« Les accueils de jour sont les parents pauvres de l’action sociale. Pourtant l’activité qui s’y déploie au service de ceux qui se trouvent relégués dans les marges mériterait beaucoup plus de considération et de soutien ! Ces lieux d’accueil de la détresse, véritables baromètres des situations de précarité sociale d’un bassin de vie, constituent en effet le premier maillon des services de l’action sociale.
Depuis sa création en 1984, l’accueil de jour de l’association le Relais orléanais a pour base un restaurant social. Son originalité est de reposer sur la coopération de salariés et de bénévoles, ce qui permet de combiner l’approche finalisée et institutionnelle des premiers et les apports des compétences professionnelles variées des seconds. Tous soutiennent la participation effective des personnes accueillies, répondant ainsi à leur demande légitime d’avoir une utilité sociale. Il s’agit, par cette “ambiance coopérative”, de permettre à ces personnes, qui souffrent aussi de précarité relationnelle, de raccrocher avec la société.
Mais s’il faut faire face collectivement aux nécessités de la survie de chacun, il importe éventuellement aussi d’offrir, avec prudence, la possibilité d’une nouvelle bifurcation dans sa vie, en tenant compte du fait qu’être en situation de précarité et sans résidence stable résulte, pour chacun, d’une rupture existentielle personnelle. Lieu ouvert dans la ville, l’accueil de jour orléanais propose donc à des personnes en risque d’exclusion, a minima, un répit sans condition et des repas, qui pourront être une base pour une reprise d’existence.
Pour certains, la discontinuité vécue peut être source de perte d’espoir, d’errance, de désarroi, d’une dépersonnalisation souvent utilisée comme défense contre l’insupportable de ne plus être en prise sur une réalité sociale qui garantisse des inscriptions personnelles avec des droits et des devoirs : travail, logement, participation à une collectivité, à une vie sociale.
Il y a paradoxalement pour les personnes accueillies un manque d’aliénation sociale, un manque de contrainte structurante et une absence de perspective du fait des exigences légales qui empêchent ou reportent sans cesse à plus tard toute demande de devenir membre d’une société incluant chacun dans un registre de concitoyenneté. Etre citoyen du monde ne suffit pas à pouvoir trouver une place dans des territoires administratifs nationaux où le “Droit” fonde l’appartenance reconnue à la civilité commune.
C’est à ce niveau qu’une approche institutionnelle est indispensable pour qu’au-delà de cet accroc qui rompt le tissu existentiel personnel, une reprise soit possible. Il importe que chacun puisse de nouveau s’inscrire dans un processus d’institutionnalisation accueillant les bribes d’histoires résultant des ruptures de continuité que son exil ou sa dérive ont produites. Pour cela, l’outil essentiel est la création d’événements partagés pour qu’une vie quotidienne prenne forme.
La vie à la rue oblige de nombreuses personnes à utiliser des produits psychoactifs permettant de s’anesthésier ou de se faire éprouver la perte des limites du corps et du monde qui résulte de l’ivresse, jusqu’à rendre difficile de se tenir éveillé ou debout et de demeurer en contact avec autrui. Parfois, l’auto-exclusion peut prendre l’apparence d’une conduite d’ordalie. Cette mise en danger de soi requiert qu’autrui ne se montre pas impassible, mais aille vers la personne pour l’inciter à reprendre confiance dans l’humanité commune.
Le Relais orléanais a trente ans et son histoire a déjà accueilli nombre d’histoires singulières déchirées par les ruptures existentielles. Beaucoup de ces histoires sont oubliées, mais inscrites dans le lieu, inscrites aussi dans le corps de ceux qui sont là au travail depuis trente ans. Leur mémoire, qu’ils soient salariés ou bénévoles, est habitée par ces vécus souvent intenses auxquels ils ont été confrontés. Ces inscriptions sont aussi écrites dans les documents adressés aux administrations et aux financeurs qui ne peuvent les lire autrement que grossièrement : chiffres, pourcentages, évaluations, etc.
