville dans un extrême dénuement, selon la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL). Pour l’institution, quelque 17 000 personnes au total, pour beaucoup issues des pays de l’Est, en particulier de Roumanie ou de Bulgarie, et de culture rom, se répartiraient dans près de 400 « campements illicites »(1). Une appellation également adoptée par la circulaire interministérielle du 26 août 2012(2), qui vise à accompagner le démantèlement de ces lieux, et que réfutent maints acteurs. « Il s’agit de bidonvilles, pas de camps d’accueil provisoire pour itinérants, insiste André Gachet, conseiller technique à l’Action pour l’insertion par le logement à Lyon(3). Même s’ils sont faits avec des trésors d’imagination, il faut se prémunir contre toute tentation esthétique : les bidonvilles sont d’abord un lieu d’exclusion. On retrouve là ceux que la cité refuse d’accueillir et pour lesquels elle n’a aucune considération. Il s’agit de sans-abrisme. » La situation sociale des habitants se révèle, en effet, « plus proche de celles des SDF que des gens du voyage. Ces publics n’ont aucune revendication liée à un mode de vie nomade », confirme Marie Derain, ex-défenseure des droits de l’enfant(4).
Les premières victimes de cette relégation sont les enfants. « Ils ne mangent pas à leur faim, ils manquent de sommeil à cause du bruit environnant, dû à la promiscuité ou à la proximité d’autoroutes ou de voies ferrées », constate Carine Estager, éducatrice spécialisée à Hors la rue. L’association, qui intervient auprès des mineurs d’Europe de l’Est, les approche sur leurs lieux d’errance, leur propose les services d’un centre d’accueil de jour et va à la rencontre des familles dans les bidonvilles. Ces taudis imposent aussi aux jeunes des conditions d’insalubrité et les privent d’électricité, d’eau courante, de toilettes… « Ils ne peuvent se laver tous les jours. Cela joue sur leur estime d’eux-mêmes. Cette dévalorisation est de plus renforcée par les stigmatisations dont ils font l’objet », poursuit-elle. A cela s’ajoutent les discriminations dont ils sont victimes en tant que Roms… Même si, d’ailleurs, tous ne le sont pas. Subir la précarité, dans ces zones d’exclusion, favorise aussi les phénomènes d’errance, de mendicité et autres activités délinquantes, qui mettent ces enfants en danger.
Vivre dans un bidonville se révèle être un frein à l’exercice des droits dont disposent ces jeunes étrangers en application de la Convention internationale des droits de l’enfant. « Cela rend leur situation spécifique du point de vue de la protection de l’enfance », analyse Marie Derain. Ils ne peuvent en effet prétendre à la prise en charge due aux mineurs isolés étrangers puisqu’ils ne sont pas seuls. Pour autant, le soutien à la parentalité, proposé dans le cadre des mesures d’assistance éducative à domicile, est peu mis en œuvre par l’aide sociale à l’enfance (ASE). « Les travailleurs sociaux des départements sont souvent réticents à se rendre dans les bidonvilles, qu’ils perçoivent comme dangereux », déplore-t-elle. De plus, ces lieux ne sont pas toujours aisément repérables. Mais la méconnaissance de ces publics et le poids des préjugés, alimentés par les représentations véhiculées par les médias et les politiques, entravent au premier chef leur accompagnement. Les équipes de l’ASE ne semblent pas les seules à manquer d’enthousiasme : des professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse refuseraient de travailler en bidonville et des magistrats se montreraient peu zélés. Alors que ces enfants grandissent dans un environnement délétère, rares sont ainsi les informations préoccupantes et signalements effectués ou suivis d’effets, et des décisions judiciaires ne sont pas appliquées. « L’ensemble du dispositif de protection de l’enfance est très frileux quant à l’observation, au repérage et à l’accompagnement des mineurs en danger dans les bidonvilles. On oscille entre une banalisation des conditions de vie de ces enfants et un sentiment d’impuissance », observe Michèle Creoff, directrice générale adjointe chargée du pôle « enfance et famille » au conseil général du Val-de-Marne. Cela conduit à des remarques telles que : « ils sont habitués », « ils sont débrouillards », « on ne peut pas faire autrement » ou « de toute façon, dès qu’on les place, ils fuguent »… Un différentialisme culturaliste empêche également l’intervention. « Une enfant a été mise en couple précoce ? C’est : “oui, c’est comme ça chez eux”. Parce qu’elle est rom, on ne se demande pas, comme pour toute jeune fille, si elle a voulu ces relations sexuelles », dénonce-t-elle. Et d’insister : « Ces mineurs sont très en danger : leur santé, leur sécurité, leur éducation, leur entretien… sont compromis. Français ou non, ils relèvent de la protection de l’enfance, compétence des départements. » Ces derniers tendent de surcroît à se renvoyer la balle. Certains jugent en effet que les enfants ne sont pas forcément en danger sur leur territoire, dans leur bidonville, mais qu’ils le sont la journée sur leur lieu d’errance, soit dans un autre département… lequel s’estime incompétent puisque les enfants n’y résident pas.
Du côté de l’Education nationale, de grands progrès restent aussi à faire. Le défenseur des droits s’est d’ailleurs penché, dans son bilan de la circulaire du 26 août 2012, sur le « respect du droit à l’éducation des enfants résidant dans les campements »(5). Il y dénonce la persistance de municipalités à empêcher la scolarisation d’enfants et « le caractère discriminatoire des refus d’inscription scolaire fondés directement ou non sur leur origine ou leur nationalité », résume Marie Derain, soulignant que le déficit de scolarisation favorise l’errance des adolescents, qui peut alors s’accompagner d’activités délictuelles, parfois réalisées sous la contrainte (voir page 33). Chargée de mettre en œuvre ladite circulaire, la DIHAL a également vocation à interpeller localement les services de l’Education nationale afin que soit mis fin à ces abus (refus d’inscription, scolarisation en milieu isolé…) et de veiller à la bonne intégration de ces enfants. « L’objectif est de travailler en lien avec l’ASE pour que cette scolarisation perdure ensuite, que des éducateurs et autres acteurs locaux soient mobilisés. Il est en effet violent de mettre un enfant à l’école sans l’accompagner, surtout quand il arrive avec une histoire de guerre, de maltraitance, de rejet… », observe Zara Boudjemaï Kalisz, conseillère « éducation et culture » à la DIHAL, qui estime, de plus, nécessaire de former les enseignants à l’approche de ces publics.
Autre problème : l’instabilité des familles contraintes de se déplacer au gré des évacuations des bidonvilles. « Aujourd’hui, on expulse sans se préoccuper du devenir des gens », dénonce André Gachet. La circulaire invite pourtant les préfets à anticiper tout démantèlement. Après diagnostic, des solutions d’accompagnement, mobilisant prioritairement les moyens de droit commun et visant l’insertion des personnes – scolarisation, santé, emploi, logement/mise à l’abri –, doivent être proposées. Or « des expulsions ont lieu tous les jours sans prise en compte de la circulaire. Les diagnostics, quand ils sont faits, sont effectués dans des conditions scandaleuses : on demande aux gens de répondre à des questions, d’avoir des projets de vie, sans aucune préparation, sans interprète… », s’insurge Caroline Maillary, juriste au Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI). Pour André Gachet, l’absence de cohérence politique du gouvernement a dilué la dimension interministérielle. « Il n’y a pas de cohésion, de coordination, cela encourage le désengagement de certaines collectivités. Le problème n’est pas l’application de la circulaire mais celle d’un ensemble de textes qu’elle contient explicitement ou non », estime-t-il. La procédure de résorption de l’habitat insalubre (RHI) dans le cadre des plans départementaux prévus par la loi Besson est, selon lui, parfaitement adaptée pour s’attaquer aux bidonvilles, avec des moyens dédiés, et assurer la protection des personnes. « Les outils existent mais nous ne les utilisons pas ! », lance-t-il.
