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« Les séries sont le miroir de leur intimité tendu aux téléspectateurs »

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Les séries télévisées sont devenues un véritable phénomène culturel. Depuis une vingtaine d’années, elles ont pris d’assaut le petit écran. Une forme de sous-culture ? Pas du tout, rétorque le philosophe Tristan Garcia, qui codirige une collection d’ouvrages sur les séries. Pour lui, elles peuvent nous aider à mieux comprendre le monde où nous vivons.

Les séries font aujourd’hui l’objet de colloques et d’ouvrages savants… Cela vous étonne-t-il ?

Il existe depuis longtemps des travaux sur les séries dans les pays anglo-saxons mais, jusqu’au début des années 1990, la France est restée assez rétive à toute forme de réception et de réflexion sur ces objets culturels. Ils étaient diffusés principalement l’après-midi, donc vus par des gens qui ne travaillaient pas et étaient, d’une certaine façon, exclus du champ social. Les choses ont radicalement changé avec l’émergence de ce qu’on a appelé la « télévision de qualité », et la décision des producteurs américains de diffuser les séries le soir, en particulier à partir du feuilleton Urgences. Désormais, le public des séries est constitué de gens qui travaillent. Il a donc fallu leur proposer une image plus réelle du monde social. Ainsi, dans Urgences, pour la première fois à la télévision, les médecins parlaient comme de véritables médecins et des thématiques comme la maltraitance, les violences conjugales ou l’exclusion ont fait leur apparition. En outre, petit à petit, l’esthétique des séries s’est s’inspirée de celle du cinéma, avec des moyens importants mis en œuvre par les chaînes câblées américaines. Cette évolution a abouti aux grands succès qu’ont été, au tournant des années 2000, The Sopranos, The Wire ou encore Six Feet Under.

Vous faites le pari que les séries peuvent nous aider à mieux comprendre le monde. De quelle façon ?

Avec cette collection, nous souhaitions donner l’opportunité à un auteur – historien, psychanalyste, sociologue, linguiste… – de proposer un point de vue sur une série dans son champ de recherche. L’intérêt des séries est qu’elles disposent de beaucoup plus de temps que le roman ou le cinéma pour restituer la société dans sa complexité. Avec souvent plus de 14 heures de diffusion sur une saison, elles peuvent se permettre de développer un point de vue large et complexe. Cette restitution fine du fonctionnement social par les séries tient aussi au fait que la télévision a toujours été un art s’adressant aux foyers. La télévision n’est pas un spectacle public, elle pénètre dans l’intimité des gens. Les séries sont, en quelque sorte, le miroir de cette intimité tendu aux téléspectateurs. Elles montrent le quotidien plus que l’extraordinaire et l’épique. Les grands récits et les idéologies sont en crise, et la série me semble être une équation géniale pour revivifier les mythes tout en leur donnant un sens ordinaire. Les grands héros sont à nouveau présents mais ils mènent une vie normale, comme nous.

Vous êtes l’auteur de l’ouvrage consacré à Six Feet Under, qui raconte la vie d’une famille propriétaire d’une entreprise de pompes funèbres. Que nous apprend-elle ?

Dans Six Feet Under, chaque épisode commence rituellement par une mort. On suit le corps du défunt de sa préparation jusqu’aux funérailles, en observant comment ce trajet mortuaire influe sur la vie quotidienne de la famille gérant l’entreprise de pompes funèbres. Dans la première saison, ces morts sont assez éloignés de la famille. Et puis, petit à petit, il s’opère un glissement. Les morts se rapprochent du cercle familial. On voit mourir des gens connus. Le cercle se rétrécit encore et ce sont les personnages principaux qui disparaissent. La série prend fin avec la mort du personnage principal, extrêmement émouvante et pas du tout sensationnaliste. Cette série nous rappelle, je crois, que ce sont d’abord les autres qui meurent, puis nos proches et enfin nous-mêmes. Il s’agit d’une forme moderne de memento mori (en latin, « souviens-toi que tu vas mourir ! »). Elle prend tout son sens dans une société où la mort est devenue clinique et cachée. Dans Six Feet Under, elle est montrée de façon dédramatisée, ordinaire.

Un autre exemple est l’ouvrage du linguiste Jean-Claude Milner sur la série de films sur Harry Potter. Quels enseignements en tire-t-il ?

