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« La vulnérabilité comporte une dimension d’imprévisibilité et de réversibilité »

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Le concept de vulnérabilité est dans l’air du temps, en particulier dans les champs sanitaire et social. Mais que recouvre cette notion qui tend parfois à remplacer celle d’exclusion ? Les explications du sociologue Bertrand Ravon, qui a copiloté une recherche et un ouvrage sur ce sujet, associant des historiens et des sociologues.
Comment définir la vulnérabilité ?

Elle constitue un analyseur des problèmes sociaux contemporains, une sorte de concept valise qui permet de mieux définir d’autres notions comme la pauvreté, l’exclusion ou encore la précarité… En résumé, la vulnérabilité n’est pas un état intermédiaire entre l’intégration et l’exclusion. C’est une notion dialectique qui permet de penser à la fois la potentialité de la personne en situation de vulnérabilité et la surexposition au risque engendrée par cette même situation. On peut en outre souligner que la vulnérabilité n’a pas réellement d’antonyme, contrairement à la pauvreté ou à la précarité. Bien sûr, la notion d’« invulnérabilité » existe mais, sociologiquement, il est impossible de décrire des situations d’invulnérabilité. Pour le dire autrement, nous ne sommes jamais invulnérables. Nous nous situons tous quelque part, de la naissance à la mort, sur une échelle de la vulnérabilité. Ce qui fait que nous avons toujours besoin d’aide au cours de notre vie. Il faut toutefois faire attention à un usage universalisant du concept. On risque en effet d’oublier que les situations de vulnérabilité sont inégalement distribuées sur le plan social.

Vous développez dans cet ouvrage une approche historique et sociologique. Pour quelle raison ?

Axelle Brodiez-Dolino et Isabelle von Bueltzingsloewen, historiennes au laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes, nous ont sollicités, Benoît Eyraud, Christian Laval et moi-même, afin de répondre à un appel d’offres de l’Agence nationale de la recherche sur la question des vulnérabilités sanitaires et sociales. Elles connaissaient nos travaux sur les transformations de l’intervention sociale et nous étions déjà très sensibilisés à une approche historique des phénomènes sociaux, notamment sous l’influence des travaux de Robert Castel. Il était donc intéressant de conjuguer nos approches. Cette alliance a permis d’aborder la notion de « vulnérabilité » dans toutes ses dimensions : sur le plan synchronique, comme un phénomène où interviennent de multiples facteurs, et dans une dimension diachronique, où elle apparaît comme un parcours et non comme un état.

Comment expliquez-vous le succès de cette notion ?

C’est sans doute dû, en partie, à une crainte assez généralisée de déclassement social. Il faut toutefois relativiser la tendance à universaliser cette catégorie. Il y a une certaine forme de cynisme à comparer la situation des classes moyennes et celle des travailleurs pauvres. Tout n’est pas égal. Une seconde explication vient de ce que cette catégorie articule le plan large des inégalités sociales avec celui plus personnel de sa propre existence. On ne le répétera jamais assez : la vulnérabilité ne renvoie pas à des états déficitaires mais à une expérience de l’instabilité où s’enchevêtrent sans arrêt les questions sociales et existentielles. Il n’y a donc pas de vulnérabilité en soi. C’est une expérience de l’instabilité, de l’incertitude, pas une propriété intrinsèque à l’individu. Ce n’est pas non plus la propriété d’une population. Il faut ainsi éviter de faire un usage catégoriel de la vulnérabilité pour évoquer, par exemple, les mineurs isolés, les personnes âgées dépendantes ou encore les familles monoparentales.

Comment s’articule la vulnérabilité avec des concepts comme l’exclusion ou la précarité ?

L’exclusion et la précarité sont des processus plutôt irréversibles articulant toute une série de difficultés sur les plans du logement, du travail, de la famille… Cela laisse entendre qu’il existe un partage entre les « in » et les « out » et qu’un processus d’exclusion va forcément vers une sortie du monde social. Pourtant, toutes les personnes dites exclues continuent à être dans le monde social. La vulnérabilité signifie au contraire une potentialité à être blessé, mais la blessure n’est pas forcément déjà là. Elle comporte une dimension d’imprévisibilité et de réversibilité. Il faut en outre distinguer la vulnérabilité de la fragilité, aujourd’hui très présente dans le secteur sanitaire mais qui désigne davantage une propriété intrinsèque d’un groupe d’individus qu’une dynamique.