Mais la transformation de ces données quantitatives en qualité intensive(1), utile sur le plan psychique, ne peut s’éprouver que dans les situations de partage où toutes ces sous-jacences inscrites dans le tissu commun tissé au fil du temps permettent d’accueillir les nouveaux venus dans leur complexité humaine, inaccessible par les logiques des normes ou des protocoles.
Il ne s’agit pas d’accompagner des bénéficiaires comme le proposerait l’économie restreinte du marché productif. Nous sommes là dans le registre de l’économie générale, au sens de Georges Bataille(2), qui concerne les processus d’humanisation des hommes en société. Il s’agit bien d’un chemin qui se fait en marchant, d’un compagnonnage qui crée la valeur humaine de l’existence de tout un chacun.
La “Rencontre” est rare, mais quand elle se produit, l’un et l’autre, les uns et les autres s’en trouvent modifiés, du nouveau s’inscrit dans l’existence pour chacun. Tous croissent en humanité, en expérience, chacun s’en trouve touché, ouvert à autrui et au monde. Il ne s’agit pas d’une logique hiérarchique ou d’accompagnement des uns par les autres, mais d’un cheminement partagé, d’un compagnonnage qui convertit le milieu naturel en monde. L’homme, dit François Tosquelles(3), ne vit pas dans une logique animale qui confronte à l’alternative s’adapter ou périr : “Il construit avec les autres hommes un monde dans lequel il ‘se fera homme’.”
C’est pour cette raison sans doute que le Relais orléanais a institué dans son mouvement créatif des activités diversifiant les modes de coprésence, de coexistence dans ses murs (concerts, discussions, jeux, participation à la préparation des repas, services, entraides diverses, etc.), mais aussi dans la cité (activités culturelles nombreuses, grâce à Culture du cœur et d’autres opportunités : promenades, musique, bricolages, visites, travaux divers, etc.)
Une double articulation s’ébauche, celle de l’établissement et celle qui donne la possibilité d’instituer ces activités apparemment extérieures aux prestations sociales officiellement offertes dans les buts initiaux de l’association. Au-delà des besoins élémentaires, cette invention institutionnelle accueille les idées, les suggestions, les désirs exprimés ou non par ceux qui sont appelés “usagers de l’établissement”, leurs compétences, leurs savoirs, leur expérience, leur culture, leur force au-delà de leur épuisement. De la même manière, ceux qui y travaillent comme salariés ou bénévoles y apportent leur désir de partage, leurs envies, leurs souhaits, leurs propositions. Par cette possibilisation(4) de mise en œuvre collective denombreuses initiatives personnelles – quelquefois au-delà des horaires officiels –, tous créent un monde commun qui n’existerait pas sans leur création active. Ils le rendent habitable car ce processus d’institutionnalisation instaure une vie quotidienne où les événements permettent de construire une temporalité moins restreinte à l’immédiateté de la survie. Le temps vécu intègre désormais des dimensions cycliques, des projets et s’ouvre à l’avenir en prenant appui sur le passé, retissant la béance que la rupture de vie avait creusée dans le tissu existentiel personnel.
Ainsi, retrouver le sens de l’existence vaut pour chacun des accueillis ou accueillants : l’exercice commun d’une fonction d’accueil généralisée sensible et ouverte à autrui permet à l’expression la plus singulière de chacun, son désir, de s’inscrire dans un champ collectif qui est l’humus de leur humanisation mutuelle. »
Contacts :
(1) Deuil et mélancolie – Sigmund Freud – Petite bibliothèque Payot, 2011.
(2) La part maudite – Les éditions de Minuit, 1967.
(3) Le travail thérapeutique en psychiatrie – Ed. érès, 2009.
(4) Penser l’homme et la folie – Henri Maldiney – Ed. Jérôme Million, 1991.