Par hasard. En 2012, j’ai vu un dépliant proposant de devenir assesseur dans les commissions de discipline en prison. Il m’a semblé que ce pouvait être une expérience intéressante. En tant que journaliste couvrant la justice, j’avais déjà visité des établissements pénitentiaires, mais toujours de façon extrêmement encadrée. Comme assesseur, j’allais pouvoir entrer au cœur de cet univers pénitentiaire que je connaissais mal. J’ai donc fait acte de candidature auprès du tribunal de grande instance d’Agen. Après un entretien avec le juge et une enquête de moralité, j’ai reçu une habilitation et, dès la semaine suivante, en octobre 2012, j’ai été appelée pour siéger à une première commission.
C’est la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 qui a institué cette fonction. Cette réforme a eu du mal à se mettre en place, car elle n’a fait l’objet que de très peu de publicité. La commission de discipline est composée du chef d’établissement, d’un assesseur surveillant et d’un assesseur extérieur. Ces derniers n’ont qu’une voix consultative, la décision finale étant prise par le directeur. Il n’y a pas de magistrats professionnels, même si, pour la chancellerie, il s’agit bien de tribunaux. La commission a pour mission de statuer sur des infractions au règlement intérieur de la prison, classées en fonction de leur degré de gravité. Elle voit donc passer tous les cas, graves ou non. Par exemple, un détenu qui se rend coupable de coups et blessures sur un autre détenu fera l’objet d’une comparution immédiate au tribunal avec, le cas échéant, une nouvelle peine. Mais il passera aussi devant la commission qui lui infligera une sanction administrative. Ces sanctions vont de la relaxe jusqu’à trente jours de mise à l’isolement – le « mitard » –, en passant par l’interdiction de cantine, la privation d’activités ou la suppression du parloir sans dispositif de séparation. Les détenus ont trois semaines pour faire appel auprès de la direction interrégionale de l’administration pénitentiaire. En dernier recours, ils peuvent saisir le tribunal administratif. Selon les chiffres de la chancellerie, l’année dernière, 54 299 sanctions ont été prononcées par les commissions disciplinaires. Ce chiffre est en diminution, mais c’est surtout parce que les surveillants sont dépassés par le nombre des infractions. En outre, les commissions se réunissent moins souvent, en raison de la baisse de moyens dont souffrent les établissements.
C’est une pratique que j’ai découverte à la prison d’Agen, qui est un vieil établissement datant de 1865. Le principe est simple : un détenu passe une commande – du tabac, de l’alcool, un portable, etc. – à un proche lors du parloir ou en criant de sa cellule vers la rue. Cette commande est lancée de l’extérieur sur les filets de protection disposés au-dessus des cours de promenade. Il ne reste plus au détenu qu’à décrocher son colis avec un yoyo, un fil doté d’un crochet qui va lui permettre de casser quelques mailles du filet pour récupérer son colis. Cette pratique, évidemment interdite, est tellement répandue que la prison d’Agen a dû changer ses filets pour un coût total de 300 000 €. Le résultat est que beaucoup de marchandises, illicites ou non, circulent à Agen comme dans toutes les prisons françaises. Aux Baumettes, à Marseille, 900 téléphones portables sont ainsi saisis chaque année. Et à Agen, 181 mobiles ont été saisis en 2012, sans compter ceux que l’on n’a pas trouvés. Selon les surveillants, ce chiffre pourrait être multiplié par deux.
On adapte le règlement à la personne et à son comportement. Pour une première infraction, c’est souvent du sursis. Mais lors d’un énième passage en commission, les sursis tombent et on rajoute une période de mitard. Ces décisions ont un véritable poids car, lorsque nous condamnons un détenu pour une infraction grave, le juge d’application des peines est tenu au courant et peut alourdir la sanction en supprimant une réduction de peine, des permissions de sortie ou un aménagement de peine.
