« Le coach ne m’a pas mis au bon poste ! Bachir, il a besoin d’attaquer, et le coach m’a mis en pointe ! Il m’a détruit psychologiquement ! » Bachir Kounta profite de la pause déjeuner pour taquiner celui qui l’entraîne au football chaque semaine et faire un peu le show auprès de ses coéquipiers. « Il m’a fait jouer arrière et m’a dit que j’avais fait un bon match », confie-t-il en aparté, visiblement pas si insatisfait du choix du coach. Ce vendredi de juin, à Montpellier, dix équipes venues de toute la France s’affrontent lors du Tournoi de la solidarité, première phase de sélection des joueurs qui rejoindront l’équipe de France de football de personnes sans abri et s’envoleront pour le Chili au mois d’octobre pour la Coupe du monde. « Nous sommes 100 et il en restera 20. C’est la guerre », sourit Bachir Kounta, membre motivé de l’équipe locale.
L’événement est organisé par la Boussole. Ce collectif montpelliérain de travailleurs sociaux (1) a repris en 2012 le pilotage de la Coupe du monde de football de joueurs sans abri à l’échelon français (2) et obtenu depuis une certaine visibilité médiatique. Mais la Coupe du monde n’est que l’arbre qui cache la forêt. Foot, fresque, théâtre, équitation, marathon…, depuis 2008, la Boussole organise de nombreuses activités sportives et culturelles à destination de personnes accompagnées en centre d’accueil et d’hébergement. « Dans nos structures respectives, nous n’arrivions pas à mobiliser assez de monde pour pouvoir mettre en place des ateliers », se souvient Emmanuel Chantebel, moniteur-éducateur. D’où l’idée lancée par une dizaine de travailleurs sociaux – dont il fait partie – employés dans diverses structures de mutualiser leurs moyens pour proposer des activités communes à l’ensemble de leurs résidents, qu’ils soient en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), en centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), en appartement de coordination thérapeutique ou en pension de famille. L’idée est simple (sur le papier, en tout cas) : lorsqu’un travailleur social souhaite mettre en place une activité, il en informe les autres membres de la Boussole, qui relaient l’initiative dans leurs établissements respectifs afin de « recruter » des résidents volontaires pour y participer. « C’est intéressant de mélanger différents types de personnes et de ne pas faire bénéficier que les gens de sa propre structure. Et cela permet un échange entre les travailleurs sociaux sur les différentes façons de travailler », salue Victoria Castro, conseillère en économie sociale et familiale dans une pension de famille.
L’objectif principal des membres de la Boussole est de proposer un accompagnement différent. « Nous avons envie de sortir les gens du parcours d’insertion classique, qui ne correspond pas à tout le monde. Il y a une mentalité française très “travail-logement”, “canapé d’angle et écran plat”, mais par le loisir, par le plaisir, on peut arriver à raccrocher quelqu’un à la vie, insiste Eléonore Angles, éducatrice spécialisée en CHRS. Nous avons une passion, mais qui s’éteint au sein de nos structures à cause des contraintes légales et budgétaires. » Les membres du collectif dénoncent ainsi la rigidité des associations, le manque de travail en réseau, la faible place laissée à l’innovation et une organisation souvent trop verticale. « On est habitué à ce que le savoir soit diffusé par le travailleur social. Avec la Boussole, nous permettons au résident de s’impliquer, il y a un rééquilibrage des forces en présence », explique Benjamin Vervat, moniteuréducateur dans un centre d’hébergement. Un atelier de fresque, par exemple, a été mis en place par Victoria Castro : « Au Chili, mon pays d’origine, nous communiquons beaucoup par les fresques. Pendant la dictature, elles étaient un moyen de s’exprimer librement. Ici, les publics que nous accompagnons n’ont parfois pas la possibilité d’être entendus, on ne leur donne pas la valeur qu’ils méritent. Avec la fresque, ce sont eux les maîtres, eux qui expriment ce qui leur tient à cœur. Ils ne seront peut-être pas entendus par les oreilles, mais ils le seront par les yeux. »
