Recevoir la newsletter

« Les inégalités sont aujourd’hui à un tel niveau que plus personne ne peut les ignorer »

Article réservé aux abonnés

Alors qu’elles avaient diminué dans les années 1960 et 1970, les inégalités sont reparties à la hausse depuis une vingtaine d’années. Mais comment rendre compte de ce phénomène multidimensionnel ? Avec plus de 500 entrées, le « Dictionnaire des inégalités » conçu par les sociologues Alain Bihr et Roland Pfefferkorn balaie ce domaine malheureusement très actuel.
Les inégalités occupent aujourd’hui le devant de la scène politique et économique. Elles ont pourtant toujours existé…

C’est malheureusement vrai. Avec Roland Pfefferkorn, cela fait une vingtaine d’années que nous travaillons sur ce sujet. Au début des années 1990, nous avions été frappés par le fait que, déjà à l’époque, on pouvait diagnostiquer un processus d’aggravation des inégalités sociales, alors que cette thématique tendait à disparaître de l’agenda des recherches en sciences sociales. Nous avons alors entrepris une exploration de tout ce que l’appareil statistique français pouvait nous apprendre sur ce sujet et nous avons trouvé une foule de données alors encore assez méconnues. Ce travail a donné lieu à deux ouvrages parus respectivement en 1995 et en 1997 : Déchiffrer les inégalités et Hommes/femmes. L’introuvable égalité. Nous y confirmions l’inversion à l’œuvre depuis le début des années 1980 de la tendance qui était auparavant à la réduction des inégalités. Nous avions ensuite le projet d’aborder toutes les facettes de cette question (inégalités entre générations, entre Français et étrangers, entre territoires, etc.). Mais faute des compétences et des moyens nécessaires, nous avons abandonné ce projet encyclopédique pour nous concentrer sur ce Dictionnaire des inégalités.

Qu’est-ce qui justifie la publication d’un tel ouvrage ?

Les inégalités sont aujourd’hui à un tel niveau que plus personne ne peut les ignorer. Les chercheurs, les journalistes, les responsables politiques et, plus globalement, l’opinion publique doivent se saisir du problème. On a l’impression que les gens le découvrent, notamment depuis la parution de l’ouvrage Le capital au XXIe siècle, de Thomas Piketty. Cela nous fait sourire car on enfonce un peu des portes ouvertes. Lorsque nous avons commencé à travailler sur cette thématique, on nous riait au nez en laissant entendre qu’il n’y avait que des gauchistes attardés pour s’intéresser à cette vieille lune des inégalités.

Avec ce dictionnaire, vous avez voulu montrer que les inégalités ont un caractère multidimensionnel. C’est-à-dire ?

Dans les années 1970, les inégalités renvoyaient surtout aux écarts entre classes sociales, dans une perspective de lutte des classes. Depuis, des luttes sociales se sont développées sur d’autres terrains, mettant au jour l’existence de différents rapports sociaux structurant la réalité sociale. Je pense aux rapports sociaux de sexe, d’âge et de génération, interethniques ou entre groupes interracialisés… Les luttes féministes, celles des jeunes issus de l’immigration ou encore celles des retraités ont mis en évidence toutes ces dimensions des inégalités dont il faut bien tenir compte. La recherche académique a d’ailleurs largement progressé et n’est plus cantonnée à une vision du champ social qui serait exclusivement structuré par les rapports sociaux de classe. Nous avons tenté dans ce dictionnaire de rendre compte de ces multiples dimensions autour desquelles s’organisent l’observation et l’analyse des inégalités.

Quels sont les principaux champs couverts ?

L’ordre alphabétique gomme évidemment notre structure de travail, qui est divisée en huit grands champs : les inégalités entre catégories sociales, entre hommes et femmes, entre âges et générations, entre groupes ethniques, entre territoires et au plan international. Une septième section est consacrée aux débats philosophiques et idéologiques relevant des inégalités sociales, avec une large place laissée aux auteurs qui s’y sont intéressés. Quant à la huitième section, elle est consacrée aux problèmes de méthode dans l’enquête et à la mesure des inégalités – par exemple, la définition d’un concept comme le seuil de pauvreté… En outre, nous avons voulu croiser les disciplines, en faisant appel à des économistes, à des sociologues et, dans une certaine mesure, à des historiens, mais aussi à des géographes, des statisticiens, des philosophes ou encore des médecins. Une grosse partie du travail a d’ailleurs consisté à trouver les auteurs les plus compétents possible pour chaque domaine.

