En 1990, le département du Gard innove en expérimentant une prise en charge de l’enfant en danger autrement qu’en le plaçant : il crée l’ancêtre du placement éducatif à domicile (PEAD). A l’époque, on commence à parler sérieusement des compétences des familles, à constater que des enfants sont placés à cause de carences éducatives et à conclure qu’il est nécessaire, pour le bien-être des enfants, de sortir d’une intervention binaire entre placement et mesure administrative à domicile.
Dans ce sillage, en 2003, le Finistère met en place le PEAD dans le cadre de son schéma départemental des établissements et services pour enfants et adolescents(1). « Le placement ne correspond pas à tous les enfants, ni à tous les parents, constate Nadine Le Roy, responsable des actions menées pour les enfants confiés au conseil général du Finistère. Parfois, un fort sentiment de culpabilité chez les parents crée un désinvestissement ou un effondrement des enfants. Or l’idée est de maintenir le lien parents-enfant. » La loi de 2002-2 encourage la diversité des modes de prise en charge de l’enfance en danger. « On cherchait alors à sortir des murs de l’internat, ajoute Brigitte Mevel-Le Nair, directrice du pôle enfance-famille au conseil général. Que l’institution se déplace à domicile avec des moyens d’action renforcés. En revanche, on ne savait pas si les magistrats allaient admettre ce type de prise en charge, qui ne reposait sur rien de réglementaire. Cela a marché, ils y ont trouvé leur compte. » D’abord expérimental, avec 24 places, le dispositif compte aujourd’hui 118 places, qui seront portées à 138 en septembre prochain.
Le PEAD concerne des enfants âgés de 0 à 18 ans. Dans certains départements, le dispositif peut relever d’une mesure administrative, mais dans le Finistère il n’existe que dans le cadre judiciaire. « Pour que le placement soit ordonné par le magistrat, il faut qu’il y ait un danger, mais que celui-ci ne soit pas constant, précise Nadine Le Roy. Toute la difficulté est de le mesurer. » La majorité des PEAD sont des retours de placements d’enfants en famille d’accueil ou en collectivité. Il s’agit de vérifier si l’enfant peut réintégrer sa famille. Les PEAD peuvent aussi être mis en place afin de préparer ou de prévenir un placement, ou de constituer une alternative pour certains adolescents qui ont mis tous les types de placement en échec. Les problématiques des parents sont multifactorielles : carences affectives ou éducatives, précarité, isolement social, dépendances. « Cela ne peut pas concerner les cas de violences sexuelles, ceux où l’enfant doit être extrait pour être protégé ainsi que ceux où les parents souffrent de pathologies psychiatriques », modère néanmoins Brigitte Mevel-Le Nair.
Concrètement, les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE), de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou de la mesure judiciaire d’investigation éducative (MJIE) soumettent un dossier à une commission technique qui donne un avis sur la faisabilité de la mesure. La commission, constituée de cadres du conseil général responsables du suivi des mineurs confiés et de Nadine Le Roy, vérifie le danger et l’adaptation du cas au dispositif. « Les travailleurs sociaux évaluent si les parents peuvent répondre aux besoins primaires de leurs enfants, s’ils ont des compétences parentales mobilisées ou mobilisables et si leur adhésion n’est pas que de façade », détaille la responsable. La commission transmet alors son avis au magistrat, qui a le dernier mot. Celui-ci confie l’enfant à l’ASE, mais alloue à la famille des droits de visite hebdomadaires ou quotidiens.
Dans le Finistère, l’ASE délègue à trois associations (Ty Yann-Ildys, REPIS et Nadoz Vor) et à un service du conseil général le suivi des familles. Ces dernières sont accompagnées par 25 éducateurs spécialisés, à raison d’un travailleur social pour cinq ou six enfants, et par quelques psychologues. Pendant six mois, renouvelables une fois, les travailleurs sociaux de ces structures interviennent chez les familles deux ou trois fois par semaine, transposant à domicile, sur un mode intensif, les moyens éducatifs mobilisés traditionnellement en internat. Un dispositif de repli est également disponible : en cas de crise, des lits d’urgence sont réservés aux enfants.
