Recevoir la newsletter

« La question de la fraude sociale émerge en lien avec des transformations structurelles de l’Etat-providence »

Article réservé aux abonnés

En appelant récemment à un contrôle accru des demandeurs d’emploi, le ministre du Travail, François Rebsamen, s’est attiré de vives critiques. Reste que cette question est loin d’être nouvelle. Inscrite depuis les années 1990 à l’agenda politique, elle est l’un des angles d’attaque de l’Etat-providence, analyse Vincent Dubois, sociologue et politiste.

Le ministre du Travail a provoqué un tollé en annonçant son intention de renforcer le contrôle des demandeurs d’emploi(1). Faut-il y voir le retour de l’éternelle figure du « pauvre paresseux » ?

La suspicion à l’égard de ceux qu’on appelait les « pauvres valides » au XIXe siècle resurgit périodiquement, mais elle s’était progressivement estompée avec le déploiement progressif de l’Etat-providence, surtout après la Seconde Guerre mondiale dans un contexte économique clément. Alors que le chômage atteint des niveaux record, certains responsables sont tentés d’imputer une part de la responsabilité du chômage aux chômeurs eux-mêmes. Comme si l’augmentation du chômage était moins le résultat de problèmes macro-économiques et structurels que de l’agrégation des comportements individuels de chômeurs qui préféreraient ne pas travailler…

Le contrôle des chômeurs n’a rien de nouveau…

Il existe en réalité depuis que l’indemnisation du chômage a été instituée, et s’est renforcé depuis une dizaine d’années. Simplement, après la création de Pôle emploi, il n’existait plus de service spécifiquement dévolu au contrôle de la recherche d’emploi. Cette mission, assurée auparavant par les services de la direction du travail, a été confiée aux conseillers de Pôle emploi. Ce qui est actuellement à l’étude, c’est une respécialisation de cette fonction de contrôle. Le ministre a moins annoncé de nouvelles initiatives qu’énoncé ce qui était déjà en train de se faire. Mais ses propos sont intervenus peu de temps après l’annonce de mauvais chiffres du chômage ainsi que des déclarations critiques à l’égard des 35 heures ou encore la réouverture de la question du travail du dimanche… Dans un tel contexte, évoquer la nécessité de renforcer le contrôle des chômeurs, qui a été une thématique très présente au cours du quinquennat précédent, a pu symboliser involontairement la reprise d’orientations qui étaient celles de Nicolas Sarkozy. C’est sans doute cela qui a suscité des réactions aussi fortes, à gauche et dans le milieu syndical.

Le regard de plus en plus suspicieux des Français sur les fraudeurs est-il le reflet d’un certain discours politique et médiatique ?

Des propos, relayés et répétés de façon extrêmement insistante, finissent en effet par accréditer dans les esprits l’idée d’une fraude importante. En retour, les pouvoirs publics s’appuient sur des sondages qui montrent que « les Français veulent plus de contrôle ». Il y a là un effet de cercle, le discours politique alimentant les représentations de la pauvreté dans la population qui, en retour, légitime ces prises de position politiques. Tout cela dans un contexte social et économique très tendu qui peut attiser le ressentiment, notamment du côté de ceux qui ont des salaires modestes, à l’égard de ceux qu’ils perçoivent comme des « profiteurs » ou des « fainéants ».

A quand remonte l’officialisation du « problème » de la fraude sociale ?

Le mouvement de fond visant à établir des systèmes de contrôle plus organisés et rigoureux s’est amorcé dès la seconde moitié des années 1990. La question de la fraude sociale émerge en lien avec des transformations structurelles de l’Etat-providence qui dépassent largement l’effet des prises de position politiques. On observe néanmoins des moments d’accélération dans des contextes politiques particuliers, et l’année 1995 en est un. Avant cette date, la question du contrôle des chômeurs ne mobilisait pas vraiment les médias ni les responsables politiques. Elle est arrivée sur le devant de la scène avec le lancement de la première enquête parlementaire sur ce qu’on appelait à l’époque les « pratiques abusives ». Ce rapport marque le fait qu’un gouvernement prenne à son compte le problème de la fraude. Alors que le candidat à la présidentielle Jacques Chirac avait fait une partie de sa campagne sur le thème de la fracture sociale et de la réduction des impôts, il s’est avéré très vite que le gouvernement d’Alain Juppé ne pourrait pas tenir ces promesses de réduction fiscale. Ce revirement a été rendu plus acceptable par toute une série de mesures visant à garantir aux contribuables que leur argent était bien dépensé. Parmi celles-ci, l’inscription de la question de la fraude à l’agenda gouvernemental. Reste que les outils de contrôle n’ont été mis en place que très progressivement, sous de multiples influences – dont celle, par exemple, de la Cour des comptes via la certification des comptes de la sécurité sociale… Le début des années 2000 a été une autre période importante, avec le développement d’une politique de contrôle au sein des organismes de protection sociale ainsi que la mise en place d’un système de sanctions pour les chômeurs jugés insuffisamment actifs dans leur recherche d’emploi. Mais c’est sans doute le quinquennat de Nicolas Sarkozy qui, de ce point de vue, a été la période la plus intense, des déclarations politiques sur le « cancer de l’assistanat » à la mise en place d’une délégation nationale contre la fraude, en passant par la mise en place de dispositifs d’accès aux données et de croisement d’informations d’une ampleur jamais atteinte auparavant.

Tous les rapports s’accordent à reconnaître l’ampleur limitée de cette fraude. S’il n’est pas financier, de quelle nature est le problème ?

Les évaluations, qui sont extrêmement difficiles à établir, tendent en effet à montrer que la fraude aux prestations sociales est beaucoup moins importante que la fraude fiscale ou le travail non déclaré. En proportion des sommes dépensées, son importance est toute relative, mais l’aspect financier n’est pas négligeable en valeur absolue. Les politiques de contrôle sont aussi une manière de relégitimer ces organismes, qui sont régulièrement critiqués pour leur manque de rigueur, voire leur laxisme. La figure des « profiteurs » a été mobilisée comme l’un des symboles des « effets pervers » de l’Etat-providence en termes de dépenses inconsidérées et de désincitation au travail, voire comme un encouragement à des comportements moralement répréhensibles. Des individus se complairaient dans l’assistance tout en étant les victimes d’un système qui prétend les protéger mais les maintiendrait en réalité dans la pauvreté au lieu de les en sortir… Les dispositifs de contrôle rendent en outre l’existence des allocataires « moins confortable » pour « leur faire préférer le travail à l’assistance », comme le dit l’OCDE. Le contrôle peut ainsi être vu comme le versant coercitif des politiques dites du « workfare », associant l’aide sociale à un impératif de retour à l’emploi.

Peut-on se focaliser sur les « profiteurs » quand on sait que les taux de non-recours aux prestations sont importants ?

La thématique du non-recours est en effet beaucoup moins portée politiquement que celle de la fraude. Pourtant, le non-recours représente un volume financier bien plus important que les abus et les fraudes. Cela va à l’encontre de la pensée dominante qui voudrait que les bénéficiaires d’allocations calculent en termes de coûts/avantages, en essayant de maximiser leurs profits. Le phénomène du non-recours ne se situe pas dans ce modèle totalement rationnel. Ne pas demander une prestation à laquelle on pourrait avoir droit est contraire à la notion de maximisation des avantages qui est à la base du raisonnement de l’économie standard. Les outils de contrôle sont prioritairement conçus dans le but d’identifier des sommes indûment versées, mais ils conduisent aussi à identifier des sommes non perçues à tort. Des outils similaires pourraient tout à fait être mobilisés dans le but d’identifier les allocataires potentiels qui ne perçoivent pas, ou pas pleinement, les prestations auxquelles ils ont droit. Mais cela induirait une augmentation des dépenses sociales, qu’il s’agit précisément de réduire…

On reparle aussi des emplois non pourvus…

C’est l’un des éléments grâce auxquels on entend prouver que s’il y a du chômage, c’est en partie à cause des chômeurs qui rechignent à reprendre un emploi. En réalité, si l’on observe les enquêtes sur le sujet, on s’aperçoit que c’est beaucoup plus compliqué. Il y a une espèce de magie rhétorique du chiffre et de la fausse simplicité qui consiste à mettre en regard le nombre de chômeurs et celui de ce qu’on appelle les « emplois non pourvus ». Mais s’il existe bel et bien des difficultés pour trouver de la main-d’œuvre dans certains secteurs, l’équation entre ces chiffres est simpliste et trompeuse.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue et politiste Vincent Dubois est professeur à l’université de Strasbourg, où il est membre de l’Institut d’études politiques et de l’unité mixte de recherche SAGE (CNRS).

Il est notamment l’auteur de La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère (Ed. Economica, 2010).

Notes

(1) Voir ASH n° 2873 du 5-09-14, p. 12.

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur