Les nombreuses sources internationales, comme le classement PISA (1), ou nationales montrent que les inégalités scolaires ont eu tendance à s’accroître au cours des vingt dernières années en France. On parle beaucoup de l’égalité des chances, avec la conviction que l’école serait un facteur d’ascension sociale… En réalité, on sait depuis longtemps que l’école contribue à reproduire les inégalités sociales. On ne peut pas se bander les yeux et l’oublier.
Il en existe plusieurs formes ou, plus précisément, il existe plusieurs critères en fonction desquels ces inégalités peuvent se construire et qui font que les individus ou les groupes d’individus accèdent de façon plus ou moins fréquente et importante aux biens scolaires que sont les diplômes, les compétences, les filières… Les inégalités scolaires peuvent être sociales – cette dimension a été mise en lumière en particulier par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron –, mais aussi se structurer autour des caractéristiques migratoires ou ethniques des élèves, du sexe et de tout un ensemble de faits agissant sur la possibilité d’accéder aux biens scolaires. Les mécanismes de production de ces inégalités peuvent aussi dépendre de la proximité plus ou moins importante entre culture familiale et culture scolaire, des modes de scolarisation et des opportunités d’apprentissage offerts aux élèves…
Concernant les inégalités scolaires, on met souvent l’accent sur ce que les sociologues appellent les « discontinuités culturelles » existant entre certains élèves – ou certains contextes familiaux – et l’école. Tous les enfants n’ont pas les mêmes comportements ni le même rapport au savoir et à la culture. Mais ne sous-estimons pas l’autre volet des inégalités scolaires, qui relève de ce que j’appelle les « discriminations systémiques ». L’offre scolaire est, en effet, extrêmement inégalitaire. Il est possible d’agir sur les discontinuités culturelles pour aider les élèves en difficulté, mais si l’on oublie de réduire ces discriminations systémiques, les efforts entrepris pour lutter contre l’échec scolaire sont inefficaces. Ainsi, la pédagogie mise en œuvre par les enseignants génère elle-même des inégalités. Des travaux extrêmement intéressants, notamment ceux du psychologue Jean-Yves Rochex, démontrent l’existence au sein des établissements de mécanismes qui font que l’on n’enseigne pas les mêmes choses à tous les élèves, qu’on ne leur donne pas les mêmes chances. Si l’on veut concevoir une politique de réduction des inégalités scolaires, il est essentiel de prendre en compte cet aspect des choses.
On a cru longtemps qu’en permettant au plus grand nombre d’accéder à un niveau élevé de diplômes, on pourrait limiter les inégalités. Mais ce raisonnement rencontre certaines limites. Tout d’abord, il faut distinguer démocratisation quantitative et qualitative. Il est vrai que davantage d’enfants d’une même génération accèdent au baccalauréat, y compris les enfants d’ouvriers, mais au bout du compte l’écart d’accès au bac entre les enfants d’ouvriers et ceux des cadres n’a que peu diminué. Par ailleurs, on sait qu’il n’existe pas un seul baccalauréat mais plusieurs. Les taux d’accès au bac scientifique par rapport aux bacs technologiques ou professionnels sont très différents selon les populations.
La méritocratie consiste à donner plus à ceux qui ont le plus. C’est l’inverse du slogan forgé pour les zones d’éducation prioritaires, « donner plus à ceux qui ont le moins ». Les bons élèves mériteraient ainsi de bénéficier de meilleures conditions de scolarisation. Et ceux qui ne sont pas bons, tant pis pour eux ! Cette conception morale de la justice scolaire peut s’entendre au niveau de l’enseignement post-obligatoire, au lycée et à l’université. Il est normal qu’un système scolaire désigne, à un moment donné, les meilleurs élèves. En revanche, appliquer ce système dès l’école primaire pose problème. La mission de l’enseignement obligatoire, jusqu’au collège, c’est de permettre à chacun d’acquérir les bases indispensables pour être un citoyen libre et capable d’exercer ses droits civiques. Or cette mission de l’école ne se marie pas très bien avec cette conception méritocratique. D’autant que les élèves méritants ont tendance à se retrouver assez systématiquement dans les mêmes couches sociales favorisées. Si l’on rebattait les cartes à chaque génération et que les bons élèves étaient répartis au hasard, il n’y aurait pas de problème. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Les parents – et on ne peut pas leur donner tort – font jouer leurs atouts pour que leurs enfants réussissent le mieux possible. Mais le rôle de l’école doit être de tout mettre en œuvre pour que ces inégalités soient les moins fortes possible.