A l’occasion du festival C’est pas du luxe ! organisé en septembre 2013 au Thor (Vaucluse) par la Fondation Abbé-Pierre, la Boussole a présenté une fresque réalisée par cinq résidents de différents établissements. La volonté de Victoria Castro était de faire émerger un thème commun lors des séances de préparation, ce que l’hétérogénéité des envies des uns et des autres n’a pas permis. Chacun a donc pu exprimer ce qu’il souhaitait sur son morceau de fresque, puis décision a été prise de l’ouvrir aux visiteurs du festival : d’autres personnes précaires, des travailleurs sociaux, des riverains et même le maire de la commune ont apporté leur contribution à l’œuvre. « Au bout d’un moment, je ne m’en occupais plus, c’était les résidents qui expliquaient le projet aux riverains. On ne savait plus qui était résident et qui était travailleur social, se félicite Victoria Castro. Le fait, pour des personnes qui sont souvent entourées d’échec, de participer à quelque chose qui marche si bien, cela leur donne une confiance folle. » David Roger, qui réside à la pension de famille depuis 2005, fait partie de ces peintres en puissance : « Pendant cinq ans, je suis resté enfermé dans ma chambre. Avec la fresque, j’ai réussi à m’ouvrir. Le travail en commun m’a aidé à me mêler à des gens, à supporter les regards. Quand nous avons commencé la fresque, je doutais ; mais quand j’ai vu tous les gens arriver et mettre des messages, c’était magique. » Plus globalement, l’atelier lui offre une respiration : « Nous venons tous de structures différentes, donc nous ne nous fréquentons pas tous les jours. C’est bien, parce que vivre ensemble, c’est vraiment un enfer. »
Afin de faciliter l’adhésion aux projets et de mettre les résidents à l’aise, les éducateurs des différentes structures ont tendance à les accompagner au début, puis ils les laissent petit à petit entre les mains du travailleur social qui chapeaute l’activité. L’objectif étant de les amener à s’ouvrir vers l’extérieur, à oser se confronter à des groupes inconnus, et in fine de leur faire retrouver le chemin des dispositifs de droit commun. « Il faut que nous arrivions à leur faire comprendre qu’ils peuvent venir sans nous le dimanche pour taper le ballon. Nous, nous mettons juste en place des ponts », précise Benjamin Vervat. L’atelier théâtre se fait même sans travailleur social, uniquement en présence de comédiens, afin que les résidents se sentent pleinement libres d’exprimer ce qu’ils souhaitent.
Au départ, les membres de la Boussole ont eu beaucoup de difficultés à convaincre du bien-fondé de leur démarche. Ils sont d’ailleurs encore loin de faire l’unanimité. « Nous chamboulons un peu les principes », reconnaît Emmanuel Chantebel. « Le collectif est né par effraction, en catimini. Lors des deux premières réunions, la moitié des présents étaient venus à l’encontre ou dans le dos de leur hiérarchie », raconte Yann Leyrat, chef de service au CADA L’Astrolabe, qui emploie un membre de la Boussole. Lui-même était présent aux premières heures du collectif, mais dit en être « vite sorti » : « Je ne voyais pas quel était mon rôle en tant que chef de service, j’aurais plutôt été un frein », estime-t-il, convaincu que l’initiative doit rester dans le giron des travailleurs sociaux de terrain. C’est bien ce que souhaitent ces derniers, mais lorsque la Boussole est devenue responsable au niveau français de la Coupe du monde de football des sans-abri, en 2012, il a fallu jouer cartes sur table : ses membres ont demandé à rencontrer leurs directions, leur ont présenté le projet et cherché leur aval. « Au début, c’était difficile de traduire concrètement notre travail. Aujourd’hui, il y a un effet boule de neige : comme nous sommes bien implantés, nous n’avons plus besoin de convaincre individuellement, affirme Benjamin Vervat. Mais certaines associations sont catégoriques : elles ne veulent pas de ce genre d’actions. Des directeurs trouvent cela stigmatisant parce que cela réunit des personnes qui ont les mêmes difficultés. Certains travailleurs sociaux n’ont pas pu rejoindre la Boussole à cause de cela. » Surtout, les loisirs paraissent moins nobles, plus superficiels que le triptyque travail-logement-santé. « Des mecs qui cherchent un boulot ne doivent pas venir taper le ballon », résume, un peu cynique, Benjamin Vervat.