Jean-Claude Milner montre comment ces sept films, qui reprennent la forme traditionnelle du récit féérique victorien, s’assombrissent progressivement pour donner une leçon de vie sur l’amitié, la politique, l’amour, le bien et le mal… Les films sont organisés chacun autour d’une année dans la vie des personnages et les accompagnent dans leur apprentissage vers l’âge adulte. En ce sens, on peut parler d’un récit d’éducation. Il y a aussi une clé politique dans Harry Potter. La sorcellerie, qui est centrale dans la saga, peut être vue comme une forme de résistance à la société néolibérale. On a beaucoup dit que l’émergence de l’heroic fantasy, à la fin du XIXe siècle, était contemporaine de celle de la société industrielle. Au moment où se produisait une urbanisation massive et une industrialisation des biens de consommation, on ressortait les récits fabuleux et féeriques. La magie apparaît ainsi comme le contraire exact de la société industrielle. C’est la possibilité de réaliser des choses sans mettre en œuvre leurs conditions de production. Pour autant, Jean-Claude Milner montre que, même si la magie existait, il faudrait une politique pour l’encadrer. La lutte entre les groupes de sorciers au long des sept films l’illustre parfaitement. Même si tout était possible et si la mort pouvait être conjurée – ce que recherche le sorcier Voldemort –, nous aurions besoin d’une morale, d’une éthique et d’une politique. C’est ce que doit apprendre l’adolescent pour sortir du monde imaginaire de l’enfance et devenir adulte.

Peut-on utiliser les séries comme support pédagogique auprès des jeunes ?

C’est déjà le cas. Au début des années 2000, il était déjà clair que les séries étaient devenues une culture commune aux étudiants et à leurs enseignants. Nous regardions les mêmes séries, alors que nous ne lisions pas nécessairement les mêmes livres ou que nous n’allions pas voir les mêmes films. Il était très simple, pour un enseignant, de s’emparer d’un personnage ou d’un épisode pour bâtir une argumentation ou donner un exemple. Les choses ont toutefois un peu changé car l’éventail des séries est aujourd’hui beaucoup plus large, certaines étant assez difficiles d’accès et d’autres très grand public. L’autre intérêt pédagogique des séries modernes est qu’elles se sont déployées autour d’un grand nombre d’univers professionnels. Il y a eu des séries sur les médecins, les avocats, les enseignants, les politiciens, les mafiosi… Comme si tout le champ social pouvait être investi. Je pense notamment à la série The Wire qui, en cinq saisons centrées sur la ville de Baltimore, s’intéresse assez systématiquement aux zones les plus pauvres de cette ville. C’est sans doute une des plus belles œuvres sur la pauvreté radicale, pas seulement économique, mais aussi sur la privation d’éducation, d’opportunités sociales et de représentativité politique. Ces séries nous permettent de découvrir comment, d’un point de vue particulier sur la société, on rejoint des préoccupations finalement universelles. Il ne faut cependant pas abuser de ce caractère didactique car on risquerait alors de tuer à la fois l’art et la théorie, l’un se réduisant à illustrer l’autre, et vice versa.

Quelle série conseiller à des travailleurs sociaux ?

Je crois que pour des gens dont le métier est de prendre soin des autres et d’accompagner leurs difficultés, Six Feet Under est une série à voir absolument. Elle parle de l’importance de l’empathie tout en montrant ses limites. On voit des personnages qui se demandent s’ils ne sont pas égoïstes lorsqu’ils ne parviennent plus à donner aux autres. Mais ce n’est pas humain d’être en permanence tourné vers les autres. Cette question, centrale pour les professionnels du travail social, est très finement montrée. Sinon, pour une série plus divertissante pour l’été, je conseillerais vivement Flight of The Conchords, réalisée sur un petit groupe de musique néo-zélandais. C’est l’une des plus drôles que je connaisse. Enfin, parmi les plus récentes, on peut citer Real Humans, une série suédoise diffusée sur Arte, dans laquelle humains et robots – ou hubots – tentent de cohabiter. On peut évidemment y voir une allégorie du racisme et du sexisme et, plus globalement, des difficultés de cohabitation entre des groupes sociaux différents.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Tristan Garcia est écrivain et philosophe.

Il codirige aux PUF la collection « La série des séries », dont les différents ouvrages décryptent des questions de société à travers l’univers des séries télévisées. Il est en outre l’auteur de Six Feet Under. Nos vies sans destin (Ed. PUF, 2012).

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