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Sortir de la rue à petits pas

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Depuis 2008, l’équipe de la Maraude Paris-Nord va au-devant des personnes vivant dans la rue pour essayer de les accompagner dans une dynamique d’insertion. Une mission éducative et sociale qui demande du temps et nécessite un important travail avec les partenaires.

« Je signe le contrat cet après-midi, explique Ewa. Je leur ai dit que je ne pouvais pas faire tout de suite un plein temps. Je ne peux pas aller jusqu’aux bains-douches pour faire ma toilette, me maquiller et être prête à démarrer à 8 heures. » Au milieu des tentes dressées sous le métro aérien, et malgré le vacarme qui règne dans ce quartier animé et populaire du nord-est de la capitale, cette quadragénaire à l’allure soignée discute avec une des deux éducatrices spécialisées venues à la rencontre du petit groupe de Polonais qui a installé un camp de fortune à deux pas de la place Stalingrad. Deux tentes, des sacs remplis d’affaires, une valise, un paquet de tabac à rouler posé sur le sol, une bouteille de vin entamée, une coupe en plastique pour les croquettes du chien adopté par le groupe…

UNE ACTION QUI NE S’INSCRIT PAS DANS L’URGENCE

Arrivée de Pologne voici vingt-quatre ans, Ewa a atterri sur ce bout de trottoir parisien en début d’année après s’être cassé le bras et avoir perdu le petit boulot qu’elle exerçait. Ce matin, elle a retrouvé le sourire. Elle vient de décrocher un travail à mi-temps dans la blanchisserie d’une entreprise sociale et solidaire. D’autant qu’une place en hébergement doit également se libérer dans une quinzaine de jours, souffle Charlotte Pocceschi, éducatrice spécialisée au sein de la Maraude Paris-Nord (1) et référente d’Ewa.

Cofinancée par la Ville de Paris (2) via la direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (DASES) et par la direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement (DRIHL), cette maraude d’intervention sociale gérée par Emmaüs Solidarité a été créée en 2008 afin de proposer un suivi social aux personnes vivant dans la rue. Sous l’égide d’une chef de service, quatre éducateurs spécialisés, deux moniteurs-éducateurs et deux animateurs socio-éducatifs se relaient pour sillonner chaque jour, en binôme, les arrondissements du nord de la capitale (IXe, Xe, XVIIIe et XIXe). Ils tentent de repérer des personnes sans abri ou sans domicile fixe et de mettre en place avec elles un projet d’insertion pour les sortir de la rue. Contrairement aux réponses d’urgence apportées par les maraudes qui assurent une veille sanitaire et sociale, la mission première de cette équipe mobile consiste à développer un accompagnement social individualisé, avec l’appui des structures sanitaires, d’insertion économique ou d’hébergement locales. Les actions qu’elle mène s’inscrivent ainsi dans une temporalité très différente de celle de l’urgence traditionnelle et nécessitent, la plupart du temps, un travail complexe d’orientation et de partenariat. « Nous dépendons du dispositif accueil-hébergement-insertion, et notre mission est d’“aller vers” les personnes qui sont dans la rue, mais en dépassant la simple aide ponctuelle et le distributif, détaille Hélène Leroy, chef de service de la Maraude Paris-Nord. Nous cherchons à les connaître et à susciter en elles le désir de quelque chose à travers le lien que nous créons. A partir de là, nous réfléchissons à l’accompagnement à mettre en place avec ces personnes en situation de très grande précarité et exclues des dispositifs d’insertion existants. »

