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Les impensés de la réforme territoriale

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La suppression des départements n’est justifiée ni sur le plan de l’amélioration du service public, ni sur le plan économique. Selon l’option choisie – recentralisation à la région ou transfert aux intercommunalités ou aux pays –, elle risque d’aboutir à une action sociale déconnectée du terrain ou dépendante de « baronnies locales ». Plutôt qu’une simplification à l’aveugle, mieux vaut adapter l’organisation actuelle, plaide Pierre Terrasson, directeur de l’Association d’entraide multiple à Mirambeau (Charente-Maritime).

« Si l’on en croit les tenants de la nouvelle réforme territoriale à venir(1), l’objectif premier semble être de répondre à un souhait populaire (populiste ?) de réduction des échelons administratifs de notre pays avec le but déclamé de faire de substantielles économies. La précédente majorité s’était attelée au travail et l’actuelle semble vouloir l’achever. Or, si l’on regarde d’un peu plus près, et au-delà de l’effet d’annonce, on s’aperçoit que cette réforme n’est pas aussi simple à mettre en œuvre qu’on pourrait le supposer, qu’elle aura des effets induits assez mal anticipés à ce jour et surtout qu’elle ne sera pas génératrice d’économie d’argent public.

En premier lieu, la genèse de cette décision est à chercher dans une méconnaissance profonde de la part des électeurs de l’utilité d’un département, ou plutôt d’un conseil général auquel il ne se substitue pas. Cette méconnaissance, qui se traduit dans les faits par des taux de participation des citoyens aux élections cantonales parmi les plus bas, non loin de celui qui est constaté aux élections européennes, est le signe d’un rejet d’un échelon de proximité qui a, pour le coup, un impact réel sur le quotidien des Français.

Cependant, il faut se souvenir que, dans les temps qui ont suivi la décentralisation jusqu’à la fin des années 1980, on a assisté à un gaspillage financier sans précédent qui trouva des échos dans la presse satirique de l’époque, dans laquelle par exemple un classement des “meilleurs voyages d’étude” était publié et qui démontrait que les élus, toutes tendances confondues, s’octroyaient des vacances somptueuses sur les budgets départementaux. La naissance, ou plutôt la montée en puissance, des conseils généraux a donc, dans l’esprit des électeurs de l’époque, incarné la gabegie financière, alors que les enjeux étaient primordiaux. Le mal était fait et jamais les élections cantonales n’ont pu se départir de l’image tenace d’une inutilité supposée… Ainsi, les conseils généraux, dont les pratiques sont heureusement devenues vertueuses, souffrent encore de nos jours d’une tare originelle.

Si l’on en revient à la nouvelle réforme, la volonté politique affichée est de casser une dynamique en vidant de sa substance une assemblée territoriale peu investie. Or cette assemblée est en charge de l’organisation d’un certain nombre de compétences, dont par exemple l’action sociale, qui correspond grosso modo à la moitié des budgets des conseils généraux. Cette action sociale transférée de l’Etat vers les départements en 1983 est mise en œuvre par une kyrielle de fonctionnaires issus des anciens services déconcentrés et renforcés par de nouveaux entrants qui constituent une troisième catégorie de la fonction publique : la fonction publique territoriale, dont il y aurait par ailleurs beaucoup à dire quant aux modes de nomination et de titularisation.

Bref, ce corps de fonctionnaires génère à lui seul des frais de fonctionnement importants du fait du statut même de la fonction publique et le fait de dépouiller les conseils généraux de leurs compétences principales ne produira en aucun cas les économies escomptées en termes de réduction du personnel, d’autant plus que la mise en œuvre quotidienne des compétences implique nécessairement l’existence de professionnels pour les faire vivre.

Moins de proximité…

La répartition des nouvelles compétences n’est à ce jour pas tranchée et deux options semblent se dessiner : une recentralisation au plan régional ou une parcellarisation des actions au profit des communautés de communes ou des pays.

Regardons maintenant les effets pos­sibles de ces deux modèles : concernant le premier cas de figure, l’action sociale est dévolue aux régions, dont il est prévu la réduction du nombre, donc l’accroissement des territoires. On assistera alors à un transfert d’une action de proximité qui s’éloignera de la prise en compte des besoins locaux, les régions artificiellement construites devenant très éloignées des besoins “naturels” des territoires. Le risque principal est alors constitué par un manque d’ajustement de l’offre par rapport aux besoins et par une inertie “pathologique” de la prise de décision, à l’identique de ce que l’on constate en regardant fonctionner les agences régionales de santé. On remarquera la démultiplication des expertises, des diagnostics, des études diverses censées guider les décisions à prendre, mais qui ne produiront que leur propre synthèse et ne déboucheront que très tardivement – dans le meilleur des cas – à des actions souvent déconnectées d’une réalité mal décryptée. Le développement des actions n’en sera pas optimisé et le sentiment qui prévaudra, et sur lequel risquent de s’appuyer les techniciens, sera celui d’une grosse machine déconnectée d’un réel complexe, incapable de produire de la pertinence. Le risque est grand, dans ce cas, de voir se renforcer un filtre qui alimentera un peu plus la défection des électeurs.