Vous vouliez également mettre en avant le « caractère systémique » des inégalités…

Le principal défaut de la plupart des travaux académiques sur cette question tient précisément au fait qu’ils sont l’œuvre de spécialistes enfermés dans leur discipline et qui se focalisent sur un seul aspect du problème. Dans nos précédents ouvrages, nous étions attachés à montrer que, en réalité, les différentes formes d’inégalités interagissent entre elles et se déterminent réciproquement, souvent dans le sens d’un renforcement. Par exemple, quelqu’un qui n’a pas de logement a aussi beaucoup plus de mal à accéder à un emploi et à la santé, et réciproquement. Cela engendre des phénomènes de polarité qui font que ce sont toujours les mêmes populations qui se trouvent en haut ou en bas de l’échelle sociale. La mise en lumière de ce caractère systémique des inégalités sociales permet de ne pas demeurer à la surface de la réalité sociale et de percevoir la structure générale plus profonde qui les sous-tend.

L’ouvrage propose aussi une perspective internationale. Les inégalités sont-elles perçues très différemment selon les pays ?

Incontestablement. La sensibilité d’une opinion publique, des acteurs politiques et des chercheurs est très variable selon l’histoire sociale et politique et, surtout, en fonction des luttes sociales qui se sont déroulées dans le pays concerné. Plus le niveau des luttes sociales a été important historiquement et plus la thématique des inégalités apparaît sensible dans la population et dans les discours politiques et scientifiques. La France, de ce point de vue, apparaît plus sensible que d’autres pays à cette question. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si notre devise nationale comprend le terme « égalité ».

Avec plus de 500 entrées et des dizaines d’auteurs, ne courriez-vous pas le risque d’un manque de perspectives ?

En effet, et cela a été un véritable souci. Bien sûr, un dictionnaire aligne nécessairement des notions les unes derrière les autres selon leur ordre alphabétique. Ce qui produit un phénomène de nivellement entre les différents sujets abordés. Nous avons tenté d’y remédier, en premier lieu par des longueurs de textes inégales. Certaines notices sont très courtes, d’autres sont un peu plus, voire beaucoup plus longues. Nous avons aussi inséré ce que nous appelons des mini-essais, en général consacrés à des pays. Une autre façon de hiérarchiser le dictionnaire a été le système des corrélats, c’est-à-dire du renvoi d’une entrée vers une autre plus importante. Au fur et à mesure que nous avancions dans le projet, nous nous sommes cependant rendu compte que nous avions fait des impasses. Nous en avons déjà repéré un certain nombre que nous pourrons éventuellement corriger dans une seconde édition. Nous aurions pu ainsi proposer une entrée « Handicap », qui n’existe pas dans cette première édition. Mais, bien sûr, il était impossible de baliser l’ensemble du champ.

Pour votre part, avez-vous appris des choses en réalisant ce dictionnaire ?

Roland Pfefferkorn et moi-même n’avons eu chacun qu’une vision partielle de l’ouvrage, dans la mesure où nous nous sommes répartis les grandes sections du dictionnaire. Mais ce qui m’a le plus surpris est l’ampleur des études existantes sur les inégalités entre groupes ethnoracialisés en France, réalisées sous l’influence de travaux nord-américains. Cette dimension de l’état de la recherche sur les inégalités est relativement nouvelle pour moi. J’espère que ce dictionnaire produira le même effet sur les lecteurs, en leur faisant découvrir de nouvelles facettes de cette question multiforme. Nous souhaitons qu’il serve d’ouvrage de référence pour les milieux académiques, mais qu’il soit aussi consulté par les étudiants et le grand public. Pour cette raison, nous avons veillé, autant que possible, à ce que les différentes notices soient les plus compréhensibles possible. Je pense à l’article sur les inégalités de patrimoine, dans lequel les auteurs sont parvenus à synthétiser de façon extrêmement claire cette question complexe. Mais c’est maintenant aux lecteurs d’en juger. Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue Alain Bihr est professeur émérite et membre du laboratoire C3S (culture, sport, santé, société) à l’université de Franche-Comté. Avec le sociologue Roland Pfefferkorn, il a codirigé le Dictionnaire des inégalités (Ed. Armand Colin, 2014). Il est également l’auteur des Rapports sociaux de classes (Ed. Page deux, 2012).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur