Taille de pierre, coups de pelle, tassage de sable, gâchage de mortier… Les 13 agents du chantier d’insertion du Syndicat mixte des gorges du Gardon(1) s’affairent. Cela fait quelques semaines qu’ils ont commencé la construction d’une lavogne, sorte de bassin artificiel qui servira d’abreuvoir aux troupeaux de brebis circulant sur le camp des Garrigues, situé à proximité du village de Poulx (Gard) et devenu un terrain militaire depuis la Seconde Guerre mondiale. Par moments, le bruit est assourdissant. Magali Bauza, la chef de chantier, passe d’un ouvrier à l’autre pour donner des consignes. Il y a quelques mois encore, ces agents – pour la plupart, des personnes orientées par un référent RSA (revenu de solidarité active) ou un assistant de service social – n’avaient jamais réalisé de travaux de maçonnerie. Aujourd’hui, leur revient la tâche de restaurer le patrimoine en pierre sèche des paysages des gorges du Gardon.
Le syndicat mixte développe depuis 2007 les activités du chantier « Grand Site »(2). « Les salariés signent un contrat de six mois renouvelable une fois et entrent dans le dispositif début septembre pour les uns, début janvier pour les autres, avec des contrats de 26 heures par semaine subventionnés par l’Etat et le conseil général », explique Christophe Cavard, président du syndicat mixte et député (EELV) du Gard. Alors même que le public qui travaille sur le chantier est souvent au chômage de longue durée, cet ancien éducateur spécialisé se félicite du taux de « sorties positives » (retour à l’emploi de transition ou durable, entrée en formation) de près de 45 %, quand la moyenne nationale pour les ateliers et chantiers d’insertion (ACI) dépasse à peine 38 % (chiffres 2008 du réseau Coorace). « Il faut dire qu’on offre du travail sur un chantier valorisant. Ce qu’ils sont en train de faire, une fois qu’ils auront terminé, est une œuvre qui restera dans le temps et qu’ils pourront montrer à leurs proches. La fierté de participer à la mise en valeur de ces sites les rebooste. Mais la réinsertion tient aussi beaucoup à l’accompagnement social très individualisé. »
Cet accompagnement est réalisé sur site par Joëlle Gauchard. Agent de développement territorial, cette salariée de la Fédération des foyers ruraux, avec laquelle le syndicat mixte a passé une convention, fait fonction de conseillère en économie sociale et familiale (CESF). Tous les jeudis, elle dresse sa table pliante sur le chantier, à quelques mètres de la meuleuse, pour recevoir les agents un par un. Elle installe des annuaires et ses épais dossiers. « Pas d’ordinateur, car il n’y a pas de connexion Internet sur le site. » Lyndsay C.(3) apprécie : « On se sent plus à l’aise que dans un bureau, c’est moins impressionnant. Et il n’y a pas de risque d’oublier ou d’arriver en retard à son rendez-vous ! » La jeune femme est entrée dans le dispositif il y a quelques mois. Elle n’a jamais exercé que des travaux saisonniers dans le milieu agricole et peinait à sortir du cercle vicieux Pôle emploi-RSA-travail. Sur le chantier, on lui a confié des tâches de maçonnerie. Les premiers mois, la travailleuse sociale lui a permis de mettre à plat sa situation sociale. Il lui faut d’abord aider les salariés à résoudre d’éventuels problèmes administratifs et juridiques, à trouver un logement stable si nécessaire ou à apurer des dettes, « pour que ces problématiques ne soient pas des freins à la reprise d’un travail ». Une fois ces aspects régularisés, elle peut les accompagner dans l’élaboration de leur projet professionnel. « A aucun moment, nous ne faisons espérer à ces agents qu’ils trouveront un emploi sur des chantiers de pierre sèche. Et ce n’est pas le but. D’ailleurs, peu d’entre eux ont envie de devenir maçon. Notre ambition est surtout que, à la sortie du dispositif, ils aient retrouvé la forme, la force, l’envie et la possibilité de retrouver un emploi. »
Pour les aider à s’orienter, Joëlle Gauchard ne se fonde pas sur leurs diplômes mais sur leurs compétences et leurs envies, assure-t-elle. Même si celles-ci ne correspondent pas à la réalité. « Je pense à une personne qui me disait vouloir devenir aide médico-psychologique. Jusqu’au jour où je lui ai proposé de faire une immersion en institut médico-éducatif. A son retour, elle a compris que ce métier n’était pas fait pour elle et nous avons travaillé sur un projet d’auxiliaire de vie sociale. » Une autre jeune femme actuellement sur le chantier ambitionnait d’ouvrir une rôtisserie ambulante. Son projet était bien avancé, mais ne semblait pas viable financièrement. Le regard extérieur de la CESF lui a permis de se réorienter. Désormais, elle est prête à reprendre l’entreprise familiale de vente de bois, aux horizons plus sûrs. Quant à Lindsay C., elle aurait aimé s’engager dans des études de monitrice-éducatrice. Mais deux années de formation sans être rémunérée, ce n’est pas envisageable pour cette mère de famille. Joëlle Gauchard lui a donc conseillé de tenter de décrocher un diplôme d’Etat d’auxiliaire de vie sociale (DEAVS). Si l’immersion auprès du réseau ADMR de services à la personne la conforte dans son choix, la travailleuse sociale l’aidera à préparer l’examen d’admission.