Sur le plan des fonctionnaires, il y a fort à parier que non seulement leur nombre ne va pas diminuer, mais qu’il ne pourra que croître au regard de la création des directions générales régionales qui superviseront sans doute les actuelles organisations départementales. Il y aura quelques transferts de personnels à l’échelon supérieur, mais également des créations de postes hiérarchiques supplémentaires. On ne pourra que constater un accroissement du coût total de fonctionnement ainsi qu’une diminution de la performance et de l’offre de service.

… Ou plus de clientélisme ?

Si l’on retient maintenant la seconde option, celle d’une répartition de l’offre de service à un plus petit échelon, le pays, il conviendra, dans un premier temps, de renforcer l’assise juridique et réglementaire de cette entité en la dotant du statut de collectivité territoriale à fiscalité propre. Se posera immédiatement la question de la place de la représentativité populaire : qui pilote et en fonction de quelle légitimité ? A partir de là, la porte est ouverte aux jeux politiques locaux, aux stratégies et aux influences des élus de proximité qui comprendront bien vite la plus-value électorale du pilotage de l’action sociale. De ce fait, la boîte de Pandore, actuellement déjà mal verrouillée, s’ouvrira en grand avec un développement constant et rapide d’une forme de clientélisme qui taira son nom, mais qui se traduira dans les faits par une emprise accrue des élus locaux avec le risque de faire passer l’intérêt général au second plan. De ce fait, la question de l’égalité des citoyens face aux services publics deviendra centrale avec la démultiplication des initiatives locales dans une logique “concurrentielle” qui renforcera l’illisibilité globale des dispositifs.

Sur le plan du nombre de fonctionnaires, il n’y a qu’à constater l’augmentation anarchique des postes au sein des intercommunalités pour comprendre que, là encore, des décideurs seront tentés de placer à des postes clefs des agents nombreux et disciplinés dont la marge de manœuvre et les initiatives seront évaluées à l’aune de leur proximité avec les élus.

De fait, cette solution risque à terme de transformer durablement notre pays en une somme de “baronnies” avec à leur tête des personnages dont le rayonnement et l’influence seront assis sur une réponse démagogique et instrumentalisée aux besoins sociaux.

Là encore, les questions budgétaires et de contrôle de l’effectivité se feront face et les assemblées délibérantes, juridiquement responsables (et non encore créées par la loi), auront besoin d’être surveillées par des chambres régionales des comptes dont il conviendra de renforcer les effectifs et auxquelles, surtout, il faudra permettre enfin d’initier des procédures devant les tribunaux administratifs en se passant de la tutelle préfectorale.

Ce choix de répartir les prérogatives des conseils généraux placera de fait les fonctionnaires territoriaux dans un conflit de légitimité entre la décision politique et l’intérêt général, et il y a fort à parier que l’on connaîtra autant de déclinaisons à ce conflit qu’il y aura d’entités territoriales.

Dans tous les cas se posera la question de la prise de décision autour de la régulation de l’offre de service : quelle commission ad hoc sera instituée, à quel échelon et constituée par qui ? Verrons-nous perdurer le système actuel de l’appel d’offres ou sera-t-il supprimé au profit d’un fonctionnement sur le modèle des anciens comités régionaux de l’organisation sociale et médico-sociale à petite échelle ? Les questions restent posées à ce jour et demeurent sans réponses, pas plus que ne sont anticipées les légitimes inquiétudes des personnels des conseils généraux qui ne savent pas encore quel sera leur avenir professionnel à l’horizon 2015.

Trente années d’acquis

L’organisation actuelle, perfectible, qui a trouvé un rythme de croisière et l’échelon départemental auquel semblent demeurer attachés malgré tout les Français devraient être préservés et adaptés aux nouveaux enjeux. Il convient de veiller à ne pas rompre avec une tradition ancienne d’une trentaine d’années pour satisfaire une légitimité discutable qui consiste à déplacer les centres de gravité avec tous les risques que cela suppose.

Les conseils généraux devraient garder leurs compétences et les régions les leurs, et ce n’est pas en inventant des “Länder à la française”, pas plus qu’en créant une multitude de petits fiefs, que nos problèmes économiques et sociaux seront magiquement réglés. »

Contact : aem-mirambeau@wanadoo.fr

Notes

(1) Le premier projet de loi, qui notamment arrête la nouvelle carte des régions, a été voté en première lecture le 23 juillet dernier et son examen devrait reprendre en octobre. Le second sur la nouvelle organisation territoriale de la République renforce les compétences des régions et des intercommunalités dans l’optique de faire disparaître les conseils généraux à l’horizon 2020.

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