Quels liens avec le « care » et l’« empowerment » ?

La vulnérabilité est un analyseur de l’individualisation des problèmes sociaux et de la question sociale. Cette catégorie est ainsi contemporaine d’une forme de responsabilisation des individus dans le domaine de la solidarité. Toute aide suppose aujourd’hui que la personne soit pour une part responsable de ce qui lui arrive et soit donc associée à sa propre prise en charge. D’où le lien très fort de la vulnérabilité avec l’empowerment et les politiques dites d’activation. Le care et l’empowerment constituent de ce point de vue les deux faces de la même médaille. La personne vulnérable est caractérisée à la fois par le besoin d’être protégée – ce qui renvoie à la notion de care – et le besoin d’être activée dans ses capacités – on trouve ici la notion d’empowerment ou, pour le dire autrement, la restauration de la capacité d’agir.

Vous dites que les vulnérabilités se trouvent à la croisée du sanitaire et du social…

On entend souvent dire que la blessure sociale prête le flanc à la blessure sanitaire. C’est le paradigme des personnes sans abri, surexposées aux risques sanitaires du fait de leurs problèmes sociaux et de leur précarité économique. Mais, là encore, il ne faut pas essentialiser. Dans cet ouvrage, nous renversons la question en observant de quelle façon les prises en charge des personnes vulnérables articulent les dimensions sanitaires et sociales. La montée en puissance de cette catégorie est contemporaine de l’extension des dispositifs interinstitutionnels, interprofessionnels et interdisciplinaires entre psychiatrie, santé mentale, travail social, gériatrie… C’est une notion opératoire pour l’ensemble des professionnels du social et de la santé, notamment aux âges de la vie où l’exposition à la vulnérabilité est la plus importante : la petite enfance, l’adolescence et le grand âge.

En quoi cela modifie-t-il la façon d’accompagner les populations en difficulté ?

Le changement est énorme, et il a encore de la peine à être perçu par les professionnels. Les travailleurs sociaux sont appelés à devenir en quelque sorte des diplomates bourrés d’humilité, ne décidant jamais rien a priori… Leur compétence consiste au contraire à construire les problèmes avec les personnes en situation de vulnérabilité. C’est un travail avec autrui et non sur autrui. Le travailleur social doit s’arracher à sa position d’expertise pour définir et concevoir l’action en situation. Cela représente un grand chamboulement. Après, tout dépend de l’importance des blessures ou des difficultés des personnes. Dans certaines situations, il va être possible de construire un projet éducatif, de travail, de logement, d’insertion… Dans d’autres cas, le travailleur social mettra plutôt en œuvre une démarche de maintien, de contenance, afin d’éviter que la situation n’empire. Enfin, parfois, l’accompagnement sera purement palliatif. J’ajouterai que la vulnérabilité, en tant que catégorie transversale, permet souvent de construire l’identité de la personne que l’on essaie d’aider, à partir d’un récit. Dans les réunions internes institutionnelles, c’est ce récit clinique qui permet à tout le monde d’avoir des clés de compréhension communes. Les institutions sanitaires et sociales se reconfigurent ainsi autour de la figure souveraine de la personne vulnérable.

Travailler avec une personne vulnérable nécessite-t-il de reconnaître sa propre vulnérabilité ?

Je dirais qu’il faut accepter l’incertitude. J’ai participé récemment à une journée d’étude dans un service alternatif en milieu ouvert pour adolescents. Les éducateurs et psychologues y utilisent la notion de « position basse ». C’est-à-dire que lorsqu’ils mènent des entretiens auprès des personnes, à leur domicile, ils partent du principe qu’ils ne savent rien et que le savoir sera construit avec les personnes elles-mêmes. Cela suppose un certain lâcher-prise. Les grands professionnels sont ceux qui sont capables de déprofessionnaliser leurs relations aux personnes vulnérables. Il faut se détacher de la position d’expert non pas pour se mettre à la hauteur des personnes ni pour être dans la compassion. Les travailleurs sociaux restent du côté du mandat public. Mais il s’agit de construire une connaissance partagée.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Bertrand Ravon est sociologue au centre Max-Weber et responsable du master Analyse et conception de l’intervention sociale (ANACIS) à l’université Lyon 2. Il a codirigé Vulnérabilités sanitaires et sociales. De l’histoire à la sociologie (Ed. PUR, 2014). Avec Jacques Ion, il a publié également Les travailleurs sociaux (Ed. La Découverte, 2012).

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