Après avoir fait le point avec Margo – une autre jeune femme polonaise installée sous le métro aérien, qui attend elle aussi d’intégrer un centre d’hébergement –, les deux éducatrices spécialisées continuent leur périple plus au nord. Elles ont rendez-vous avec Sylvestre, un quinquagénaire polonais qu’elles suivent depuis des années. Rondouillard et la mine joviale, celui-ci les attend, un gros sac de supermarché et une béquille posés sur un banc. Ce même banc sur lequel il a passé plusieurs années avant d’accepter l’idée d’aller dans un centre d’hébergement. Dans un français approximatif, il raconte ses années de débrouille et les problèmes de santé qui se sont accumulés et l’ont décidé à diminuer fortement sa consommation d’alcool, après un séjour à l’hôpital. Les deux professionnelles jettent un coup d’œil sur une lettre de rappel pour une facture d’hôpital non réglée et conseillent à Sylvestre d’appeler l’assistante sociale de l’établissement. Durant plusieurs années, l’équipe l’a suivi sans pouvoir entreprendre quelque chose avec lui. Le déclic s’est produit au cours de l’hiver 2012, lorsque sa santé s’est dégradée au point qu’il ne pouvait plus bouger et qu’il a dû être hospitalisé. « Nous travaillons auprès d’un public qui a le plus souvent du mal à exprimer des désirs et qui se met beaucoup d’entraves, explique Louise Lespagnol, éducatrice spécialisée. L’idée, pour nous, c’est d’être un peu un fil conducteur pour les emmener progressivement vers du mieux-être, de laisser émerger une envie ou un ras-le-bol et d’être présents à ce moment-là pour tenter de les engager dans un projet en faisant attention à ne pas griller les étapes. Nous ne sommes pas forcément dans la logique qui veut que les personnes passent d’abord par le circuit de l’urgence pour accéder ensuite à l’insertion. »

DE FRÉQUENTES RECHUTES

L’équipe a profité de l’entrée de Sylvestre dans une structure d’hébergement pour lui proposer de démarrer une activité au sein d’Emmaüs Défi. Cette entreprise d’insertion partenaire permet aux personnes sans abri de se remettre tout doucement dans une dynamique de travail, avec l’appui des travailleurs sociaux de la Maraude Paris-Nord. Aujourd’hui, Charlotte Pocceschi est venue voir si Sylvestre serait prêt à augmenter sensiblement ses heures de travail, tout en se ménageant un peu de temps pour faire certaines démarches administratives devenues indispensables et rechercher éventuellement une formation ou un autre emploi ailleurs. « Avec elles, j’ai commencé quelque chose de sérieux en France. Nous sommes amis, elles m’ont sauvé la vie », s’exclame Sylvestre avant de dire au revoir aux deux jeunes femmes.

Un enthousiasme que les deux collègues accueillent avec prudence, compte tenu des parcours d’insertion en dents de scie de ces personnes souvent marquées par de longues années d’errance. Les brusques renoncements, les rechutes et les retours à la rue sont monnaie courante, et peuvent provoquer un certain découragement chez les professionnels. « Ici, on cherche un terme pour remplacer le mot “échec”. Une personne qui retourne dans la rue, ça fait partie du processus. On ne peut pas demander à quelqu’un qui a passé autant de temps dehors de tout changer en une semaine. C’est comme pour un fumeur qui essaie d’arrêter de fumer, plus on essaie, plus on “échoue” et plus on s’avance vers la réussite », développe Hélène Leroy. Les réunions d’équipe, l’analyse de pratiques et surtout les échanges informels quotidiens aident à lutter contre les risques d’épuisement provoqués par ces volte-face régulières. Par ailleurs, les travailleurs sociaux de la maraude effectuent toujours les tournées en binôme, de façon à croiser les regards sur les personnes rencontrées et à ne pas être bloqués quand une situation difficile se présente.

QUELQUES PLACES D’HÉBERGEMENT ADAPTÉES

L’accompagnement social de ces hommes et femmes en grande exclusion et difficiles à remettre en mouvement passe par la mise en place de partenariats. Ainsi, en matière d’hébergement, l’équipe s’efforce de trouver des structures proches de leurs lieux de vie habituels. En ce début d’après-midi, Stéphan Resseguier se prépare à partir en tournée avec Liliane Mikolajczak. Les deux éducateurs spécialisés ont rendez-vous du côté de la place de la République avec Slovek, un polonais de 48?ans qui a quitté son centre d’hébergement pour revenir dans la rue. « Beaucoup de personnes sans domicile fixe – comme ici, aux alentours de la place de la République – sont connues des riverains, qui leur apportent à manger, des vêtements, etc. Et pour certains d’entre eux, c’est vraiment perdre une identité sociale que d’être obligés de quitter le quartier où ils vivent », constate Liliane Mikolajczak.

La Maraude Paris-Nord travaille depuis plusieurs années avec quelques structures sur un mode d’hébergement souple et adapté aux difficultés de ce public. La gestion directe d’une petite quinzaine de places de proximité au sein de centres parisiens avec lesquels les professionnels ont tissé des liens privilégiés – comme le centre d’hébergement Les Ecluses, géré par Emmaüs, ou celui de la rue Mouzaia, géré par l’Armée du salut – est une véritable aubaine pour l’équipe. « L’hébergement des personnes que nous suivons demande beaucoup d’investissement de la part des structures. La personne ne va pas forcément être en mesure d’intégrer le lieu le jour où la place se libère parce qu’elle sera trop alcoolisée, aura eu un problème dans la rue au cours de la journée ou aura brusquement peur d’y aller. Avec notre public, on ne peut pas être dans un cadre de fonctionnement trop rigide, et les centres où nous gérons en direct ces places de proximité nous permettent de faire vraiment dans la dentelle », se félicite Hélène Leroy. Depuis la mise en place, en 2011, du service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) Urgence de Paris, l’équipe collabore également avec lui pour obtenir des places d’hébergement correspondant réellement aux besoins de ses publics. « L’intérêt du travail réalisé par la Maraude Paris-Nord, c’est d’aller vers des personnes très vulnérables qui ne vont pas vers des dispositifs comme le 115, qui sont loin des services sociaux et de l’hébergement, commente Perrine Jospin, responsable du SIAO Urgence de Paris. Et l’enjeu pour nous, en termes d’hébergement, c’est de leur fournir une réponse adaptée, de respecter leur rythme pour ne pas casser la dynamique dans laquelle elles se remettent et ne pas les mettre en échec. »

Parallèlement à la recherche de places d’hébergement, l’équipe consacre une grande partie de son temps à accompagner les personnes dans des démarches de soin. Beaucoup d’entre elles sont très abîmées par des années de vie dans la rue, de consommation d’alcool et de pathologies non soignées, et les professionnels de la maraude ont parfois du mal à les convaincre d’aller à l’hôpital. Problèmes administratifs, méfiances envers les services sociaux en général, ou tout simplement peur du diagnostic… Un grand nombre de personnes rencontrées rechignent à entreprendre des démarches de soin et finissent souvent par atterrir aux urgences, comme cet homme qui a refusé de faire soigner son pied infecté par une plaie et qui a dû subir une amputation.

Stéphan Resseguier et Liliane Mikolajczak doivent se rendre à l’hôpital Fernand-Widal pour rencontrer Ibrahima. Travaillant depuis plusieurs mois sur des chantiers au sein d’une entreprise sociale et solidaire, le jeune homme n’a pas pu diminuer sa consommation d’alcool. Il a dû entrer dans ce service de médecine addictologique pour y suivre une cure de sevrage. Après dix jours dans le service, Ibrahima montre des signes d’impatience. Il veut sortir et reprendre son travail au plus vite. Bien qu’il ne soit plus son référent depuis que le jeune homme travaille, l’éducateur spécialisé ne veut pas couper le lien trop brutalement. Il compte aussi profiter de la relation privilégiée qu’il a nouée avec Ibrahima au fil des multiples rencontres dans la rue pour évoquer avec lui l’éventualité d’une post-cure. « En général, il leur est plus facile d’avoir un lien avec nous qu’avec les travailleurs sociaux des structures. D’abord, parce que l’accompagnement est moins contraignant dans la rue que dans des établissements où il y a des règles quotidiennes à respecter, ensuite, parce que nous connaissons bien leur vie de sans-domicile fixe et les problèmes qu’ils ont rencontrés », souligne Stéphan Resseguier.

Plus généralement, les visites des professionnels de la maraude d’intervention sociale facilitent les liens avec les personnels soignants et administratifs des établissements hospitaliers et peuvent favoriser une meilleure prise en compte de ces patients parfois peu avenants et qui ne savent pas expliquer leurs problèmes ni exprimer clairement une demande. « L’hôpital est tellement débordé que ces personnes peuvent parfois rester à l’écart, poursuit l’éducateur. En venant leur rendre visite, on les rend du même coup moins anonymes, plus visibles. » Ces ruptures forcées avec l’univers de la rue sont également propices à l’élaboration de nouvelles perspectives, et les professionnels essaient d’être très présents lors de ces passages à l’hôpital. « Le fait de se rendre compte qu’ils peuvent vivre sans l’alcool, sans être obligés de penser en permanence à se procurer de l’argent pour acheter leur produit, c’est une avancée énorme, remarque Liliane Mikolajczak. C’est un peu comme si l’horizon se dégageait d’un seul coup. »

DES LIENS ACCRUS AVEC LE PERSONNEL HOSPITALIER

Une autre forme de parenthèse a été imaginée il y a un peu plus de deux ans par les membres de l’équipe pour permettre à ces hommes et ces femmes de se poser et de souffler. Il s’agit d’un petit bout de parc parisien de 350 m2, à deux pas de la gare de l’Est, prêté par la Mairie de Paris et transformé en jardin d’insertion. Les personnes sans domicile fixe ont tout réalisé ou presque, des plantations de fleurs au jardin potager, en passant par les petites constructions en bois et les jardins miniatures. Il y a aussi la cabane, où sont rangés les outils et derrière laquelle une petite terrasse de fortune a été aménagée pour que chacun puisse se reposer et discuter autour d’un café. En bleu de travail, tee-shirt et casquette, Johan Legrand-Murat, l’animateur socioculturel en charge de ce jardin porté conjointement par les équipes de la Maraude Paris-Nord et de l’Espace solidarité insertion Bichat, aide Zafar, un homme d’origine afghane, à retirer des planches d’une palette en bois. Ici, les objectifs en termes d’insertion sociale sont un peu laissés de côté. Il est davantage question de bien-être, de convivialité, de plaisir… « Le jardin d’insertion est un peu une bulle d’air, un endroit privilégié où l’on peut parler philosophie, de la vie en général, dans une ambiance détendue. Le fait de prendre un outil, de mettre les mains dans la terre et de travailler avec d’autres leur fait du bien. Parfois des passants les félicitent pour ce qu’ils ont fait et ça leur redonne confiance en eux. J’ai vu des personnes qui avaient de gros problèmes de violence dans leur structure retrouver ici le sourire et nouer des relations de camaraderie avec d’autres usagers », raconte Johan Legrand-Murat.

En 2013, l’équipe a suivi régulièrement 129 personnes et a pu trouver un hébergement pour 45 d’entre elles. Néanmoins, malgré le travail réalisé depuis plus de six ans, l’action de la Maraude Paris-Nord souffre encore d’un manque de visibilité. Sa démarche est souvent confondue avec l’approche urgentiste ou distributive des autres maraudes et le long et patient travail de suivi de ce public particulièrement stigmatisé n’est pas toujours compris par certains partenaires ou professionnels du secteur social. Pour mieux faire connaître les problématiques du public qu’elle accompagne et la nature de son intervention, l’équipe a développé les rencontres formelles avec les partenaires et a récemment décidé de mener des actions d’information et de sensibilisation au sein des écoles de travail social. La mise en place d’une coordination des maraudes parisiennes en 2009 a également permis de rendre leur travail plus lisible. « La coordination essaie de traduire ce que nous faisons de manière à ce que ce soit intelligible pour les mairies d’arrondissement et que celles-ci puissent à leur tour échanger sur ce sujet avec les riverains qui peuvent avoir le sentiment que les choses n’avancent pas vite ou que le travail n’est pas fait », note Louise Lespagnol. En attendant que ces actions de communication portent leurs fruits, les équipes multiplient leurs circuits quotidiens pour créer et consolider ces liens qui permettront peut-être de sortir les personnes de la rue.

Notes

(1) Maraude Paris-Nord : 52, rue des Vinaigriers – 75010 Paris – Tél. 01 77 37 62 85 – maraude-parisnord@emmaus.asso.fr.

(2) En 2013, le budget s’élevait à 549 630 €.

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