« Que va devenir mon enfant quand je serai âgé et dépendant ? » Pour les parents d’enfants handicapés mentaux, la vieillesse et la dépendance sont une source d’angoisse supplémentaire. Particulièrement quand l’enfant a toujours vécu au domicile parental. Situé à Plan-d’Orgon, en face de Cavaillon, dans les Bouches-du-Rhône, L’Oustalet(1) a été créé pour répondre à cette inquiétude. Cette structure présente en effet la particularité de réunir dans un même lieu un foyer d’accueil médicalisé (FAM) pour personnes handicapées mentales vieillissantes et un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Actuellement, le FAM accueille 28 personnes âgées de 48 ans à 76 ans (pour une moyenne d’âge de 56 ans), réparties en deux unités en fonction de leur type de handicap. Pour sa part, l’EHPAD héberge 42 personnes âgées de 73 à 100 ans, réparties en trois unités, dont une sécurisée dédiée aux personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer.
Ouverte en 2010 par la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité, cette « petite maison » (traduction de l’occitan oustalet) devait accueillir des parents en perte d’autonomie et leurs enfants handicapés mentaux vieillissants. Mais quatre ans après la création de L’Oustalet, seule une mère âgée et son fils handicapé y sont hébergés conjointement, depuis septembre 2011. A l’époque, Christian Vial travaillait dans un établissement et service d’aide par le travail (ESAT) et vivait chez sa mère. Mais quand celle-ci a été progressivement atteinte par une forme de démence sénile, il s’est de plus en plus isolé. En arrêt maladie, il ne sortait plus de chez lui, ne se nourrissait plus que de jambon, dont il jetait les emballages par la fenêtre. C’est la petite fille de Mme Vial qui a demandé qu’ils soient hospitalisés tous les deux. Leur accueil au sein d’un même établissement – en l’occurrence, à L’Oustalet – est apparu comme la solution idéale, mais une solution qui a néanmoins dû être travaillée. « Nous avons dû les accompagner vers la distanciation. Du fait de sa démence sénile, cette mère qui s’était toujours occupée de son fils devenait de plus en plus envahissante, explique Marielle Dausend, psychologue à 85 % dans la structure. Alors qu’elle perdait peu à peu contact avec la réalité, il lui était impossible de lâcher prise. Chaque jour, elle passait beaucoup de temps dans la chambre de son fils, et cela pesait à celui-ci. A 56 ans, Christian avait toujours vécu auprès de sa mère, voire sous sa coupe et, là, il demandait de la distance. »
Peu à peu, à L’Oustalet, ce détachement a pu s’opérer : la mère ne vient plus dans la chambre de son fils et tous deux se rencontrent chaque jour dans l’espace d’accueil. « II existe toujours un lien entre eux, mais plus d’envahissement. » Un an de travail a été nécessaire pour parvenir à ce résultat. « J’ai vu individuellement Christian et sa mère, je les ai aussi vus ensemble », raconte la psychologue. Mme Vial a progressivement pu apprendre à faire confiance à l’équipe qui s’occupait de son fils. Mais c’est maintenant davantage celui-ci qui exprime de l’inquiétude au sujet de sa mère, dont l’état de santé mentale s’aggrave.
Si l’accueil de Mme Vial et de son fils démontre la pertinence théorique du projet initial, il demeure une exception. En effet, en quatre ans, les demandes d’hébergement conjoint se sont comptées sur les doigts d’une main. L’une des explications est que les familles sont souvent éclatées géographiquement. Elles privilégient donc l’accueil du parent en perte d’autonomie dans un EHPAD proche du domicile des membres de la fratrie susceptibles de pouvoir s’en occuper davantage. En outre, plusieurs demandes n’ont pu aboutir. Ainsi, une mère avait contacté L’Oustalet pour être hébergée à l’EHPAD et son fils au FAM. Mais celui-ci, schizophrène, n’a pas souhaité s’y installer. Autre demande insatisfaite : celle d’une mère et de ses trois filles handicapées. Malheureusement, il n’était pas prévu d’augmenter la capacité d’accueil du foyer (28 places, plus 3 places temporaires). Compte tenu du faible turn-over dans l’établissement, une entrée des quatre femmes en même temps était impossible. Autre difficulté : sur les trois filles handicapées, seules deux relevaient de l’agrément d’un foyer d’accueil médicalisé.
