Dans son studio moderne et bien rangé, au dernier étage d’une grande maison divisée en appartements, Mattieu est debout depuis deux heures, mais ne serait pas contre une petite sieste. S’il garde les yeux ouverts, c’est surtout pour faire plaisir à son éducateur. Ici, l’aménagement est sobre : deux plaques de cuisson, une radio, une petite télé, un tableau dont il est l’auteur, quelques casquettes entreposées sur le radiateur. Et deux lits : le sien et celui que se partagent à tour de rôle ses éducateurs.
Depuis décembre dernier, Mattieu est accompagné par le Groupement d’aide éducative aux jeunes de Seine-Saint-Denis (GAEJ 93) (1), qui a mis à sa disposition, et pour lui seul, quatre salariés à temps plein. Ce dispositif expérimental a été lancé dans le département à la fin 2011, à la suite d’une recherche-action menée par l’ONED (Observatoire national de l’enfance en danger) et le GRIF (Groupe de recherche et d’intervention en formation), pour prendre en charge les jeunes en très grande difficulté que les structures de protection de l’enfance n’arrivaient plus à accompagner. Mattieu, 13 ans et demi, a quitté le domicile familial en janvier pour rejoindre cet appartement et bénéficier d’un accompagnement de jour comme de nuit.
Comme chaque jeudi, David Blosenhauer l’emmène à la SPA de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) pour promener des chiens. « Le but est de le sortir du milieu dans lequel il est. Donc nous lui proposons des activités à Gennevilliers, du côté d’Orly (Val-de-Marne), à Meaux (Seine-et-Marne)… », précise l’éducateur. David et Mattieu ont acheté leurs propres laisses et sortent une dizaine de chiens chaque jeudi, à raison d’une petite demi-heure par animal. « Ça fait marcher Mattieu, il en a besoin », glisse David. Surtout, l’adolescent aime tellement les animaux que ses éducateurs ont décidé de s’en servir pour lui réapprendre à vivre en collectivité, le rendre plus autonome et le rescolariser, lui qui a quitté l’école il y a un an et demi. C’est pourquoi il se rend chaque samedi dans une ferme pédagogique qui propose un dispositif d’insertion. « Là-bas, il parle avec les jeunes et les adultes, il arrive à aller vers eux », se félicite l’éducateur.
Une dizaine de jeunes sont suivis par le GAEJ 93, généralement accompagnés par un ou deux éducateurs qui interviennent en complément d’établissements de la protection de l’enfance. Mais à la différence des travailleurs sociaux en internat, les éducateurs du GAEJ 93 s’occupent exclusivement d’un jeune. Un dispositif renforcé qui tient aux profils du public concerné, car seuls y sont éligibles les enfants et les adolescents en très grande difficulté, c’est-à-dire présentant au moins quatre des sept critères suivants : violence répétée contre eux-mêmes, violence répétée contre l’environnement, multiplicité des lieux d’accueil, multiplicité des instances de concertation dans lesquelles les situations ont été abordées, multiplicité des intervenants, impossibilité de mettre en œuvre le projet éducatif défini au moment de l’admission à l’aide sociale à l’enfance (ASE), impossibilité du jeune à bénéficier des prestations offertes par les lieux d’accueil. « La plupart réunissent les sept critères », souligne Nouréddine Miloudi, directeur du GAEJ.
La mise en place de cette structure atypique est venue répondre à une situation assez spécifique à la Seine-Saint-Denis, liée à l’afflux de mineurs isolés étrangers, particulièrement important à partir de 2008. Deux ans plus tard, 950 d’entre eux étaient pris en charge par l’ASE, pour un budget de 35 millions d’euros. Les efforts des institutions de protection de l’enfance se sont alors concentrés sur ces jeunes tandis que le nombre de ceux en grande difficulté grimpait lui aussi en flèche : alors que le conseil général en recensait sept en 2006, il en comptait 90 quatre ans plus tard. Certaines structures se sont habituées à s’occuper des mineurs isolés présentant des problématiques de régularisation et de santé, mais plus rarement des problèmes de violence ou de délinquance. « Cette situation présentait un certain confort pour les établissements. Les autres jeunes ont été maintenus à domicile faute de solution », regrette Florence Mazerat, directrice générale de l’Association d’éducation populaire Concorde (AEPC) et administratrice du GAEJ. Mais, en 2011, la situation bascule : alors président du conseil général, Claude Bartolone appelle l’Etat à l’aide, le département ne pouvant s’occuper seul de tous ces mineurs isolés étrangers, et annonce l’arrêt de leur prise en charge. Finalement, l’Etat décide de répartir l’effort sur d’autres départements afin de soulager la Seine-Saint-Denis, qui peut dès lors s’investir à nouveau sur ses jeunes en très grande difficulté. « Quand nous les avons récupérés, la situation s’était fortement dégradée et certaines équipes ne savaient plus travailler avec eux », se souvient Florence Mazerat.
Durant cette période, certains de ces jeunes étaient suivis hors structures, par des intérimaires. Ce qui, en 2010, a représenté 3,5 millions d’euros de dépenses en frais de personnel et d’hébergement. « Cela coûtait cher, d’autant que nous nous sommes rendu compte que des éducateurs spécialisés se mettaient en arrêt maladie pour faire de l’intérim et compléter leurs fins de mois », explique Florence Mazerat. « Les intérimaires changeaient sans arrêt, ce qui déstabilisait encore plus les jeunes. Le GAEJ permet, au contraire, de les stabiliser car ils ont toujours affaire aux mêmes personnes », analyse pour sa part Bernard Moulin, directeur général des Gavroches. Ce service d’accueil d’urgence et d’orientation (SAUO) fait partie, avec l’AEPC, La Sauvegarde 93 et le Centre départemental enfants et familles (CDEF), des quatre structures qui ont créé le GAEJ. Prenant en charge la majeure partie des jeunes en très grande difficulté du département, celles-ci ont cherché la meilleure façon de mutualiser leurs moyens. D’où l’idée d’un groupement qui réunit désormais cinq établissements, le foyer de la Bienvenue à Noisy-le-Grand l’ayant rejoint en janvier dernier. Le GAEJ fonctionne avec un budget de 921 000 €, entièrement pris en charge par le conseil général.
« Parmi ces jeunes en situation de très grande difficulté, 70 % relèvent certes de la protection de l’enfance, mais aussi de la MDPH [maison départementale des personnes handicapées], et devraient être dans un établissement médico-social et non dans une MECS [maison d’enfants à caractère social], tient à souligner Bernard Moulin. Or, faute de structures les acceptant, ils se retrouvent pris en charge par nos établissements. C’est ainsi que nous avons été amenés à accueillir des jeunes autistes, handicapés mentaux ou souffrant de graves troubles du comportement et de la personnalité. » Lors de l’admission d’un jeune, l’une des structures est désignée « fil rouge » et devient son référent. Qu’il soit logé à un domicile parental, en appartement, à l’hôtel ou en foyer, c’est cette structure qui en aura la responsabilité financière et qui établira, en concertation avec l’ASE, les grandes orientations de son projet. Ainsi, Mattieu a beau habiter dans un appartement et n’être accompagné que par des éducateurs du GAEJ 93, c’est le SAUO Les Gavroches qui paie son loyer, s’occupe de son linge, etc. Et Mattieu s’y rend de temps en temps pour partager repas et activités avec d’autres jeunes.
Le GAEJ 93 dispose de locaux pour le directeur et son assistante, mais les éducateurs passent l’essentiel de leur temps sur les lieux de vie des jeunes. « Mon travail est de créer une équipe avec des gens qui ne se voient quasiment jamais », schématise Nouréddine Miloudi, qui organise deux réunions par mois afin de fédérer les 14 éducateurs dont les profils sortent, eux aussi, de l’ordinaire. « Ils ont tous des parcours assez atypiques, reconnaît le directeur. La plupart ont vécu dans les quartiers les moins favorisés de Seine-Saint-Denis. Ils sont peu impressionnables. » Beaucoup d’entre eux sont des éducateurs sportifs, car « ils ont une palette de supports qui interpelle et intéresse beaucoup les gosses, et peuvent, en cas de besoin, faire de la contention éducative ». En effet, selon les responsables du groupement, les jeunes éducateurs spécialisés sont mal armés pour faire face à de telles situations. « La formation d’éducateur spécialisé déforme : on en fait des ingénieurs, et non plus des gens de terrain », regrette Florence Mazerat, elle-même éducatrice de formation. « On se demande si la formation est adaptée à l’accompagnement des jeunes en général. Elle prépare plus les éducateurs à être de futurs cadres », abonde Bernard Moulin. Afin de prendre en considération les risques encourus et la mobilité nécessaire, le conseil général accorde une prime de 60 points au personnel éducatif du GAEJ 93. Mais Florence Mazerat avertit : « Nous ne voulons pas quelqu’un qui vient pour l’argent mais quelqu’un qui y croit, qui pense qu’il a une mission à mener. Il faut une adhésion à ce projet très particulier. » Lors des entretiens d’embauche, Nouréddine Miloudi met ainsi les postulants face à des situations délicates, parfois inspirées de faits réels. « Je leur dis qu’ils seront confrontés à des situations extrêmes. Sur dix entretiens, quatre personnes ne vont pas au bout », lâche-t-il.