Pourtant, les bienfaits des activités sportives et culturelles paraissent évidents : amélioration de l’image de soi, réapprentissage de la vie en collectif, redynamisation du corps et de l’esprit, amélioration de la santé… Autant d’éléments qui seront utiles pour trouver un logement et/ou un emploi et se réinsérer dans la société. « Les entraînements me permettent de me sentir vivant et d’évacuer tout ce que j’ai de mauvais, cela m’apporte beaucoup de bien-être. Quand je retourne à la réalité, c’est un coup de massue derrière la tête, lâche Romain Dizier, logé en CHRS et membre de l’équipe de foot de la Boussole depuis un an. J’ai du mal à être en collectif. Or, là, j’ai ma place sur le terrain. » Sachant qu’il participait à la première phase de sélection pour l’équipe de France, il a volontairement laissé ses cigarettes à son centre d’hébergement. Auparavant, lui qui porte un bracelet électronique avait demandé une extension de la plage horaire durant laquelle il est autorisé à sortir de chez lui, spécifiquement pour assister aux entraînements de foot chaque lundi. « Je me croyais tout seul dans cette situation, mais j’ai vu que ce n’était pas le cas, que d’autres vivaient pire que moi, poursuit Bachir Kounta, qui habite en CHRS après une période passée à la rue et dix mois sans voir sa fille. Le foot m’a redonné confiance, m’a permis d’aller de l’avant : j’ai repris mes démarches, évité la folie et la dépression. Dans un club de foot classique, je ne serais qu’un parmi les autres ; là, c’est comme si je me retrouvais dans une famille. » Les activités proposées par la Boussole changent également le rapport qu’entretiennent résidents et travailleurs sociaux. « Cela crée une relation de confiance entre eux. Les résidents deviennent plus demandeurs auprès des personnes avec qui ils ont fait une activité et, quand ils ont besoin de parler d’un sujet délicat, cela leur est plus facile », a constaté Marie-Claire Teulier, chef de service au CHRS Chauliac-Rauzy, où travaille un membre de la Boussole. Malheureusement, en période de rigueur budgétaire, difficile de dégager des moyens pour des activités dites de loisirs. D’autant qu’évaluer les bienfaits de tout ce travail est compliqué. Or associations et autorités tarifaires exigent des chiffres, des statistiques, des résultats concrets…
Si la Boussole a des opposants, elle a aussi d’ardents défenseurs. C’est le cas de Christian Lepers, directeur de l’association Gestare – où sont employés plusieurs des membres du collectif –, qui croit dur comme fer au projet : « Dans le secteur des personnes en grande difficulté sociale, je crois beaucoup au mimétisme : pour responsabiliser ces personnes, il faut déjà se responsabiliser soi-même, défend-il. Dans notre société de plus en plus juridique, il y a des normes de plus en plus folles et un problème de prise de risques. Il faut prendre des risques, sinon on ne fait pas bouger les choses. » D’autant qu’aux dires de certains employeurs, l’effet sur les travailleurs sociaux est des plus bénéfiques. « Cela leur apporte une ouverture d’esprit, une meilleure compréhension des publics et une réflexion élargie sur la façon d’aborder une problématique, énumère Marie-Claire Teulier. Quand on travaille plusieurs années dans une même structure, on se formate à cette structure. Voir comment des travailleurs sociaux traitent une même problématique dans un autre cadre peut apporter une richesse. »
Si le fait que la Boussole cherche à bousculer les pratiques freine certaines associations, l’organisation du collectif n’aide pas : sans structure juridique, il navigue à vue. Personne ne le dirige, la plupart des échanges se font par courriels et des réunions peuvent se tenir le dimanche au milieu des enfants des uns et des autres. « C’est un peu folklorique parfois, un peu la débrouille ! », s’amuse Victoria Castro. Dans la mesure du possible, les membres préfèrent se réunir dans l’une de leurs structures, ne serait-ce que pour montrer aux collègues que le collectif n’est pas une coquille vide, « que nous ne sommes pas là pour boire des coups », cadre Emmanuel Chantebel. Mais tous n’ont pas la même liberté d’action à l’égard de leur employeur : certains ont dû négocier dur pour obtenir des heures à consacrer à la Boussole ; d’autres, en revanche, ont toute latitude. Globalement, ils estiment que 40 % de leur activité pour la Boussole sont comptabilisés sur leur temps de travail, et le reste sur leur temps personnel. La répartition se fait au feeling, selon le bon vouloir de leurs employeurs respectifs. Certains incluent toutes les activités proposées par la Boussole dans les journées de travail de leurs salariés, d’autres la moitié seulement, d’autres encore comptent des heures supplémentaires lors de déplacements de deux ou trois jours. Cette journée de juin destinée à présélectionner des joueurs pour l’équipe de France a ainsi été globalement comptabilisée en journée de travail par les structures, mais pas les nombreuses heures de réunions qui ont précédé. « On m’a déjà reproché d’être absent, en me disant : “Tu n’es jamais là, quelle est la plus-value pour le CHRS ?” Avec la baisse du budget, il fallait valoriser mon poste », admet Emmanuel Chantebel. Côté financement, la logique est un peu la même. L’association Gestare sert de boîte aux lettres pour les subventions, la Boussole n’ayant pas d’identité juridique propre. Elle avance parfois l’argent en attendant d’obtenir les subventions, mais sans avoir la garantie qu’elles arriveront. Le théâtre et la fresque sont financés par la Fondation Abbé-Pierre, l’équithérapie par la Croix-Rouge, chaque structure employeuse paie un peu pour la pétanque ou le marathon… Lors des activités, l’une prend en charge la nourriture, l’autre les transports, une troisième l’hébergement, etc. Les établissements n’acceptent généralement de mettre des moyens, financiers ou humains, que si au moins un de leurs résidents participe à l’activité, idéalement plus. « On m’a déjà refusé un déplacement à Clairefontaine parce qu’une seule personne de l’association était concernée », regrette Emmanuel Chantebel, qui s’était beaucoup impliqué dans la préparation du projet. Christian Lepers, lui, s’oppose à cette vision comptable des choses et accepte que ses salariés travaillent pour la Boussole même si aucun de ses résidents ne participe à l’activité : « Ce ne sont pas “mes pauvres”, “mes résidents”, sinon on va à l’encontre de la mutualisation. »
Après six années à se démener pour faire vivre les projets auxquels ils croient tant, les membres de la Boussole sont aujourd’hui en pleine crise. Ils s’avouent épuisés, tandis que les associations réclament une structuration plus solide… « Si nous restons comme aujourd’hui, cela va capoter », prévient Emmanuel Chantebel. En cause, l’organisation du collectif, qui ne repose que sur les bonnes volontés de ses membres et pompe énormément de temps et d’énergie. « Nous voudrions créer une entité avec son financement pérenne et salarier trois personnes, pour la gestion et la comptabilité, tout en gardant des personnes ressources dans chaque association », détaille Benjamin Vervat. Les discussions sont en cours pour trouver la formule la plus adaptée, mais une chose est sûre : les membres du collectif refusent que la Boussole tombe dans le giron d’une des structures qui les emploient. « Nous galérons depuis le début, donc nous n’avons pas envie de nous faire récupérer par une association qui n’y croyait pas à la base, et qui voit qu’elle peut se faire de l’argent, balaie Emmanuel Chantebel. C’est un peu notre bébé. » Mieux vaut ne pas traîner, car tout repose aujourd’hui sur la motivation de ces passionnés, dont ni l’énergie ni les journées ne sont infinies. « C’est un travail continu : si on s’endort un peu, les vieux schémas peuvent revenir au galop », alerte Yann Leyrat.
(1) La Boussole :
(2) Voir les ASH n° 2721 du 26-08-11, p. 34.