Educatrice spécialisée à l’association REPIS, Anne-Marie Kérourédan sonne chez Sébastien S. (2) Une mesure de PEAD vient d’être ordonnée pour son fils de 4 ans, qui vivait jusque-là avec sa mère. Sébastien S. connaît bien le dispositif, activé pour ses deux aînés dont il a désormais la garde. L’éducatrice spécialisée relit l’ordonnance avec le père, qui évoque la nécessité de faire un bilan médical pour le petit : « Au début, j’étais braqué contre le service, je pensais qu’ils étaient là pour placer mes enfants. Je ne voulais pas qu’ils viennent chez moi et qu’ils se mêlent de ma vie de couple. Puis j’ai vu qu’ils nous aident sur les démarches administratives. Ça me rassure de savoir qu’ils sont là, je peux passer un coup de fil. » Anne-Marie Kérourédan est attentive à l’enfant, écoute le père, le questionne. « On a déjà beaucoup travaillé sur son rôle de père, la filiation, l’équilibre des enfants dans la fratrie, la place de sa nouvelle conjointe. » La travailleuse sociale va prendre contact avec son ex-femme, à qui il ne veut plus parler, pour organiser le droit de visite du petit à sa mère, décidé par le juge.
Après une phase d’adaptation, les travailleurs sociaux du PEAD intervenant dans les familles se positionnent plutôt comme des soutiens des compétences parentales. Leurs slogans : on ne change pas ce qui va bien. « A domicile, hors d’une institution, les parents se détendent plus vite car ils se sentent moins stigmatisés », observe Florence Phélippé, éducatrice spécialisée à l’association Nadoz Vor. Les éducateurs sont là pour des temps longs et des étapes concrètes du quotidien comme le bain, le repas, le coucher. Ils observent pour trouver des leviers d’action avec la famille. Il ne s’agit pas pour eux d’être dans la suppléance familiale. « L’intérêt de la présence du tiers au domicile, c’est qu’elle crée une relation en miroir, estime Yann Jannez, responsable de service PEAD à Nadoz Vor. Plutôt que dire : “Rien ne marche, on vous enlève votre enfant”, l’éducateur, en travaillant la norme mais sans normaliser, renvoie : « Voilà comment fonctionne votre famille, qu’en pensez-vous ? »
Le professionnel effectue un recueil des besoins auprès des enfants et des parents pour construire un projet personnalisé et travailler des axes concrets. Il cherche à revaloriser les parents, surtout ceux dont les enfants ont déjà été placés. « On dit qu’on ne détient pas la recette miracle : ce sont eux qui connaissent leurs enfants. Ils ont su s’occuper d’eux, mais ont oublié parce qu’ils ont vécu un moment difficile », rapporte Anne-Marie Kérourédan. L’intérêt de la formule, pour Bruno Baron, chef de service PEAD à Ty Yann-Ildys, est de passer du discours à la réalité, « d’une logique de protection à celle d’exploration, avec la famille, de ce qu’elle peut faire. La prise de risques est plus grande, mais quand on est attentif à anticiper les crises, on s’aperçoit que ça marche. » Les travailleurs sociaux intervenant dans les familles ont été formés à l’approche systémique. « Même si c’est l’enfant qui porte la mesure, on travaille sur la dynamique familiale, on s’appuie sur les ressources des personnes dans l’interaction et on sort de l’idée de l’enfant ou du parent-symptôme », précise Florence Phélippé. Dans le cadre d’un retour de placement d’un adolescent, il faut parfois travailler avec les parents « qui n’ont pas évolué alors que l’enfant a changé pendant son placement », expliquent les éducatrices. « Les équipes des structures collectives n’ont pas le temps de travailler avec les parents. » Appréhender la situation familiale dans sa globalité, éviter la rupture des liens et maintenir l’enfant dans son histoire aide à débloquer certains nœuds. « Parce qu’ils se sentent soutenus, les parents osent évoquer des choses avec l’enfant, par exemple leur propre passé de victimes de violences. Quelque chose se dégonfle. Car souvent les parents se jugeaient bons juste en ne reproduisant pas ce qu’ils avaient vécu », raconte Florence Phélippé.