Il faut améliorer la performance globale du système. Les bons élèves issus des milieux favorisés s’en sortent toujours, mais les autres chutent très fortement dans les scores d’acquisition des niveaux de compétence en lecture ou en calcul. C’est ce que montrent les enquêtes PISA entre 2000 et 2012. La proportion d’élèves qui n’atteignent pas le niveau minimal de compétences a fortement augmenté. Et parmi ceux-ci, beaucoup appartiennent à des milieux défavorisés ou à des familles migrantes ou issues de l’immigration. Ensuite, il est essentiel de lutter contre la ségrégation scolaire, qui est un facteur déterminant dans la production des inégalités. L’école en France affirme être indifférente aux différences. C’est vrai sous certains aspects, bien sûr… Mais lorsqu’on examine la réalité, on se rend compte que l’on regroupe les élèves cumulant les handicaps dans les mêmes établissements et les mêmes classes. Cela produit des ghettos scolaires dans lesquels une dynamique pédagogique est extrêmement difficile à mettre en place. Dans les pays en tête de classement des enquêtes PISA, la séparation des élèves en fonction de leur origine sociale ou migratoire est beaucoup moins forte que chez nous.
En France, on mise sur l’éducation prioritaire en affirmant donner plus de moyens aux zones défavorisées, ce qui est loin d’être vérifié. Le problème est que cette politique n’est pas évaluée. Quels sont ses véritables objectifs et ses résultats ? On ne le sait pas. La solution américaine repose, de son côté, sur l’évaluation de résultats quantifiables. On accorde davantage de moyens aux établissements si les résultats des élèves progressent. Cela peut générer des effets pervers, mais ça ne fonctionne pas si mal. Enfin, d’autres pays, comme la Belgique, agissent sur la déségrégation en faisant en sorte que les établissements aient intérêt à intégrer tous types d’élèves et que les parents aient intérêt à ce que leurs enfants aillent dans tous types d’établissements. Evidemment, aucun de ces trois systèmes n’est parfait, mais certains permettent tout de même de mieux faire progresser les élèves, y compris les plus défavorisés.
Cela demande d’abord de reconnaître officiellement l’existence de la ségrégation scolaire. En France, on emploie des périphrases, on ne le dit pas clairement. Ensuite, pour réguler les affectations scolaires, la carte scolaire ne suffit pas, car si elle permet une certaine mixité, elle renforce aussi souvent la ségrégation, dans la mesure où tous les enfants d’un même quartier vont dans le même établissement. Il faut donc réguler les affectations en essayant de faire en sorte que la mixité soit la plus grande possible dans tous les établissements. Cela demande de réfléchir de façon spécifique sur la situation française, et pas simplement d’importer des solutions élaborées dans d’autres pays. En tout état de cause, on ne peut pas se contenter d’un constat d’impuissance face à la reproduction des inégalités scolaires.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Georges Felouzis est professeur de sociologie des politiques éducatives à l’Université de Genève. Il dirige le Groupe genevois d’analyse des politiques éducatives (GGAPE). Il publie Les inégalités scolaires (Que sais-je ?, Ed.PUF, 2014). Il est également l’auteur, avec Christian Maroy et Agnès Van Zanten, des Marchés scolaires (Ed.PUF, 2013).
(1) Voir ASH n° 2841-2842 du 10-01-14, p. 24.