Souvent aussi, celle-ci fait intervenir des professionnels – dont des anciens du chantier ayant réussi leur insertion – afin qu’ils parlent de leur métier et répondent aux questionnements des agents, alors détachés de la construction de la lavogne. A ces occasions ainsi que pour les journées d’immersion ou de formation, Joëlle Gauchard adresse au syndicat mixte une autorisation d’absence de l’ouvrier. Durant ces périodes, ce dernier continue à percevoir son salaire, calculé sur la base du SMIC horaire. Ainsi, cette semaine, Walid P. est parti en formation informatique, Joëlle E. va s’immerger quinze jours dans une entreprise de fitness et Xavier S. s’absente régulièrement pour suivre des heures de conduite subventionnées par le conseil général. « Mais le chantier n’est pas une baguette magique ! rappelle Joëlle Gauchard. Il y a aussi des agents qui n’ont absolument pas d’idées de ce qu’ils vont faire après et pour lesquels le temps passé au chantier d’insertion est trop court pour arriver à le définir. Même s’ils sont dans une dynamique de travail, ici, certains sont encore loin de la réalité professionnelle. Avec parfois la certitude qu’ils n’ont plus le droit d’exister dans le droit commun. Je pense néanmoins que, pour ceux-là, le chantier d’insertion est comme une graine qu’on sème et qui germera plus tard. »
Pour l’heure, sur le terrain militaire, les travaux avancent doucement du fait des fortes pluies des jours précédents. Joëlle?E. monte un petit muret. C’est la première fois que cette jeune femme fait du mortier. Elle a été coiffeuse, a travaillé sur les marchés et a un diplôme d’auxiliaire ambulancier… « Quand ma référente RSA activité m’a parlé d’un chantier d’insertion, elle n’a mentionné que de petits travaux manuels. J’étais loin de m’imaginer que c’était de la maçonnerie ! Finalement, c’est heureux, car si j’avais compris ce qui m’attendait, je ne serais pas venue et je serais passée à côté d’une belle expérience. C’est une chance exceptionnelle d’être ici, car l’accompagnement est beaucoup plus important qu’à l’extérieur. Alors que je ne voyais ma référente RSA qu’une seule fois par mois, ici, on fait le point toutes les semaines, on ne peut vraiment pas filer de travers. Au-delà de l’argent que je gagne, ce chantier m’a redonné un cadre, c’est devenu une nécessité pour aller mieux. » Même son de cloche du côté d’Alain A., qui a lui aussi exercé tous les métiers. « J’étais au chômage longue durée quand j’ai appris qu’il y avait dans mon village une réunion d’information sur le chantier d’insertion, alors que ni mon conseiller Pôle emploi ni mon assistante sociale ne m’en avaient parlé. J’ai un peu forcé la porte du syndicat mixte car j’étais fatigué de tourner en rond. A 58 ans, j’avais peur d’être trop vieux pour trouver quoi que ce soit. J’aime être ici, on sort du système RSA et de l’étiquette qu’on nous colle quand on touche ce type d’aide. » Tout en sifflotant, il achève de reporter sur les pierres le gabarit établi par l’appareilleur. « Je termine mon contrat et j’espère être renouvelé pour six mois. C’est une expérience enrichissante, et les gorges du Gardon, c’est tellement beau… Et puis j’aime le travail d’équipe, d’autant que nous sommes très soudés. »
Assurer cette cohésion d’équipe est la tâche quotidienne et périlleuse de Magali Bauza. A la fois technicienne et titulaire d’un diplôme universitaire de responsable d’activité de production dans les structures d’insertion, cela fait quatorze ans qu’elle encadre des chantiers. « Je travaille en amont à l’examen des besoins avec les élus locaux et le directeur du syndicat mixte, avant de définir des fiches de chantier. Je regarde l’intérêt de la commande pour un groupe de 13 personnes. Ensuite, à moi de dispatcher les tâches selon les capacités physiques et les potentiels. » Magali Bauza est présente dès le recrutement des salariés. « Chaque individu m’intéresse mais c’est un groupe que je constitue, et je dois veiller à équilibrer le recrutement pour qu’une “soudure”, une dynamique se créent entre ces personnes pour la plupart très isolées dans leur vie personnelle. J’écarte donc non pas les personnes fragiles physiquement mais celles que j’estime “disqualifiantes” pour les autres, comme celles qui consomment beaucoup d’alcool. C’est du dosage, du saupoudrage. Ensuite, il faut des individus qui aient envie de travailler, car nous ne faisons pas de l’occupationnel. Le syndicat mixte ne peut pas se permettre de confier des ouvrages de sites remarquables à des gens qui ne sont pas investis dans ce qu’ils font. » Le premier jour sur site, cette pédagogue née teste chaque agent avec l’outil étalon : la pelle – « la façon dont ils la manient me permet de mesurer leur coordination ». Elle leur confie ensuite une tâche à laquelle elle essaie de les fidéliser, l’objectif étant de les rendre autonomes et responsables. « Cela reste des chantiers de force où même des hommes peuvent craquer. D’autres, au contraire, sont très dynamiques et ne connaissent pas leurs limites, quitte à se faire mal. Je dois pouvoir tout évaluer »… Les agents, inexpérimentés, ne risquent-ils pas de faire des erreurs ? « Je leur dis toujours que s’ils se trompent, c’est que j’ai mal transmis. Ce n’est pas grave et on recommence. Le temps fait les choses », affirme Magali Bauza, qui peine à se faire entendre alors qu’un avion militaire survole le site. Ce qui est plus difficile, selon elle, ce n’est pas de gérer les problèmes techniques mais plutôt les problématiques personnelles. « Il peut y avoir des pathologies qui se révèlent ou que le travail révèle. Parfois, en voyant une personne arriver le matin, je sais qu’il y a un “dossier”, et je veille à l’orienter vers un poste adapté. Par exemple, je ne mettrais pas une machine dangereuse de type disqueuse entre les mains d’une personne stressée ! Quand on travaille avec du vivant, c’est comme ça. J’ai l’habitude de dire qu’ici je vois se restaurer bien plus que des ouvrages. » Quand des problèmes sociaux se font jour, la chef de chantier prévient immédiatement Joëlle Gauchard, qui prend le relais.
Du fait des très nombreuses sollicitations de la part des communes et d’une longue liste d’attente, les chantiers se succèdent, et le volume de travail qui incombe à Magali Bauza se révèle de plus en plus important. Quand elle n’est pas sur le chantier (les lundis, mardis et jeudis de 7 heures à 16 heures, et de 8 heures à 17 heures en hiver), elle s’occupe de l’ensemble de la logistique du projet dans son bureau d’Uzès. « Je suis en lien avec les fournisseurs, les communes, les travailleurs sociaux… » Le syndicat mixte mène actuellement une réflexion pour repenser sa mission. « L’embauche d’un jeune chef d’équipe qui viendrait en soutien me permettrait de prendre un peu de hauteur, pour être davantage dans le diagnostic, la coordination. Je veux garder de la fraîcheur, car aujourd’hui j’ai l’impression d’effectuer chaque jour une performance ! Mais l’implication des salariés en insertion, leur foi – parfois bien supérieure à la mienne – me dopent quand j’ai tendance à baisser les épaules. C’est une belle aventure humaine, même si c’est une sacrée usine à gaz ! »
Pour l’heure, sur le chantier, Magali Bauza peut s’appuyer sur Thierry Guet, second chef d’équipe – lui-même un ancien du chantier d’insertion devenu employé du syndicat mixte il y a dix ans –, et sur Maurice Roustan. Cet expert en pierre sèche de l’Association de sauvegarde du patrimoine urbain et rural accompagne l’équipe dans la réalisation des ouvrages. « Il nous monte le dossier, la modélisation, et nous accompagne au quotidien sur le terrain pour donner des directives », détaille Magali Bauza. Ce passionné compare-t-il le travail des professionnels avec celui des agents en insertion ? « Je préfère parfois travailler avec une personne qui n’a jamais vu une pierre sèche qu’avec un artisan qui croit tout savoir ! assure-t-il. Avec ce public, la première chose qu’il faut leur (ré) apprendre, c’est à se lever quand le réveil sonne. Une fois que c’est intégré, je dirais que le chantier avance plus ou moins bien selon les groupes. En ce moment, il n’y a pas de problèmes. D’autres fois, il y a eu des individus qui ne voulaient pas travailler, qui n’acceptaient pas d’être commandés, qui étaient dans la contestation, voire qui me donnaient des ordres ! Là, ça devient compliqué… J’ai remarqué que les tensions sont exacerbées quand la fin du contrat approche, surtout pour ceux qui n’ont pas de projet professionnel derrière… » Maurice Roustan se tourne vers Denis C., qui a mal posé l’une des 624 pierres qui tapisseront le fond de la lavogne. « Faire et défaire, c’est toujours travailler, mais bon… », grommelle l’agent en insertion, qui craint de « ne pas voir la fin du chantier » car son contrat se termine à la fin du mois. Ce qui fait dire à Maurice Roustan : « La finalité du chantier est surtout de les aider à recréer une dynamique personnelle plutôt que de les laisser dans leur isolement avec des minima sociaux. Mais ce qu’ils apprennent ici n’est pas vain. Cette technique aujourd’hui en déshérence et que très peu de professionnels sont encore capables de maîtriser, ils sont nombreux à la ramener chez eux et à s’en servir dans leur jardin. »
L’une des clés de la réussite du chantier d’insertion – que Christophe Cavard préfère qualifier de « chantier d’utilité sociale, moins péjoratif » – est la mobilisation de l’ensemble du personnel du Syndicat mixte des gorges du Gardon. Dès son origine, en 1993, le syndicat, qui a pour mission le développement local, la préservation du patrimoine naturel et du savoir-faire traditionnel, a fait travailler des ACI, d’abord en faisant appel à des associations en tant que prestataires, puis en son nom propre. Malgré les besoins importants, le chantier « pierre sèche » connaît des difficultés à recruter. « Les missions locales, Pôle emploi ou les référents RSA ne nous orientent pas suffisamment de personnes. Cela ne relève sans doute pas d’un manque d’intérêt porté par les personnes aidées, mais plutôt d’une méconnaissance du dispositif de la part des travailleurs sociaux. Il nous faut leur faire comprendre que ces emplois, a priori techniques, peuvent aussi bien concerner une femme qui a un CAP de couture qu’un jeune ayant une petite expérience de carrossier », pointe Catherine Robin-Lévy, directrice adjointe du syndicat mixte, qui coordonne le projet en lien avec Pôle emploi, la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) et le conseil général du Gard. A la dernière réunion d’information, pour six postes à pourvoir, seules 14 personnes s’étaient présentées. Mais le plus gros frein, selon la directrice adjointe, reste la mobilité. Le rendez-vous quotidien des agents est situé au village de Russan, d’où part une navette. Or il n’existe pas de transports en commun pour s’y rendre depuis les villes d’Uzès ou de Nîmes, ni même des villages environnants. « Beaucoup de nos bénéficiaires potentiels n’ont même pas les moyens de se payer le permis de conduire, d’autres devraient s’endetter pour s’acheter une voiture et payer l’essence. Cela me pose un problème. L’idéal serait que le syndicat mixte ait sa propre navette, avec un salarié dédié. On y réfléchit régulièrement, mais cela a un coût… »
Catherine Robin-Lévy travaille déjà sur la mise en place du prochain chantier. Celui-ci sera d’un tout autre genre : le syndicat mixte a été sollicité pour la construction de deux lots de garennes artificiels, destinés à la réintroduction du lapin sauvage.
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(2) Sur les 41 membres que compte le Réseau des grands sites touristiques de France, sept ont mis en place des chantiers d’insertion (
(3) L’anonymat des agents du chantier d’insertion a été respecté.