En cette matinée de juin, une activité tricot rassemble six femmes : cinq viennent de l’établissement d’hébergement et une du foyer d’accueil. Chacune s’affaire sur son ouvrage – l’une tricote une écharpe, l’autre un petit nounours… – tandis que les deux animatrices circulent entre elles. Brigitte Berthier, résidente du FAM, est plus silencieuse que ses voisines. Penchée sur son ouvrage, elle a cependant toute sa place dans le groupe. Car en dépit de la quasi-absence des familles, L’Oustalet préserve sa spécificité : héberger dans un même lieu des personnes âgées dépendantes et des adultes handicapés, deux publics a priori bien distincts. Qu’ils se côtoient, parfois se tolèrent, ou qu’ils partagent des activités communes, ici, ces deux groupes coexistent.
Pour ce faire, l’établissement ne s’est pas contenté de mutualiser l’équipe de coordination, composée de deux médecins (psychiatre et généraliste), d’une psychologue, d’une infirmière coordinatrice, d’un agent d’accueil, d’une assistante de direction et d’une directrice. Il mêle également les résidents au restaurant et lors d’activités et de temps festifs. L’Oustalet dispose ainsi d’un espace Snoezelen. L’infirmière, qui officie auprès des deux publics, les deux moniteurs-éducateurs du foyer et cinq aides médico-psychologiques (AMP) des deux structures ont bénéficié d’une formation pour apprendre à utiliser cet équipement de stimulation multisensorielle. De même, un atelier de peinture animé par des bénévoles d’une association de Plan-d’Orgon réunit chaque semaine quatre résidents du FAM et cinq de l’EHPAD. Le plus souvent, ce sont les premiers qui se rendent chez les seconds, mais l’inverse est aussi vrai : une personne âgée assiste au foyer à la lecture de journaux, une autre y dispute des parties de baby-foot, etc.
Cette cohabitation entre personnes âgées et personnes handicapées vieillissantes n’est toutefois pas toujours aussi simple. Surtout pour les résidents de l’EHPAD, pour lesquels la proximité peut se révéler problématique. « Un certain nombre d’entre eux n’arrivent pas à s’habituer à certaines manifestations liées au handicap : quelqu’un qui bave, qui pousse des cris, cela leur fait peur », observe Laura Feniello, aide-soignante à L’Oustalet. « L’un des résidents du FAM, à la voix grave et forte, répète très fréquemment la même chose. Pour les personnes âgées de l’EHPAD, ce type de comportements est source de stress », poursuit Sandrine Martinez, AMP au foyer. Les réactions sont diverses… « C’est malheureux pour eux, mais nous, on n’est pas obligés de le supporter », s’exclame Mme Réry, 94 ans. « Cela ne nous gêne guère, c’est surtout pour eux que c’est malheureux », tempère de son côté Josette Papa, 88 ans. Andrée Piquet, l’une de ses voisines âgée de 86 ans, poursuit. « Quand on veut, on peut toujours rester tranquille dans sa chambre… » Au début, l’écholalie (répétition involontaire et systématique des derniers mots prononcés par un interlocuteur) ou les tics de certains résidents du foyer ont parfois une dimension inquiétante, mais qui est progressivement dépassée. « Le handicap mental est finalement peu dérangeant pour les personnes âgées parce qu’il ne peut pas leur arriver. A l’inverse, le secteur Alzheimer leur renvoie une image de ce qu’elles pourraient devenir, et c’est très angoissant », nuance Caroline Guillard, directrice de L’Oustalet. Si la confrontation avec les personnes handicapées mentales est parfois difficile pour les personnes âgées, l’inverse n’est pas vrai. La différence d’âge peut sembler faible entre les résidents les plus âgés du foyer (la doyenne a 73 ans) et ceux les moins âgés de l’EHPAD, mais elle reste symboliquement très forte. « Les résidents de l’EHPAD apparaissent, aux yeux de ceux du FAM, un peu comme le reflet de leurs grands-parents. Ils ont beaucoup de respect pour eux, explique Gabrielle Tozzi, AMP au foyer, avant de poursuivre, amusée : “La mamie ne va pas bien”, s’est inquiété l’un de nos résidents, bien qu’il ait à peine dix ans de moins qu’elle. »
Au quotidien, les deux groupes de résidents de L’Oustalet se rencontrent surtout dans l’espace d’accueil. Arrivée à la fin avril au poste d’agent d’accueil, Danielle Bongiovanni est aux premières loges pour observer cet espace de coexistence. « Les personnes de l’EHPAD viennent me voir pour un renseignement ponctuel et s’en vont après le plus souvent, alors que les résidents du FAM ont davantage besoin d’une présence, ils m’accueillent, restent un moment… Quand ils ont une demande, il faut en revanche y répondre tout de suite », précise-t-elle. L’utilisation de la borne juke-box, située dans le hall d’entrée, est commune aux deux publics et, souvent, des échanges se font autour du choix des chansons. Le temps des repas est également l’un de ceux où les deux groupes se côtoient, même si tous les résidents de L’Oustalet ne profitent pas du restaurant. Les résidents de l’unité sécurisée Alzheimer mangent dans leur service, ainsi que ceux d’une des unités du FAM. « Prendre leur repas dans un restaurant avec beaucoup de monde est difficile. Il y a énormément de bruit et cela générerait chez eux une trop grande angoisse », justifie la directrice. Toutefois, au sein du restaurant, les espaces dédiés à chacun des deux publics sont clairement délimités par une barrière végétale. Cette disposition a fait l’objet d’un choix affirmé de la direction. « Il aurait été plus simple d’installer des cloisons fixes, des familles de personnes accueillies à l’EHPAD nous l’ont d’ailleurs demandé. Elles craignaient que, du fait de leurs troubles du comportement, les résidents du foyer puissent être dangereux. Heureusement, ce genre d’inquiétude, liée à la méconnaissance du handicap, se dissipe vite », rassure Caroline Guillard.
Associer ces deux types de structures est aussi une façon d’enrichir l’offre médico-sociale dans la région. Du fait de son agrément, le FAM de L’Oustalet peut accueillir des personnes âgées de plus de 45 ans en situation de handicap mental. Une spécificité très appréciée par l’une des assistantes sociales de l’hôpital psychiatrique de Montperrin, à Aix-en-Provence.
« Dans notre région, on manque cruellement de places pour les personnes handicapées mentales, explique celle-ci. Et à partir de 45 ans, il devient presque impossible d’en trouver car les établissements préfèrent accueillir des personnes plus jeunes, pour lesquelles il sera possible de construire un projet. » Les profils des personnes accueillies au foyer de L’Oustalet sont ainsi très variés : trisomie, AVC successifs, syndromes de Korsakov, etc.
Xavier Auphan, 52 ans, travaillait à mi-temps dans un ESAT à Arles où il « s’occupait de fleurs ». Cette activité devenant trop difficile pour lui, il a été, selon ses propres mots, « licencié »(2). Lui qui ne souhaitait pas « prendre sa retraite » passe beaucoup de temps avec l’ouvrier d’entretien de L’Oustalet. Si son état physique et mental lui garantit une certaine autonomie, ce n’est pas le cas d’autres résidents du FAM. Certains ont longtemps séjourné en hôpitaux psychiatriques : prise de neuroleptiques pendant des décennies, faible suivi médical, notamment dans le domaine bucco-dentaire… Leur état de santé physique et mental est souvent assez dégradé. « La moyenne d’âge au foyer d’accueil est de 57 ans, mais les pathologies rencontrées ressemblent beaucoup à celles de personnes beaucoup plus âgées », souligne Caroline Guillard. Les compétences gériatriques du docteur Paul Chanavas, à la fois médecin coordonnateur de l’EHPAD et médecin traitant des résidents du FAM, sont donc particulièrement appréciées. D’autant que plusieurs personnes accueillies au foyer présentent des symptômes liés à la maladie d’Alzheimer ainsi que des pathologies de désorientation ou des troubles de la mémoire. « Au sein du FAM, je réagis beaucoup plus en gériatre qu’en généraliste car les personnes handicapées mentales vieillissent beaucoup plus vite que les autres », explique le praticien, pour lequel un travail d’information auprès des personnels s’impose. « Il est très difficile de voir quelqu’un de 51 ans présentant des troubles de déglutition, des pneumopathologies de fausse route, qui sont des pathologies de fin de vie, ajoute-t-il. Inéluctablement, ces personnes baissent et nous devons les accompagner. Pour les professionnels qui ont auparavant déjà exercé en EHPAD, c’est plus facile à accepter que pour leurs collègues qui ont fait toute leur carrière en FAM et avaient l’habitude de conduire leurs résidents vers du mieux. »
Maryline Boucher, l’infirmière coordinatrice, possède elle aussi une grande connaissance des deux publics. Elle a en effet travaillé dans un foyer de vie auprès de personnes handicapées mentales et exercé les fonctions d’infirmière coordinatrice à l’ADMR, association d’aide à domicile œuvrant principalement auprès de personnes âgées. « La prévention des escarres, la prise en charge de la douleur sont communes au FAM ou à l’EHPAD », détaille-t-elle. Résidents de l’établissement d’hébergement atteints de la maladie d’Alzheimer et résidents du foyer présentent des points communs dans leur absence de schéma corporel : « Une personne peut crier qu’elle a mal aux dents, bien qu’en réalité la douleur ne soit pas liée à des douleurs dentaires. » Il est donc primordial de travailler avec les bons partenaires : la prise en charge des soins bucco-dentaires est ainsi assurée par le réseau Handi-dents, qui peut aussi s’occuper des patients atteints de la maladie d’Alzheimer.
Du fait de l’amélioration de leur prise en charge médicale, le nombre de personnes handicapées mentales vieillissantes devrait fortement s’accroître au cours des prochaines décennies. « Dans la région PACA, nous sommes le seul lieu alliant foyer d’accueil médicalisé et EHPAD, complète Paul Chanavas. Nous avons été contactés à plusieurs reprises par des structures PHV [personnes handicapées vieillissantes] au sein d’EHPAD, mais elles ne disposent pas des mêmes moyens humains que nous. » Avec ses deux moniteurs-éducateurs, ses dix aides-soignantes et ses neuf aides médico-psychologiques, le foyer d’accueil médicalisé de L’Oustalet dispose en effet, pour 28 résidents, d’un effectif bien plus important que celui de l’EHPAD, qui accueille pourtant 42 personnes et intègre une unité Alzheimer disposant de deux AMP, de dix aides-soignantes et de deux animatrices. Reste à savoir si, dans un contexte d’austérité budgétaire, L’Oustalet pourra faire école.
(1) Résidence L’Oustalet : 123, impasse Jules-Laty – 13750 Plan-d’Orgon – Tél. 04 42 05 74 70.
(2) Dans un ESAT, le licenciement n’est pas autorisé, mais dans certains lieux, du fait des impératifs de rentabilité, des travailleurs handicapés sont parfois poussés vers la sortie avant l’âge de la retraite.