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« Les principaux symptômes d’Alzheimer sont présents aussi dans notre société »

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Alzheimer est la maladie du début du XXIe siècle. Telle est la conviction du sociologue Michel Billé qui, dans un ouvrage, trace un parallèle entre ses symptômes – désorientation spatio-temporelle, amnésie, troubles de la relation – et les dysfonctionnements de notre société. Face au risque de perdre notre humanité, une prise de conscience s’impose, écrit-il.
Dire que la société est malade d’Alzheimer, n’est-ce pas risquer de réduire cette pathologie à un simple fait social ?

Il est important d’insister sur ce point : la maladie d’Alzheimer est d’abord une réalité neurophysiologique. Cela n’aurait aucun sens de prétendre le contraire. Mais si elle est une pathologie, elle est également autre chose. Les symptômes portés par les malades d’Alzheimer parlent non seulement d’eux, mais aussi de leur environnement sociétal. Il se pourrait bien, d’ailleurs, que certaines personnes développent plus facilement et plus vite que d’autres certains symptômes en fonction de facteurs environnementaux.

A chaque époque sa maladie. En quoi la maladie d’Alzheimer est-elle la nôtre ?

La tuberculose a été la maladie de la fin du XIXe siècle et le sida celle de la fin du XXe siècle. La maladie d’Alzheimer me semble en effet être celle du début du XXIe siècle. C’est une maladie qui « parle bien » à notre époque. On connaît les principaux symptômes dont souffrent les malades d’Alzheimer : désorientation dans le temps et dans l’espace, pertes de mémoire, troubles de la relation, du langage et de l’identité… Or il me semble que tous ces symptômes sont présents aussi dans notre société. Celle-ci est désorientée dans le temps et dans l’espace, elle est amnésique, elle n’est plus dans la relation mais dans la connexion et elle présente des troubles du langage et identitaires.

En quoi, par exemple, notre rapport au temps a-t-il à voir avec cette maladie ?

Nous avons totalement refondé notre rapport au temps au cours des dernières décennies. Nous sommes passés d’un système essentiellement fondé sur la durée à un autre fondé sur l’instant, qui ne valorise que l’éphémère. Nous n’avons jamais vécu aussi longtemps, mais nous n’avons jamais autant manqué de temps. Le stress dû à la gestion du temps augmente et nous met à mal. Inévitablement, dans cette société qui ne valorise que l’éphémère, la vieillesse devient une contre-valeur. Pour faire un vieux, il faut beaucoup de temps, mais dans cette société qui ne supporte plus la durée, la vieillesse n’a plus de valeur. En poussant le raisonnement, on voit que notre rapport à la mort se transforme lui aussi. Il s’agit de mourir maintenant pour ne pas avoir à mourir plus tard, de mourir quand je le veux pour ne pas avoir à mourir à un moment que je n’aurai pas choisi. Prendre le temps de mourir n’est même plus concevable. De mon point de vue, c’est une illusion de maîtrise.

Cette désorientation touche aussi notre rapport à l’espace…

Il y a une négation de l’espace exactement comme pour le temps. A tel point que nous mesurons désormais l’espace avec des unités de temps. Lorsque vous roulez sur l’autoroute, votre GPS ou les panneaux lumineux vous indiquent que vous êtes non pas à tant de kilomètres de la prochaine ville mais à tant de minutes. Dans des ensembles urbains qui se ressemblent un peu partout dans le monde, il n’est plus possible de s’orienter sans son GPS car il faut parfois tourner à droite pour aller à gauche, s’éloigner pour se rapprocher… C’est un espace dans lequel on ne voyage plus mais où l’on se déplace à grande vitesse. Un dialogue anodin me paraît symbolique de cette désorientation spatiale : « Tu appelles d’où ? » « De mon portable… » C’est-à-dire de partout et de nulle part. Nous avions une adresse postale géographiquement située. Nous avons aujourd’hui une adresse Internet virtuelle.

De façon un peu ironique, vous rappelez que nous utilisons au quotidien les mêmes outils que ceux qui sont conçus pour surveiller les malades d’Alzheimer…

Nos téléphones portables comportent des puces électroniques qui autorisent notre traçabilité. On peut donc savoir à tout moment où nous nous trouvons. Cette traçabilité permanente ahurissante est similaire à celle que l’on utilise pour suivre les personnes malades d’Alzheimer. On les équipe d’une puce RFID ou d’un capteur GPS afin de déclencher une alarme lorsqu’ils tentent de sortir de l’établissement. On dit qu’ils font une fugue. Pourtant, ils ne sont théoriquement pas captifs.

Le symptôme le plus flagrant de la maladie d’Alzheimer est la perte de mémoire. Sommes-nous devenus amnésiques ?

Nous vivons dans une société sans mémoire. Il y a quelques mois, je donnais un cours à des étudiants. Evoquant ce thème de la mémoire, je leur ai demandé l’année de la chute du mur de Berlin. La réponse a été massivement entre 1945 et 1947… Nous confondons information et mémoire. Nous avons développé une extraordinaire capacité à stocker de l’information grâce aux outils informatiques, mais le souvenir, c’est une élaboration de l’information, pas de l’information brute. C’est pour cette raison que je pense que nous sommes collectivement dans un processus d’amnésie. A tel point que nous devons évoquer un « devoir de mémoire », une sorte de gestion publique de la mémoire, pour ne pas oublier notre histoire immédiate. Je ne dis pas forcément qu’avant c’était mieux, même s’il peut m’arriver comme tout le monde de le penser. Simplement, j’essaie de comprendre comment certaines transformations sociétales font obstacle à l’amélioration du monde que je souhaite.

Qui dit mémoire dit aussi identité…

Bien sûr, il n’y a pas d’identité sans mémoire, car il n’y a pas d’identité sans culture, c’est-à-dire sans enracinement. Or nous vivons ce que Jacques Attali appelait il y a quelques années un « nomadisme moderne ». J’irai jusqu’à parler d’errance, car si le nomade sait d’où il part et où il va, des millions de nos contemporains se trouvent ici, là, ailleurs, déplacés, obligés de fuir à cause de tel ou tel conflit… Et ils ne savent pas où les mènera cette errance. Un peu comme les malades d’Alzheimer, nous sommes dans une forme d’errance. Nous allons de site en site et non plus de lieu en lieu, sans savoir où nous enraciner.

Vous dites que nous ne sommes plus dans un univers de la relation, mais de la connexion. C’est-à-dire ?

Nous sommes d’abord passés d’une société de la relation à une société de la communication, dont l’objet emblématique était le téléphone. Puis nous avons basculé dans une société de la connexion, symbolisée par le mobile. Nous sommes connectés en permanence, proches de ceux qui sont loin, mais trop souvent loin de ceux qui sont proches. L’écran vient faire écran à la relation lorsque nous prenons la connexion pour la relation. Je ne suis pas contre la connexion, mais il faut savoir comment la mettre au service d’une vraie relation. Par exemple, j’ai un petit-fils qui vient de naître à l’autre bout du monde. Bien sûr, je l’ai vu sur un écran d’ordinateur, j’ai entendu le son de sa voix. Mais je ne l’ai pas pris dans mes bras, et tant que je ne l’aurai pas fait, je ne serai pas en relation avec lui, même si je préfère l’avoir vu sur écran que pas du tout. Croire que la connexion peut se substituer à la relation, c’est se bercer d’illusions. Les malades d’Alzheimer, eux, ne sont évidemment pas dans la connexion, mais ils quittent la relation comme nous. Ils vivent dans une espèce de bulle d’étrangeté comme ceux qui sont sur leur écran, vivant là où plus personne ne peut les rejoindre.

Au final, vous craignez que l’on en vienne à déshumaniser toutes les personnes vulnérables…

Je prends peur lorsque je vois émerger un discours qui tendrait à essayer d’évaluer l’humanité des personnes. Je pense aux personnes lourdement handicapées ainsi qu’aux malades d’Alzheimer qui ne seraient plus tout à fait des personnes puisqu’ils ne reconnaissent plus leurs proches et ne se reconnaissent pas eux-mêmes. En outre, ils coûteraient toujours trop cher. Or, lorsqu’on commence à dire que les vieux ou les handicapés coûtent cher, l’une des solutions est de réduire leur nombre. A défaut d’avoir une canicule tous les ans, on pourrait les faire disparaître autrement, mais c’est alors nous-mêmes qui perdrions notre humanité. Il ne me semble pas réactionnaire de rappeler tout cela afin que nos choix de société pour demain soient éclairés. Par exemple, lorsqu’on révisera la loi « Léonnetti » – et je ne doute pas qu’on le fasse avec plein de bonnes intentions –, il faudra que nous ayons tous ces enjeux en tête. Sans quoi, presque sans nous en rendre compte, nous risquerions d’aller vers des pratiques dont nous ne voulons pas.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue Michel Billé est spécialiste des questions relatives aux handicaps et à la vieillesse. Il est membre de l’EREMA (Espace de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer) et président de l’Uniorpa (Union nationale des offices de retraités et personnes âgées). Il publie La société malade d’Alzheimer (Ed. érès, 2014).

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