Les éducateurs créent aussi pour les enfants des espaces de parole qui leur sont propres. Ainsi, régulièrement, Dominique Gautreau, éducateur spécialisé à Ty Yann-Ildys, emmenait à l’extérieur Ophélie, en PEAD chez son père. Pour discuter, pour récompenser son effort scolaire par une sortie au fast-food ou pour l’accompagner à réaliser des petits jobs rémunérés « afin de la responsabiliser et de valoriser un engagement positif ». Parallèlement, il travaillait l’accompagnement scolaire avec le père : « Le but du PEAD est aussi de réinscrire les familles, qui vivent une sorte d’isolement ou de méfiance vis-à-vis des institutions, dans un réseau familial élargi ou auprès des différents partenaires », insiste Ghislaine Debord, responsable du service PEAD au REPIS. Un travail qui s’effectue autant dans l’intimité que vers l’extérieur.
Le paradoxe du PEAD est qu’il recherche l’adhésion des parents, alors que le placement judiciaire les prive de leur fonction parentale. Mais c’est justement cette combinaison entre injonction judiciaire et intervention à domicile qui intéresse les services PEAD du département. Seuls 20 % des enfants confiés à l’ASE sont maltraités, alors que 80 % souffrent de carences éducatives ou affectives, rappellent les responsables. Selon eux, les parents coopèrent d’autant plus qu’ils ont le sentiment qu’on leur offre une possibilité, mais aussi qu’on leur demande de rendre des comptes. « La symbolique du placement est primordiale, remarque Yann Jannez. La plupart des parents comprennent l’enjeu. Mais là, on remet enfants et parents en responsabilité par rapport à l’institution. » Ils ne sont plus victimes d’une « machine infernale », mais acteurs de l’évolution de leur relation. « On n’est plus là pour transformer et réparer les familles malgré elles », ajoute Bruno Baron. Autre avantage : les fonctions sont bien repérées au sein d’une équipe pluridisciplinaire où chacun sait ce qu’il doit faire. « On se réfère toujours à la décision de justice, explique Florence Phélippé. Une forte méthodologie de projet balise notre intervention et sa temporalité. Et on ne travaille pas seuls. »
Quand il faut rappeler aux parents de manière plus formelle leurs engagements et les attendus de la justice, ceux-ci sont convoqués par les responsables PEAD dans les institutions.
Dans le département, le dispositif donne satisfaction. Sa capacité d’accueil s’apprête d’ailleurs à augmenter. « C’est l’évolution normale des politiques sociales que de développer des prises en charge alternatives, commente Nadine Le Roy. Tout ce qui nous permet des sorties de placement nous intéresse. » Ghislaine Debord, du REPIS, interroge : « Sans le PEAD, ne maintiendrait-on pas les enfants plus longtemps en placements extérieurs parce que leur retour serait compliqué ou risqué ? » L’an dernier, 63 % des enfants sont retournés chez eux à leur sortie du dispositif et 29 % ont été placés à l’extérieur. En ces temps de vaches maigres, l’intérêt est aussi économique. La mesure ne coûte en effet que 51 € par jour et par enfant, contre environ 150 € pour un placement en collectivité. « Le PEAD a aussi créé une concertation très constructive entre les associations et services intervenant côte à côte », ajoute Nadine Le Roy.