A l’évidence, il y a beaucoup de récidive, notamment en termes de consommation d’alcool et de stupéfiants, mais ce système permet de maintenir une certaine paix sociale, même si mettre provisoirement à l’écart des fauteurs de troubles ne règle rien sur le fond. Les commissions sont en permanence en équilibre entre le respect du règlement et une sorte de Realpolitik de la vie en détention. Malheureusement, c’est de plus en plus difficile car le climat tend à se dégrader. En mai dernier, l’USAP (le syndicat majoritaire auprès du personnel pénitentiaire) a estimé qu’il était urgent de revoir la politique pénitentiaire dans son ensemble. Il a même parlé de « bombe à retardement ». Cette situation est pour partie liée à la surpopulation carcérale, mais c’est aussi la conséquence de la présence en prison d’une jeunesse bouillonnante, très vindicative et difficile à gérer.
A Agen, elle se réunit dans une petite pièce. Ses membres siègent sur une estrade avec, face à eux, le détenu accompagné, le cas échéant, de son avocat. L’une des difficultés est qu’une partie de la population carcérale est très atteinte psychiquement. Certains détenus ne comprennent pas ce qu’on leur reproche ni la sanction qu’on leur inflige. Ils sont parfois sous camisole chimique, en décalage total. Autrement, dans la très grande majorité des cas, il n’y a pas de difficultés particulières. J’ai assisté à quelques épisodes violents, mais c’est exceptionnel. Certains détenus craquent à l’idée de retourner au mitard alors que, paradoxalement, d’autres ne souhaitent pas en sortir. Il est vrai que, pour certains, c’est une façon de ne plus subir la promiscuité, les caïds et la violence des autres prisonniers. Ces commissions sont aussi une chance pour les détenus qui peuvent s’expliquer face à face avec le directeur d’établissement. Ils en profitent d’ailleurs souvent pour poser des questions ou faire passer un message.
Je reconnais que j’avais des idées préconçues sur le personnel pénitentiaire. Pour moi, c’était des gens assez frustes et peu sympathiques. J’ai vu exactement le contraire : des gens très humains qui prennent du temps pour écouter les détenus. Et ce n’est pas particulier à Agen. La population des surveillants tourne et la plupart viennent de grands établissements pénitentiaires. Lorsque je leur ai demandé s’ils avaient changé de comportement en arrivant dans cette prison de taille plus « familiale » (elle accueille environ 150 détenus), ils m’ont tous affirmé que ce n’était pas le cas. D’une façon générale, j’ai été très bien accueillie par le directeur et par les surveillants, qui semblaient soulagés de voir que la prison s’ouvrait un peu sur l’extérieur.
Si j’avais eu le sentiment d’être là comme un gadget, je ne serais pas restée. C’est le directeur qui a la main pour décider de la sanction finale, mais il y a un véritable délibéré en dehors de la présence du détenu, et nous ne sommes pas toujours d’accord. Les surveillants et le directeur ne sont d’ailleurs pas nécessairement les plus sévères. Je suis plutôt clémente sur les infractions concernant les portables, mais pas pour les coups, les insultes et les menaces. Si l’on commence à banaliser ce type de comportement, la vie en prison devient vite ingérable. Ce n’est pas parce qu’on est détenu que l’on peut faire n’importe quoi.
Bien sûr, car la prison ne règle rien, elle aggrave même plutôt les choses. Malheureusement, il risque fort de n’y avoir que très peu de moyens pour accompagner cette réforme. C’est Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, qui l’a pointé du doigt lors de la discussion du texte à l’Assemblée nationale. Les députés peuvent voter de belles lois, s’il n’y a pas les moyens nécessaires, notamment en termes de postes de conseillers d’insertion et de probation, ça ne marchera pas.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Ancienne journaliste, Hélène Erlingsen-Creste, est docteur en sciences politiques et diplômée de la session nationale de l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI). Depuis 2012, elle est assesseur en commission de discipline à la maison d’arrêt d’Agen. Elle publie L’abîme carcéral. Une femme au sein des commissions disciplinaires (Ed. Max Milo, 2014).