Provoquant du nomadisme, les évacuations à répétition freinent l’action sociale et renforcent le sentiment d’impuissance des travailleurs sociaux(6). « Nous devons pouvoir rencontrer les familles sur la durée pour les accompagner. Aujourd’hui, quand on commence à intervenir, que des clubs de prévention se mettent à s’intéresser aux adolescents, d’un coup, tout est détruit et il faut recommencer ailleurs », se désole Michèle Creoff. De fait, le conseil général du Val-de-Marne envisage la création d’équipes mobiles. « L’idée serait d’imaginer un dispositif permettant que ces publics aient toujours auprès d’eux un tiers institutionnel garant de leurs droits et de leur protection où qu’on les chasse », explique-t-elle. Dans un premier temps, plus largement, l’idée d’une plateforme régionale, avec des déconcentrations départementales, mutualisant un panel de compétences fait son chemin. Il s’agirait notamment « de monter une équipe dédiée, coordonnée, repérée, qui irait à la rencontre des territoires, pourrait intervenir auprès des populations dès leur installation pour rassurer les acteurs locaux, commencer à travailler sur les vulnérabilités, les diagnostics et un projet négocié », précise-t-elle.
De la stabilité, du temps, c’est également ce que requiert Intermèdes-Robinson, qui intervient dans des bidonvilles de l’Essonne dans le cadre des activités d’éducation informelle qu’elle mène en dehors des écoles, après avoir remarqué que maints enfants précaires, rom ou non, « ne trouvent plus dans les espaces publics des réponses à leurs besoins éducatifs et sociaux », résume Laurent Ott, chercheur et cofondateur de l’association. Cette dernière n’a d’ailleurs, selon lui, aucune difficulté à entrer en contact avec les enfants rom, ni à rencontrer les familles et à travailler avec tous. Le chercheur estime cependant indispensable « de ne pas renvoyer ces enfants dans l’invisibilité commune comme tendent à le faire les politiques publiques ». C’est en effet, constate-t-il, au nom du droit général que les droits spécifiques et concrets de ces enfants sont violés et qu’on les plonge dans des situations pires que celles des bidonvilles. Ainsi en va-t-il de la logique de l’insertion par le logement, qui pousse à aller vers le diffus. « C’est au nom de cette philosophie que les campements sont démantelés et que des familles sont nomadisées. Elles sont obligées d’errer d’hôtel en hôtel via le 115, se retrouvent de plus en plus isolées de leur communauté, abandonnées à elles-mêmes. Elles perdent alors leurs repères, leurs moyens de survivance et mettent, du coup, en danger leurs enfants », explique-t-il. Si le groupe n’est pas toujours bienveillant et bientraitant, il protège aussi. De même en est-il en matière scolaire. « C’est au nom du droit à l’éducation que se constituent parfois des voies de garage. On met les enfants rom dans un dispositif spécifique d’évaluation et il faut trois mois pour les affecter dans une école. Entre-temps, ils sont expulsés de leur bidonville et la scolarisation n’a jamais lieu », alerte-t-il. Ainsi, si le droit commun peut être l’objectif, il ne doit pas servir à ignorer les violences sociales qui s’exercent sur certains groupes. A l’inverse, celles-ci doivent être reconnues. La question du placement opère sur un mode similaire. « Son premier effet est de couper le jeune de ses repères, de son milieu, et de l’insécuriser. On voit des enfants demandeurs d’un éloignement, d’une protection, car désireux d’échapper à la dureté de leur vie quotidienne, être si choqués par le sort qu’on leur réserve qu’ils ne pensent qu’à fuir », affirme Laurent Ott.
La justice aussi doit prendre en compte la spécificité de ces mineurs. « Nous nous battons pour une application du droit commun – il est scandaleux que des signalements soient faits et que le parquet ne les traite pas –, mais cela ne signifie pas pour autant une normalisation. Il faut en effet travailler autrement au niveau de la magistrature comme des services sociaux, mettre en place des pratiques innovantes, s’adapter à la situation, à la culture… », estime Eric Bocciarelli, vice-président chargé des fonctions de juge des enfants au TGI de Nancy. Le secrétaire général du Syndicat de la magistrature souligne par ailleurs la nécessité de se rendre dans les bidonvilles, de prendre le temps de gagner la confiance, de ne pas se contenter d’un placement brutal, de rechercher des personnes fiables dans la communauté… Le recours à des médiateurs culturels semble aussi essentiel. « Un gros problème de notre justice est que tout est conçu sur l’idée que les gens parlent français et qu’ils ont une adresse », déplore Marc Charmain, directeur du service territorial de milieu ouvert Paris-Centre de la protection judiciaire de la jeunesse, où la mise en place d’éducateurs roumanophones a permis de suivre des mesures auparavant impossibles à mettre en œuvre auprès d’auteurs de délits. « Notre axe de travail n’est pas le placement, mais l’insertion sociale et la santé. Depuis que nous expérimentons le suivi dans la langue de ces jeunes, nous avons réussi à en suivre sur la durée une quarantaine sur les 200 qui passent au tribunal pour des faits de délinquance. Avant c’était zéro », précise-t-il. L’approche se révèle alors beaucoup plus systémique. « Via une mesure individuelle, on arrive à toucher toute la famille. Quand on convoque un jeune, onze personnes viennent, il faut l’accepter », explique le directeur, soulignant que l’initiative a émané du terrain et de la volonté de quelques professionnels.
La dimension communautaire est sans doute un autre obstacle à l’intervention de la protection de l’enfance et au suivi de mesures de milieu ouvert auprès des populations des bidonvilles. « La culture du travail social et socioéducatif est très basée sur l’individualisation. Cela constitue un frein quand il s’agit d’agir auprès d’un public victime de grande violence sociale et de discriminations. A l’inverse, les professionnels de la PMI, qui ont une culture de santé communautaire, interviennent sans difficulté sur les campements et considèrent les femmes et leurs enfants comme leurs patients quels que soient leur lieu et leur mode de vie », analyse Zara Boudjemaï Kalisz. L’évolution du travail social est donc là à interroger. Et il y a urgence. « Si l’on continue à ne pas donner à ces enfants accès à la scolarité, à des qualifications, au droit commun, analyse Carine Estager, on peut se demander quels adultes ils deviendront demain et les implications pour la société d’accueil. »
Sans stabilisation des familles vivant en bidonville, l’intervention sociale se révèle extrêmement difficile. Pour tenter d’apporter des solutions concrètes, une mission nationale dite « de résorption des bidonvilles » a été confiée, en février 2014, à Adoma(7). Sous le pilotage de la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) et avec à sa tête Stefania Parigi, ex-directrice du SAMU social, elle interviendra à la demande des préfets dans la continuité de la circulaire du 26 août 2012.
Premier axe : l’ingénierie sociale. « La présence d’une multiplicité d’acteurs – Etat, collectivités territoriales, opérateurs associatifs… – impose un gros travail de coordination, qui doit tenir compte des spécificités locales. Cette action se double d’un travail d’accompagnement social et sur l’accès au droit des familles qui seront relogées », explique Thomas Zuckmeyer, chargé de mission à Adoma. Deuxième axe : la recherche de solutions effectives de logements, dans le parc immobilier d’Adoma, mais pas seulement. « On peut tout imaginer depuis la recherche de foncier jusqu’à l’intermédiation locative », précise-t-il. La convention établie a défini quatre territoires prioritaires : Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Loire-Atlantique. « Même si la première année était de préfiguration, nous avons commencé à lancer sur le terrain un plan d’action assez opérationnel, se réjouit le chargé de mission. Ainsi, dans le Nord, bien qu’arrivant deux ou trois semaines avant l’évacuation d’un terrain, nous avons pu proposer à dix familles d’être relogées en amont de celle-ci. De même, dans les Bouches-du-Rhône, le lancement d’un plan d’action est imminent. »
A l’arrivée sur un territoire, l’objectif est en fait de dresser un état des lieux partagé, de proposer des actions, puis de lancer une opération, à la demande de la direction départementale de la cohésion sociale.
(1) 40 % se situent en Ile-de-France.
(2) Circulaire interministérielle relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites – Voir ASH n° 2772 du 31-08-12, p. 20.
(3) Lors du colloque « Comment protéger les mineurs d’Europe de l’Est les plus vulnérables ? » organisé par Hors la rue, le 21 mai 2014, à Paris –
(4) Elle a été remplacée à ce poste par Geneviève Avenard, voir ce numéro, p. 10.
(5) « Situation des Roms : bilan de l’application de la circulaire interministérielle du 26 août 2012 » – Mai 2013 – Voir ASH n° 2817 du 5-07-13, p. 15.
(6) Voir notamment notre décryptage sur les difficultés engendrées par la circulaire du 26 août 2012 sur le travail social, ASH n° 2838 du 20-12-13, p. 34.