Pour le conseil général, le PEAD ne représente cependant qu’une modalité alternative dans un éventail d’outils : il ne concerne actuellement que 6 % des enfants placés dans le Finistère. Avec un point noir : le délai d’attente. Sachant que plus le département crée de places, plus les demandes augmentent. Le département voisin des Côtes-d’Armor a d’ailleurs abandonné ce dispositif, jugeant qu’il se faisait au détriment de l’AEMO, le lit de repli ne servant qu’à rassurer les professionnels et, parfois, les magistrats. « Ce qui est intéressant, c’est que le département conserve à la fois l’AEMO renforcée et le PEAD, note pour sa part Sophie Lesineau, juge pour enfants et vice-présidente du tribunal pour enfants de Brest. Cette coexistence m’oblige à réfléchir encore plus finement aux orientations. » Avec l’augmentation de la capacité de la mesure, de nouveaux professionnels interviendront auprès des enfants : assistants de services sociaux ou techniciens de l’intervention sociale et familiale, par exemple. « La multiplicité des réponses éducatives est une richesse, de même que celle des regards. A chaque situation, le référent est un binôme », poursuit la juge.
Reste que la place de la commission technique est actuellement questionnée. Le PEAD étant de plus en plus connu par les familles et les magistrats, il peut être demandé directement en audience. Les magistrats ne sont pas tenus d’attendre l’avis de la commission. Ce type de placement peut aussi être demandé en cas d’informations préoccupantes sur un enfant. « Le dispositif n’a pas vocation à intervenir en urgence », affirment pourtant les associations. Mais de plus en plus de situations échappent à l’examen de la commission technique. « Quand cette étape est court-circuitée, on se retrouve plus souvent avec des parents qui ne se mobilisent pas dans le temps », déplore Nadine Le Roy. « Venant d’un autre département, j’ai pu aussi constater que la légitimité de ce type de commission est toujours questionnée. Comment faire pour que tout le monde ait vraiment envie d’y recourir, afin que l’on recueille le plus d’informations possible ? », interroge Sophie Lesineau. Le conseil général a donc décidé de lancer une campagne de communication auprès des territoires d’action sociale et de modifier le système. « Au départ, les professionnels à l’origine de la demande faisaient un exposé oral devant la commission. Mais c’était mal vécu : ils avaient l’impression de passer devant un jury de concours ou de venir quémander une mesure, explique Nadine Le Roy. Maintenant, on n’examine plus qu’un dossier écrit, mais cela retire de l’intérêt à la chose. »
Une autre difficulté est que le PEAD n’est pas inscrit dans les textes, même si la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance est venue appuyer le maintien des enfants à domicile dans la sphère familiale. Pour autant, il peut potentiellement poser des problèmes juridiques. L’enfant est chez ses parents, mais le service à qui il a été confié est responsable de tout. Or les éducateurs ne sont pas là 24 heures sur 24. Il est impossible de garantir que l’enfant sera protégé à tout instant. Les éducateurs sur le terrain le ressentent fortement : « Notre quotidien est éprouvant car nous sommes constamment sur le terrain de la famille, détaille Anne-Marie Kérourédan. Et en même temps on doit être attentif à notre moindre sentiment de malaise pour ne pas risquer de partir en laissant l’enfant en danger. »
Dans certains départements, le PEAD peut aussi fonctionner en séquentiel. Les équipes finistériennes constatent d’ailleurs que la demande émerge, même si le budget d’un tel dispositif serait plus élevé. « C’est une idée intéressante, jugent les éducatrices spécialisées. Car dans certains cas, c’est un leurre de faire croire aux parents qu’ils peuvent l’être à plein temps. On le voit d’ailleurs dans les cas de retour temporaire en établissement, qui ne sont jamais vraiment mal vécus par ceux-ci. Ils le voient plutôt comme une occasion de souffler. »
(1) Le 2 décembre prochain, le conseil général du Finistère organise à Brest le forum « Le placement éducatif à domicile en Finistère : déjà 10 ans ! Aide ou contrainte ? Le PEAD en questions ». ITES : 170, rue Jules-Janssen – 29806 Brest –
(2) L’anonymat des usagers a été respecté.