Mouline Bougader, l’un des membres de l’équipe, a été médiateur social dans les quartiers durant cinq ans, puis a travaillé en tant qu’intérimaire dans des foyers pour personnes handicapées. Il a rejoint le dispositif en août 2012. « C’est un public dont j’avais l’habitude, même si ce sont des jeunes plus en difficulté que ce que j’avais pu voir avant. Mais c’est le genre de problématique qui me plaît », assure-t-il. Ce moniteur de free-fight (2) s’occupe depuis un an du tout jeune Stanley, 7 ans, placé depuis ses 3 ans et demi après avoir mis le feu au domicile familial. « Quand je suis arrivé, j’ai trouvé un enfant complètement livré à lui-même, il faisait ce qu’il voulait, les adultes avaient peur de lui, se souvient-il. J’ai été très ferme avec lui, je ne lui ai laissé aucun espace. Il avait besoin d’autorité, je pense que ça l’a rassuré. » Mouline l’initie à la boxe pour lui apprendre à se canaliser, profite de la moindre occasion pour l’aider à rattraper un peu son retard scolaire, lui apprend à vivre en collectivité. « Avant, il était incapable de rester avec d’autres enfants sans les taper, maintenant il joue avec eux. Il sait qu’en les frappant, il n’aura plus de copains, et un enfant de 7 ans a besoin d’être avec les autres », rappelle Mouline Bougader. Lorsqu’il a été pris en charge par le GAEJ 93, Stanley prenait chaque jour trois médicaments. Il n’en a plus qu’un aujourd’hui. L’évolution de son comportement lui a permis de retourner à l’école, tous les matins en compagnie de Mouline comme auxiliaire de vie scolaire (AVS), puis l’après-midi en classe-relais. Lorsqu’il était en famille d’accueil, Stanley n’était accompagné que par son éducateur, mais l’enfant a, une nouvelle fois, mis le feu au domicile. Il vit désormais à l’hôtel, des intérimaires complétant les 35 heures de présence de Mouline Bougader. « Je coordonne la situation, et je leur dis tout de suite que celui qui est là seulement pour faire ses heures, ce n’est pas la peine qu’il reste. Un ou deux n’ont pas tenu. » L’éducateur préférerait ne travailler qu’avec des employés du groupement, comme c’est le cas pour Mattieu. « Quand il y a des intérimaires, ce n’est pas la même dynamique, confirme Sadio Sissoko, qui accompagne justement Mattieu. L’intérimaire ne sait pas s’il sera là demain, donc il s’investit à 30 %. Or le jeune a besoin d’un investissement à 100 %. Pour que ce soit efficace, il faut qu’il n’y ait que du GAEJ : on se comprend, on se connaît, on a la même façon de travailler et la même formation tous les mois. »
Si les grandes lignes du projet sont tracées par l’ASE et la structure référente, chaque salarié du groupement monte son projet de A à Z et tisse les partenariats qu’il souhaite. Ainsi, Sadio Sissoko a décroché un stage pour Mattieu auprès d’un ancien éducateur de sa connaissance devenu restaurateur. Une fois par semaine, l’adolescent se rend dans son restaurant et s’affaire en cuisine. « Je m’en sers pour le valoriser. Quand on demande à un client s’il a aimé et que celui-ci répond oui, il voit qu’il a réussi, il se dit qu’il est capable », apprécie Sadio. Le fait d’être quatre éducateurs du GAEJ auprès de Mattieu leur permet de mettre en place un suivi cohérent et personnalisé. Lors des passages de relais, chacun d’eux prend une vingtaine de minutes pour débriefer avec le suivant à propos des activités réalisées, des aspects travaillés, et pour lui permettre d’harmoniser son accompagnement.
Reste que face à ces jeunes particulièrement difficiles, l’équipe s’est cassé les dents plus d’une fois : la première année, la moitié de l’effectif a été renouvelée. « Ce sont les plus forts qui restent, souligne Mouline Bougader. Quand le jeune part en crise, on ne peut pas passer le relais, on est seul. C’est un travail compliqué, mais je n’aime pas rester assis sur une chaise. » L’an passé, il a accompagné un jeune en séjour loin de sa cité. Ce dernier l’a blessé avec une lame de rasoir. Nouréddine Miloudi lui a ordonné de rentrer à Paris immédiatement. « J’ai refusé. Je me suis fait recoudre et je suis resté sur place. Il est où le sens de mon travail, sinon ? J’ai fait comprendre au jeune que je partirai le jour où je voudrais partir », balaie Mouline. Un positionnement payant : « Il a eu beaucoup de regrets de m’avoir blessé. Il me demandait : “Tu vas pas partir ? Tu m’aimes plus?” Le reste du séjour s’est très bien passé. » Lors de sa première rencontre avec cet adolescent, Mouline s’était fait accueillir par un « dégage, fils de pute ». Mais pas de quoi le désarçonner : « Si on prend tout à cœur, on n’est pas fait pour ce travail. Dans l’éducatif, il faut savoir jouer la comédie, mettre un uniforme. Ils ne nous insultent pas nous, ils insultent l’éducateur. » Les membres de l’équipe reconnaissent cependant eux-mêmes que cette relation quasi exclusive entre l’éducateur et le jeune peut parfois aboutir à une trop grande proximité. Certains professionnels en viennent ainsi à refuser de prendre des congés et ont du mal à accepter que le jeune ait un espace à lui… Il est d’ailleurs arrivé que Nouréddine Miloudi demande à un éducateur de prendre de la distance par rapport à un jeune. Le directeur est disponible en permanence pour soutenir ces éducateurs qui travaillent en solo. Et si nécessaire, ceux-ci peuvent aussi faire appel à leur équipe « fil rouge ». En outre, des réunions de supervision ont lieu régulièrement et une formatrice revient avec l’équipe sur les questions épineuses.
En moyenne, les jeunes restent suivis un an par le GAEJ 93. « Je ne dis pas que nous gagnons à tous les coups, mais nous avons des évolutions. Le but de départ était de leur faire réintégrer des structures classiques, mais nous n’y sommes jamais arrivés parce qu’ils ne supportent pas la collectivité. Malgré tout, ils ont évolué individuellement, nous avons diminué le nombre d’éducateurs auprès d’eux », récapitule Bernard Moulin.
Au-delà de ce travail de terrain, les structures partenaires apprécient aussi le travail collectif développé autour du dispositif. « Il y a la mise à disposition d’éducateurs, mais aussi une instance centralisée, avec pédopsychiatre, MDPH, PJJ [protection judiciaire de la jeunesse], ASE… Ça a vraiment obligé les gens à travailler ensemble, ça a permis de faire de gros progrès. Avant, on envoyait tous ces gamins en psychiatrie, et la psychiatrie disait que cela relevait de l’éducatif. Maintenant, on a compris qu’on devait travailler tous ensemble », avance le directeur général des Gavroches. Un travail en réseau que Françoise Simon, directrice de l’enfance et de la famille au conseil général, souhaite renforcer. « Nous sommes en train de retravailler le protocole visant à garantir l’accompagnement et la coordination autour d’un enfant », précise-t-elle. Autre évolution en cours : la création de micro-appartements destinés à accueillir deux ou trois jeunes, avant un éventuel retour en accueil collectif. Reste que l’environnement des jeunes étant souvent la cause principale de leurs problèmes, un suivi soutenu et cohérent de leurs proches permettrait sans doute un changement plus en profondeur. Mais le GAEJ ne peut pas tout gérer.
(1) GAEJ 93 : 101-103, rue Charles-Gide – 93700 Drancy – Tél. 01 48 40 16 54 –
(2) Le free-fight est une forme de combat empruntant à différentes techniques pugilistiques. Cette discipline n’est pas reconnue en France.